Effusions et tourments, le récit des corps : Histoire du peuple au XVIIIe siècle
87 pages
Français

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Effusions et tourments, le récit des corps : Histoire du peuple au XVIIIe siècle , livre ebook

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Description

« C’est le souffle des corps anonymes et peu aisés du XVIIIe siècle qui sera retranscrit ici. Là frissonne quelque chose. Le corps des précaires possède une présence et une actualité qui en disent long sur la vie d’autrefois. Tenter l’approche historique et politique de cette partie matérielle des êtres animés confirme au corps son infinie noblesse, sa capacité à créer avec l’histoire et malgré elle. Cela coûte des rires et des cris, des gestes et des amours, du sang et des chagrins, de la fatigue aussi. Le corps, son histoire et l’histoire ne font qu’un. » A. F. Se fondant notamment sur les archives de police du XVIIIe siècle auxquelles mieux que personne elle sait rendre vie, Arlette Farge donne voix aux attitudes et aux gestes, aux paroles, aux émotions que trahissent les menus incidents de rue. Tel un peintre, elle reconstitue un tableau des petites gens de Paris qui ouvre sur une histoire du peuple en chair et en os. Auteur notamment de La Plus Belle Histoire du bonheur, du tome 3 de l’Histoire des femmes ou encore du Goût de l’archive, l’historienne Arlette Farge est directrice de recherche au CNRS. Elle enseigne à l’École des hautes études en sciences sociales.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 29 mars 2007
Nombre de lectures 0
EAN13 9782738191632
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,0950€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

© O DILE J ACOB, MARS 2007
15, RUE S OUFFLOT , 75005 P ARIS
www.odilejacob.fr
EAN 978-2-7381-9163-2
Le code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5 et 3 a, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou réproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo
N’est-ce pas autour de nous-mêmes que plane un peu de l’air respiré jadis par les défunts ? N’est-ce pas la voix de nos amis que hantent parfois en écho les voix de ceux qui nous ont précédés sur Terre ?
Walter B ENJAMIN ,

Écrits français,
« Sur le concept d’histoire »,
Gallimard, 1991, p. 340
Préambule

C’est le souffle des corps anonymes et peu aisés du XVIII e  siècle qui sera retranscrit ici, eux qui pensent et s’ébrouent, se charment, se perturbent et se font violence. Il existe dans les corps des plus démunis (comme dans ceux des autres) la volonté et le rêve de multiples échappées, l’invention de gestes créés ou ébauchés pour les réussir et des mots pour les nommer, donc se les approprier. La sourde puissance physique et corporelle de l’anonyme, agie par l’espoir du futur et se souvenant aisément de ce qui fut, rencontre le pouvoir, lui répond et parle avec lui pour s’y intégrer ou le modifier. À propos des prisonniers et des fous, Michel Foucault écrivait : « Nul n’est tenu de trouver que ces voix confuses chantent mieux que les autres ou sont innocentes. Il suffit qu’elles existent et qu’elles aient contre elles tout ce qui s’acharne à les faire taire pour qu’il y ait un sens à les écouter 1 . »
Là frissonne quelque chose. Les corps bourdonnent et élaborent leurs destins. Hommes et femmes, êtres de chair, sont « affectivement au monde 2  ». Ils luttent constamment contre leur propre corps et sont en inévitable symbiose avec lui, afin d’éloigner non seulement le froid, la faim et la fatigue, mais encore l’injustice, la haine et la violence. Agis par l’histoire et agissant sur elle, ils sont des êtres ordinaires.
Le corps est savant, social et politique, et il semble bien qu’est encore à déchiffrer « l’histoire du rapport des hommes à leur corps 3  ». Sous l’Ancien Régime, en effet, celui des précaires possède une présence et une actualité qui en dit long sur la vie d’autrefois. Cela ne signifie en aucune mesure que cette approche des corps soit une manière de réduire la force de pensée des populations pauvres. Loin d’ici la volonté de définir (comme il fut souvent fait) les plus faibles uniquement par les besoins et désirs primaires de leur corps, qu’on dit par ailleurs inculte. Au contraire, tenter l’approche historique et politique « de cette partie matérielle des êtres animés 4  » confirme au corps son infinie noblesse, sa capacité rationnelle et passionnelle à créer avec l’histoire et malgré elle, puisqu’il est siège et partie prenante des sensations, des sentiments et des perceptions. Ductile, il s’inclut au monde tant que cela lui est possible. Cela coûte des rires et des cris, des gestes et des amours, du sang et des chagrins, de la fatigue aussi. Le corps, son histoire et l’histoire ne font qu’un.

1 - Michel Foucault, Dits et écrits , t. II, Gallimard, 1994, 4 vol., p. 162.

2 - David Le Breton, Les Passions ordinaires, anthropologie des émotions , Armand Colin, 1998, p. 91.

3 - Marcel Gauchet, Gladys Swain, La Pratique de l’esprit humain, l’institution asilaire et la révolution démocratique , Gallimard, 1980, p. 60, n. 18.

4 - C’est la définition du corps donnée par le dictionnaire Le Petit Robert , 1993.
Introduction

Parler des hommes et des femmes d’autrefois sans prendre la précaution d’énoncer la dimension corporelle sur laquelle s’appuient leurs esprits et leurs intelligences, c’est oublier une grande part d’eux-mêmes 1 . D’ailleurs, les archives judiciaires du XVIII e  siècle, où se retrouvent procès-verbaux de commissaires, plaintes et interrogatoires sont extraordinairement bavards sur les gestes et les attitudes des corps, les perceptions sensorielles et les émotions, ainsi que sur l’ensemble des sensibilités passionnelles et réfléchies. Des archives inédites retrouvées dans les manuscrits conservés aux Archives nationales m’ont permis de prendre connaissance de multiples récits venant des corps des plus pauvres face au pouvoir en train de les interroger ou de les écouter. Au moyen des archives concernant les abandons d’enfants en passant par celles des rapports tenus au jour le jour par de subalternes officiers de police chargés de surveiller les promenades publiques, j’ai voulu mettre en scène l’importante gestuelle et sensorielle d’une société vivant entre tourments et effusions, opposant son corps et sa parole aux pouvoirs et aux événements.
Du corps ayant vécu au XVIII e  siècle, nous savons beaucoup 2 . L’anatomie, la sexualité, la maladie, l’accouchement, le corps féminin, la mécanique humaine, l’alimentation, la maternité, la mort, la vieillesse et la naissance sont des sujets qui ont d’autant plus séduit les historiennes et les historiens que cela permettait en même temps de réfléchir sur un univers sensible et un monde immédiat qu’avant Lucien Febvre 3 l’histoire délaissait. Plus tard vint Michel Foucault, philosophe et historien, inaugurant une vision particulière de l’histoire du corps et montrant comment, à partir des modes d’assujettissement et de pouvoir, les institutions agissent sur lui, le contraignent en le recouvrant d’ordres et d’injonctions destinés à le transformer et à le rendre docile 4 . Construire physiquement les corps, surveiller leurs gestes et leurs regards, contraindre les marginaux et les fous à l’enfermement à partir du XVI e jusqu’au XX e  siècle, par l’effort des gouvernants, des églises et des élites est un thème fort des années 1970-1980. À peu près à la même période, Norbert Elias 5 , travaillant sur les traités de civilité et la société de cour, montre comment sont façonnés les usages de la bienséance, les manières de se tenir en société, de marcher, de converser, etc. À partir de cette réflexion ont émergé de nouveaux travaux. L’histoire de la vie privée, par exemple est devenue, un objet de recherche à part entière 6 , dans le sillage duquel naissaient l’histoire des femmes 7 , plus tard celle de la relation entre les sexes, donnant place au corps féminin, à ses avatars et à ses représentations autant qu’aux systèmes d’inégalité qui le géraient.
Les discours sur le corps sont si nombreux qu’ils ont occulté la réalité politique des pratiques corporelles ou, du moins, ce que peut être l’histoire d’une expérience politique des corps. Difficile pour l’historien de parvenir à traverser l’épaisseur des textes et des récits, des œuvres littéraires ou encore des traités, des réglementations et interdictions, des ordonnances royales et des ouvrages d’Église, pour relever ailleurs, dans d’autres documents ou archives, les traces vives du passé, les paroles dites, la gestuelle, la force, l’intention et la posture des corps, les dits de souffrance, en somme les événements vécus par les corps dont la seule issue était de répondre par corps.
Le corps n’est pas un objet ; véhicule de l’être au monde, il se joint aux autres dans une époque précise, s’engage continûment dans la prise sur le réel, en se mouvant de projets en projets. Adossé à l’espace et au temps, il s’implique dans les activités urbaines parce que le politique l’exige pour lui. L’être humain est une forme anthropologique et politique, le corps est un mélange de modalités d’affection et de modes d’intelligibilité. Toute action des corps ne peut s’envisager sans leur dimension émotionnelle et passionnelle qui n’en oblitère ni l’intelligence 8 , ni la dimension politique. De cela, les sciences humaines se sont peu occupées, tout entières attachées à la conviction suprême que l’affect, l’émotion, la prise en compte des sensibilités étaient altération de la connaissance 9 . La (les) science a souvent méprisé la « chair humaine » et tout ce qui pouvait ressembler à l’ordinaire et modeste ressenti des choses, en oubliant que les idées traversent les corps et s’enchâssent dans de complexes systèmes d’appropriation et de refus, où, au jour le jour, ils vivent sans exclusive l’étonnement, la surprise, l’enthousiasme, le dégoût, etc., sentiments qui fondent et infléchissent l’acte de comprendre et d’agir. Sans compter la manière décisive dont le politique s’inscrit en lui.
Après un long voyage dans les archives de police du XVIII e  siècle, il semble évident que, si beaucoup a été dit sur les conditions matérielles de la vie du peuple, quelque chose d’infiniment patent, constant, puissant et en même temps négligé n’avait jamais été étudié, ni même envisagé comme pouvant être un des lieux du politique et de l’histoire : je veux dire le corps.
Espace de fortune et d’infortune, le corps du pauvre est son bien le plus précieux, sur lequel s’inscrivent les aléas des jours, ceux qui sont souvent produits par les exigences sociales et politiques, et à partir duquel s’inventent des réponses politiques qui passent entre autres par le corps. Vivant dehors, et connaissant entre eux une grande promiscuité 10 , ses manières d’être, ses cris et façons d’être ensemble, ses éclats ou indignations, larmes ou effusions manifestent une corporéité et une vraie sensualité, aussi remarquée, que crainte, par les autorités. Au-delà de leur continue et constante présence dans l’espace public, ils inventent et produisent leurs jours, tout en subissant les événements. Ne possédant guère ou pas de refuge pe

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