Dis-moi ce que tu manges : Une histoire de la France à table
109 pages
Français

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Dis-moi ce que tu manges : Une histoire de la France à table , livre ebook

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Description

Bien au-delà de nos repas quotidiens, notre assiette raconte les idéologies qui nous traversent. Nos manières de manger disent nos manières d’être ensemble ou de ne plus l’être. Depuis la Libération, nous avons vécu le mirage de l’électroménager et le sacre de l’agroalimentaire, l’invention des terroirs et la planète food, la gloire des grands chefs et l’avènement du burger, la quête sans fin du produit bio, éthique et local… Loin d’être anecdotiques, ces changements sont l’écho des aspirations – mais aussi des tensions – de la société française. Un récit passionnant, à la croisée de la mémoire et de l’histoire, qui prouve que manger est tout sauf anodin dans une France en recomposition permanente. Jean-Louis André est normalien, il a collaboré au Monde et travaille comme reporter pour le magazine Saveurs. Réalisateur de documentaires diffusés sur Arte et France Télévisions, il décrypte nos modes de vie à travers l’architecture et l’alimentation. Outre des récits de voyages culinaires, il a publié chez Odile Jacob Au cœur des villes et, avec Ricardo Bofill, Espaces d’une vie. 

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 30 mars 2022
Nombre de lectures 1
EAN13 9782415001292
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,0900€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

© O DILE J ACOB , AVRIL  2022
15, RUE S OUFFLOT , 75005 P ARIS
www.odilejacob.fr
ISBN : 978-2-4150-0129-2
Le code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5 et 3 a, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou réproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo .
Prologue

Notre gastronomie caracole au patrimoine immatériel de l’Unesco et pourtant nous sommes devenus le terrain de jeu favori de McDonald’s, juste après les États-Unis 1 . Les petits commerces de quartier ont connu une embellie à la faveur des confinements, mais sur les parkings des zones commerciales, les enseignes impersonnelles de Grand Frais, Marie Blachère ou Biocoop clignotent toujours plus fort. Nous comptons parmi les plus fervents amateurs de poisson d’Europe et, malgré tout, nos poissonneries tombent comme à Gravelotte. Savoir faire la cuisine tient d’un rituel initiatique cultivé par la téléréalité et les réseaux sociaux, mais les restaurants qui ne servent pas des frites surgelées éprouvent le besoin de le préciser, preuve que cela ne va pas de soi. Des « maîtres-restaurateurs » vissent même une plaque dorée à l’entrée de leur établissement, comme de respectables médecins, pour certifier que ce sont eux qui font la cuisine, et non Metro. Entre la réalité et la représentation que nous en donnons, le moins qu’on puisse dire est que notre table ne fait plus consensus.
Il y a à peine plus d’un demi-siècle, Roland Barthes pouvait voir dans un steak-frites une expression privilégiée de notre mythologie nationale. Il y discernait la force, la vigueur, le sang frais et le renouveau dont notre pays rêvait. Nous sommes bien loin aujourd’hui de ce chœur carnivore. Chacun y va de son régime, de ses intolérances, de ses convictions religieuses ou éthiques. Invoquant des contraintes logistiques en temps de pandémie, Grégory Doucet, le maire écologiste de Lyon, a même réussi à exclure la viande des menus des cantines, avant de la réintroduire, parcimonieusement, à raison d’une fois par semaine. Stupeur au pays du saucisson pistaché. Révolution dans la capitale de la gastronomie française.
Mais l’élu a tenu bon. Il trace sa route vers un monde vert, vers le bonheur harmonieux de l’individu, de l’humanité et de la planète, convaincu que manger permet de se positionner en tant que citoyen. Au reste, même l’agroalimentaire semble partager cette position. Pas un paquet de céréales ou une bouteille de soda qui ne signale un engagement pour une juste cause. Fidèle à l’esprit insufflé par son fondateur Antoine Riboud, Danone a été la première société cotée en Bourse à adopter en 2020 le statut d’entreprise à missions. Ces dernières sont, semble-t-il, à la fois économiques, sociales et environnementales.
Peut-être est-ce justement l’une de ces usines moralisées qui fabrique les biscuits que je grignote en écrivant. Ils portent le nom d’un distributeur qui s’est lui aussi creusé la tête pour donner un gage de sa bonne conduite. Ils ne sont ni bios, ni équitables, ni dénués d’huile de palme, mais l’honneur est sauf : un petit logo indique que le blé est français. Ce n’est pourtant pas un exploit puisque nous restons les premiers producteurs de blé d’Europe. Il est également précisé que la culture dont il est issu est « maîtrisée », ce qui ne signifie pas grand-chose mais rassure. Le terme, employé ici au sens de raisonnée, reste tout de même énigmatique : il existe donc une majorité d’agriculteurs qui ne maîtrisent rien ? Résumons : ce n’est pas parce qu’on n’a rien à dire qu’il faut se taire. S’engager à la fois pour le bon et le bien quand on nourrit son semblable est devenu une concession nécessaire à la morale dominante. « Moraline », aurait dit Nietzsche.
Encore quelques efforts et nous atteindrons la fin de l’Histoire. Le combat est enlevé, l’affaire est dans le sac : bientôt nous ne mangerons qu’en citoyens responsables. Depuis la Libération, notre alimentation a pourtant connu bien des bouleversements : la prise en charge de nos repas par l’agroalimentaire, la mondialisation des saveurs, la promotion médiatique des chefs, la révolte contre la cuisine du quotidien puis sa réhabilitation, la montée en puissance des AOC, l’exigence croissante de sécurité, de traçabilité, de local ou de bio… Elle a encaissé toutes nos grandes peurs et essuyé bien des critiques idéologiques. Mais, chaque fois, elle s’est adaptée pour refléter nos aspirations. Revenir sur ces soixante dernières années, c’est montrer comment chaque génération a pensé atteindre, en matière d’alimentation, un horizon idéologique indépassable.
Dans les années 1950, nous sortions amaigris des rationnements de la guerre. Nous avions tellement manqué que la perspective de disposer de calories à profusion nous comblait. Le pays entier allait devoir se mobiliser pour que chacun ait sa part de gâteau. Bien manger allait avec trop manger et les moissons miraculeuses de Brie et de Beauce étaient le pendant des coulées rouge sang des hauts fourneaux de Lorraine. Au travail pour construire un monde d’abondance !
Vingt ans plus tard, manger à sa faim n’était plus une obsession pour la plupart des Français, mais le progrès industriel et scientifique proposait une nouvelle utopie : l’affranchissement par la technologie. Chaque jour nous rapprochait d’un monde dans lequel il serait possible de mieux se soigner, de vivre plus confortablement, de se déplacer plus vite et de mieux manger. Mieux, c’est-à-dire plus sain, plus propre, plus sûr. Certes, quelques voix dissonantes s’élevaient déjà pour s’interroger sur l’effet des colorants ou dénoncer les abus de cette consommation triomphante. Mais cela n’a pas empêché les grandes marques de l’agroalimentaire de baliser notre imaginaire à grand renfort de publicités.
Dans les années 1980, changement de paradigme. Nul ne croit plus que le bonheur collectif soit suspendu à l’égalité des sexes par l’électroménager, le capitalisme libéral est confronté à ses propres limites et les contre-idéologies, comme le communisme, s’effondrent. Face à ce grand ébranlement des valeurs, l’individu devient la mesure de toute chose. Vient le temps du plaisir et du corps exalté. La quête des racines estampillées AOC et la passion du voyage à l’autre bout du monde. Jamais on n’avait aussi souvent mangé italien, chinois ou japonais. Jamais on n’avait autant cultivé ce périmètre imaginaire qu’on nomme terroir.
Ces manières d’être à table racontent, par métaphore, nos manières d’être ensemble à chaque génération. Notre vision de la nature et de l’industrie. Notre foi en l’avenir ou notre désenchantement. Il en va de la nourriture comme de l’architecture : on n’y réchappe pas. Naturopathes et diététiciens nous conseillent aujourd’hui de « manger en pleine conscience » pour tirer le meilleur parti de cette nécessité. Autant les écouter car prendre le contre-pied, « manger n’importe comment », serait aussi un positionnement. Parce que nous sommes tous embarqués, fût-ce à notre corps défendant, j’ai assumé d’être moi-même du voyage et de situer mon propos au croisement de l’histoire et de la mémoire, du personnel et du collectif.
Ainsi, si j’ai choisi de commencer cette histoire aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, c’est aussi parce que les joies ambiguës de l’abondance retrouvée m’ont été mille fois racontées par mes parents et mes grands-parents. Elles ont bercé mon enfance marseillaise et je n’ai eu qu’à les mettre en perspective en les confrontant aux archives. Puis, ce sont mes propres souvenirs (je suis né en 1961) qui m’ont servi de guide. J’ai interrogé la publicité, les chansons, les films, les archives de l’INA pour confirmer, ou infirmer, ces traces intimes. Mon premier restaurant, mon excitation quand mon père nous emmenait au supermarché pour composer le repas de Noël, ma mère qui vantait les mérites de la Super-Cocotte SEB à sa voisine, tout cela voulait donc dire quelque chose. Mon itinéraire professionnel a pris ensuite le relais. Monté à Paris, journaliste au magazine Saveurs , j’ai parcouru durant trente ans la France et le monde en tentant non seulement de consigner ce que je voyais et ce que je goûtais, mais aussi de donner sens à ces observations.
Ce livre est né de là. D’un désir de retrouver, loin des polémiques, les idéologies qui composent et recomposent, depuis soixante-dix ans, notre assiette. De montrer, au fond, ce que manger veut dire.
1 . En 2019, 1,8 million de repas servis chaque jour et 13 % de parts de marché font de McDonald’s le premier restaurateur de France.
CHAPITRE 1
Retrouvons-nous !  (1945-1960)

« Au commencement il y avait la faim 1 . » La belle formule d’Emmanuel Levinas donne le ton. Un comble : la patrie des Gaulois ripailleurs a manqué de pain, de lait, de viande et même de patates. Elle a fait une croix, cinq années durant, sur le plaisir à la fois élémentaire et sophistiqué de se retrouver autour d’une blanquette, d’un bourguignon ou d’un baba bien arrosé au rhum. La Libération, c’est de nouveau mordre la vie à pleines dents. Ne pas seulement avaler de la nourriture, mais être au monde. En jouir. Entretenir un rapport charnel aux éléments et aux autres.
Au recommencement, donc, était la satiété. Les ventres rebondis de Bernard Blier, Lino Ventura et Georges Brassens. La viande sur les étals du boucher, le lait distribué dans les écoles. Tout va recommencer comme avant, même si cet avant, nimbé dans les mémoires de cinq ans de privation, est largement reconstruit. La fa

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