L Homme sans visage
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L'Homme sans visage , livre ebook

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Description

Comment peut-on sourire sans lèvres ? Pourquoi un traumatisme condamne-t-il à la répétition ?Qu’est-ce que perdre la raison ?Comment en arrive-t-on à ne plus penser ce qu’on dit ni à dire ce qu’on pense ?Pourquoi peut-on se sentir poursuivi par des voix menaçantes ?Comment parvient-on à isoler le cerveau des émotions ?Pourquoi peut-on voir sans en être conscient ? Comment planifions-nous nos actions ?Et comment contrôlons-nous nos mouvements ?Dans ces neuf histoires, Marc Jeannerod porte un regard clinique sur des personnes rencontrées dans la vie de tous les jours. Il décrit leur apparence ou leur comportement étranges et explique les troubles ou les lésions neurologiques qui altèrent leur aspect physique, leurs capacités mentales, leur lien social. Une réflexion émouvante sur la fragilité humaine. Marc Jeannerod est professeur de physiologie à l’université Claude-Bernard-Lyon-I et directeur de l’Institut des sciences cognitives. Il est membre de l'Académie des sciences. Il a notamment publié Le Cerveau intime.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 05 avril 2007
Nombre de lectures 1
EAN13 9782738191816
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0900€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Marc Jeannerod
L'HOMME SANS VISAGE
et autres récits de neurologie quotidienne
 
© Odile Jacob, avril 2007 15, rue Soufflot, 75005 Paris
ISBN : 978-2-7381-9181-6
www.odilejacob.fr
Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle
Table

LA  MÉDECINE  PAR  LE  REGARD
L’HOMME  SANS  VISAGE
MONTE VERITA
ABSENCE  D’ESPACE
LA  COMTESSE  DE  NOAILLES
LE  DANSEUR  DE  HEATHROW
MARCEL,  ANTONIN  ET  LES  AUTRES
UNE  MÉMOIRE  VIDE
LA  POÉSIE  SANS  MOTS
VOL  AU-DESSUS  D’UN  NID  DE  COUCOU
NOTES
L’HOMME SANS VISAGE
MONTE VERITA
ABSENCE D’ESPACE
LA  COMTESSE  DE  NOAILLES
LE  DANSEUR  DE  HEATHROW
MARCEL,  ANTONIN  ET  LES  AUTRES
UNE  MÉMOIRE  VIDE
LA  POÉSIE  SANS  MOTS
VOL  AU-DESSUS  D’UN  NID  DE  COUCOU
REMERCIEMENTS
Au malade inconnu.
 
LA  MÉDECINE  PAR  LE  REGARD
 
L’apprentissage, puis la pratique de la médecine sont la source pour le médecin d’une connaissance, d’un regard unique sur les autres, dont il ne peut se défaire. La simple observation de l’habitus, de la posture, de l’expression, parfois même un détail saisi au cours d’une conversation, et la démarche diagnostique s’engage. Démarche intuitive, automatique, involontaire même, comparable en ce sens à la démarche commune qui aboutit, dès les premiers instants d’une rencontre, à se construire une image de l’autre et à se situer par rapport à elle ou à lui. Mais tandis que le regard normal sur l’autre procède d’une sorte de savoir naïf, partagé par tous, sur les gens, qui nous fait trouver quelqu’un sympathique ou non, le regard médical procède d’une expertise acquise : il est de même nature que celui de la relation normale, mais il ne le remplace pas. Il s’y surajoute et aboutit à des conclusions bien différentes. C’est, au sens strict, une déformation professionnelle. Mais ce qui caractérise cette déformation là par rapport à celle d’autres professions, c’est son degré de pénétration. Le regard médical est indiscret, impitoyable même, puisqu’il pénètre l’intimité des corps, scrute les organes, reconstitue l’histoire passée, évalue le pronostic. Comme une évidence qui s’impose, la maladie est reconnue, un peu à la manière d’un visage déjà rencontré. Comme le visage, on reconnaît la maladie à l’ensemble de ses traits, comme un tout, sans savoir par quel chemin s’est faite la reconnaissance.
Je n’ai jamais pu m’abstraire de ce regard sur les autres. Il m’accompagne à chaque instant, me surprend parfois par son acuité et sa capacité à détecter la maladie cachée. C’est à lui que je dois ces diagnostics furtifs, volés à l’intimité de malades croisés au hasard de voyages ou de rencontres. Ces sortes de cliniques sauvages ont été pour moi l’occasion d’esquisser des réflexions que j’ai tenté de faire partager au lecteur, réflexions sur la condition de malade plutôt que sur la maladie elle-même, sur le vécu de celui ou de celle qui est atteint avant sa naissance ou pendant le cours de sa vie d’une pathologie grave qui altère son aspect physique, ses capacités mentales, son lien social. C’est pourquoi le propos déborde inévitablement le cadre du cas clinique qui l’a provoqué. Il déborde en réalité, au-delà de la pure compassion, sur les réponses que nous apportons, en tant qu’individus ou en tant que groupe, à nos interrogations muettes sur la maladie des autres.
 
L’HOMME  SANS  VISAGE
 

I
C’était à Lisbonne, un soir de mai. Venu du bord du fleuve, j’avais traîné dans les rues basses à la recherche des cafés fréquentés par Fernando Pessoa. Puis, par l’ascenseur Santa Justa, une des curiosités de Lisbonne qui, d’après Pessoa, « suscite immanquablement l’admiration des touristes du monde entier 1  », j’étais monté sur les hauteurs qui dominent le port. Finalement, j’étais redescendu à pied et avais abouti sur le Bossio, la grande place du centre ville.
Le milieu du Bossio est occupé par une sorte de gare routière où arrivent et d’où partent sans cesse les bus qui desservent la ville. Son pourtour est garni de terrasses de café abritées sous de grands arbres. Je m’étais assis là, fatigué d’avoir marché et vaguement abasourdi par le tumulte de la ville. La table où je m’étais installé, la dernière de la terrasse, se trouvait à proximité d’un porche donnant sans doute sur la cour d’un des immeubles qui bordent la place. Assis comme je l’étais, je ne pouvais apercevoir que l’entrée du porche et le portail, dont un seul des battants était ouvert. Perdu dans ma rêverie, je n’avais eu l’attention attirée qu’après un long moment par le passage répété d’hommes qui pénétraient sous le porche. Ils semblaient se glisser derrière le portail à demi fermé, puis ressortaient plusieurs minutes plus tard. Chaque fois que l’un d’eux ressortait, un autre prenait sa place.
Avais-je entrevu au moment d’un de ces passages une vague agitation dans la pénombre du portail ? Avais-je entendu quelques paroles chuchotées ? Il me semblait de plus en plus évident que quelqu’un se tenait là, que les hommes qui se succédaient sous le porche venaient rencontrer. J’avais d’abord pensé à de banales visites à une prostituée, mais l’horaire ne convenait pas. Je soupçonnais plutôt quelque commerce plus ou moins régulier, un échange de la main à la main à l’abri des regards entre un vendeur et ses clients. La lenteur des déplacements, l’indolence apparente des passants, la chaleur un peu moite entretenaient cette illusion d’une affaire à demi clandestine.
Soudain, une silhouette apparut et jaillit de l’ombre à la poursuite d’un de ces clients qui s’éloignait vers le centre de la place. Surpris par cette irruption qui contrastait avec le calme de cette fin de journée, je mis quelques instants à réaliser le caractère irréel de la scène qui se déroulait sous mes yeux. Le personnage sorti de l’ombre était un être de taille moyenne, vêtu d’un complet gris, d’allure somme toute assez banale. Mon regard s’attardait cependant sur lui, cherchant sans comprendre à compléter son image, à en assembler les éléments ; cette image ne se formait pas, elle échappait à mon interrogation muette. Quelque chose se dérobait, non pas à ma vue, mais à mon entendement. L’homme que je voyais là était incomplet, tronqué, comme amputé d’une partie de lui-même : il n’avait pas de visage. Sa tête n’était qu’une masse globuleuse et violacée, sans avant ni arrière, sans contour ni relief. Pas de cheveux au sommet du crâne. Seuls deux points brillants marquaient l’emplacement des yeux. On voyait nettement que cette masse informe était bien sa tête, qu’il ne s’agissait pas d’un artifice, comme si la tête avait été recouverte d’une cagoule ou d’un bas. C’était seulement un vide, un manque, une absence.
L’homme ne se cachait pas. Il marcha à découvert en gesticulant vers un groupe de gens qu’il semblait connaître, puis retourna prendre sa faction derrière le portail. Cette brève apparition m’avait brusquement tiré de ma torpeur mais, bizarrement, sans provoquer ni effroi ni répulsion. Plutôt un vertige provoqué par le sentiment de plus en plus certain de perdre ses repères, de sortir du monde ordinaire pour entrer dans un domaine nouveau gouverné par le seul imaginaire. Cette vision inouïe venait d’une autre réalité, inédite, inconnue. Un seul coup d’œil et l’ordre des choses était changé, tout semblait remis en question. Il arrive que l’on soit surpris, lorsqu’on assiste à un événement inattendu, à un accident : mais l’enchaînement des faits suit une certaine logique, il fait partie d’une réalité prévisible, régie par des lois physiques. Ici, mon attention qui, la minute d’avant, se laissait porter par la réalité banale, était tout à coup transportée dans une direction nouvelle et inexplorée.
L’homme sans visage jouait ce rôle que lui conférait son aspect unique de laideur et d’étrangeté. Il ne rebutait pas, il attirait au contraire, rendu plus humain encore par son apparence inhumaine. Qu’est-ce en effet qu’un sourire sans lèvres ? Ou qu’une émotion sur un visage sans traits ? Une pure intériorité, un vide qu’on remplit de ses propres sentiments, une fenêtre obscure où, en cherchant l’autre, on finit par se trouver soi-même. Ainsi, les passants (ou les habitués) du Bossio dont le manège m’avait intrigué venaient-ils vers l’homme sans visage, non par curiosité, mais pour rechercher cette communication implicite et à sens unique, cette communication sans retour, ou plutôt dont le retour ne pouvait être qu’inventé ou imaginé. Ils venaient là pour consulter un oracle, lui confier leurs secrets, peut-être dans l’espoir d’une réponse ou d’un conseil (mais parlait-il ?), plus sûrement pour se décharger eux-mêmes d’un poids trop lourd à porter. En face d’eux, l’écoute silencieuse, la présence attentive mais inexpressive, sans étonnement ni reproche, sans curiosité ni questionnement. Une tombe où resterait enfermée la confidence qu’on y déposait, mais une tombe vivante. On ne peut parler que si l’on se sait écouté. L’autre est celui qui vous écoute.

II
J’ai souvent repensé à l’homme sans visage. Comment était-il né ? Quel enfant avait-il été ? Lorsque à sa naissance la sage-femme l’avait retourné sur le ventre de sa mère, puis brièvement suspendu par les pieds en attendant le premier cri, quel regard avait-on porté sur lui ? Après la stupeur horrifiée, après la douleur et la désolation, un élan d’amour pour cette pauvre chose

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