J ai oublié de me souvenir...
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Description

Il y a là Agathe, M. J., Mme D., Mme P., Macha, une religieuse... Hier encore dans la fleur de l'âge, travaillant, élevant des enfants. Aujourd'hui vieux, tout simplement. Avec tout ce que le temps peut causer de dégâts sur les corps et les esprits, les réduisant à des peaux de chagrin, les effritant, les pulvérisant. Toutes et tous des presque-fantômes. Si fragiles, comme du cristal. Comme des enfants. Comme de très vieux enfants fatigués dont il faut prendre soin. Des hommes et des femmes, au milieu desquels évolue Catherine Bullman, infirmière en psycho-gériatrie, à qui elle consacre ces pages qui disent, avec une sobre compassion, les existences sur la tangence. Un témoignage intense, pudique, à mille lieues des faux-semblants et du sensationnalisme, qui se déroule comme une visite au sein d'une unité de soins gériatriques. Une confrontation directe avec la vieillesse et, à travers elle, avec le spectre de la mort. Un regard féminin qui ne se déporte pas face aux visages épuisés, qui recueille les pensées qui chancellent, les mots rares, qui prend conscience de ce qu'est être mortel. Des yeux grands ouverts, lucides, sur l'abîme derrière la vie. Autant d'éléments qui font de ce récit une évocation ô combien humaine du crépuscule.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 14 mai 2010
Nombre de lectures 0
EAN13 9782342165814
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0041€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

J'ai oublié de me souvenir...
Catherine Bullman
Publibook

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.


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Bâtiment A, 1er étage
93200 Saint-Denis
Tél. : +33 (0)1 84 74 10 24
J'ai oublié de me souvenir...
 
 
 
À Odette
 
 
 
 
« Et le temps te socle davantage au fond de moi »
Roland Bullman
Les carreaux aveugles , 1976
 
 
 
« Sans une montre il ne saurait jamais quand sentir la faim ou le désir »
Wystan H. Auden Poésies choisies Profil , strophe 15
 
 
 
 
Je ferme les yeux, je suis blottie sous ma couette. Buddy s’est installé dans un creux du lit, je l’entends ronronner ; cela m’apaise.
Voilà, trois mois que je travaille dans une maison de repos et de soins. Avec des « résidents », comme on les appelle. Je suis infirmière responsable d’une des unités : l’unité de psychogériatrie. Ce n’est pas la première fois ; je l’étais déjà, il y a douze ans, ailleurs, dans une autre vie.
Voilà trois mois que je ferme les yeux et que leur image ne m’abandonne plus.
Voilà trois mois que j’ai peur… Voilà trois mois que je les aime…
Voilà trois mois que deux d’entre eux m’ont déjà abandonnée !
 
 
 
 
Agathe. Chambre deux
 
 
Petite, un nuage de cheveux blancs soignés, de grands yeux gris cachés derrière des hublots. Mon Agathe ne sait plus ; mon Agathe s’est perdue dans les limbes de la vieillesse inexorable.
Je frappe à la porte de sa chambre – sa maison, aujourd’hui – et j’entre doucement pour la réveiller. C’est qu’on ne plaisante pas sur les horaires, ici : le petit déjeuner est servi à 8 h 30. Pas de grasse matinée possible.
 
Elle est sous sa couette bleue, bien au chaud, les yeux grands ouverts sur un monde qu’elle ne connaît pas.
« Bonjour, madame F., vous avez bien dormi ?
— Oui, hein ! », me répond-elle avec son accent liégeois qui ne trompe personne.
Elle me dévisage, me tend une main, m’attire vers elle et me claque un gros bisou sur la joue.
 
Je la lève avec précaution ; elle est si petite ! Ses pieds déformés enfilent de jolies pantoufles blanches, vernies.
Elle se laisse entraîner vers la salle de bains comme une enfant disciplinée, sans un mot ; se regarde dans le miroir ; ne se reconnaît pas ; dit « bonjour madame » à cette image, à cette autre Agathe.
« Je ne l’aime pas, elle », me dit-elle.
 
Son lange glisse le long de ses jambes ridées. Elle attend. L’eau coule dans l’évier ; Agathe y trempe le bout des doigts, me regarde, attend.
« Et maintenant ? » me dit-elle.
Agathe prend la brosse à dents et coiffe son nuage blanc. Agathe est là, me serre la main, et attend.
Mon Agathe a eu une vie très active : responsable d’un département au ministère des Affaires étrangères, elle a voyagé, rencontré les grands de ce monde. J’aimerais tant qu’elle me raconte des histoires, son histoire. Je suis une petite fille qui aimerait entendre les choses du passé, mais je suis là, attentive aux soins du corps, à son image ; je lui enfile ses perles, la maquille légèrement. Je voudrais la réconcilier avec l’Agathe du miroir.
Sur la table, une photo ancienne : Agathe jeune, toute jeune, avec de longs cheveux noirs tressés, le regard déterminé. Je suis fascinée… Elle est si blanche aujourd’hui !
 
Main dans la main, nous allons vers la salle à manger. Je l’installe dans ce no man’s land . Le café sera bientôt servi.
 
 
 
Chambre quatre
 
 
Mme D., longue, mince, sans sourire, mais si douce.
Mme D. n’est pas vraiment à sa place chez nous ; elle vit encore.
Infirmière pendant plus de quarante ans, Mme D. me regarde comme si j’étais une jeune élève en stage. Le temps s’est arrêté pour quelques instants. Je l’invite à m’aider, à se laver seule. Je la guide geste par geste. Elle obéit, paraît surprise, mais ne dit rien.
Mme D. est dans une chambre particulière, son dernier domicile ; un lit, un fauteuil, une table, une chaise, des photos de chats qui ne ronronnent plus, quelques plantes vertes et orchidées sur l’appui de fenêtre. Je pense à Jean Ferrat… Tout est soigné, personnalisé. Il y a de l’amour dans cet endroit.
Mariée pendant seulement trois ans puis veuve, elle élèvera son unique fils. Nous le voyons pourtant rarement. L’amour vient d’ailleurs : une amie, son amie, son âme sœur.
 
Le regard de Mme D. s’éclaire : son amie vient d’arriver. Elle se laisse embrasser, droite, parkinsonienne qui ne contrôle plus vraiment ses mouvements. Enfin, elle s’éveille, parle, accepte les chocolats, se laisse habiller comme une demoiselle, et part en promenade dans le jardin. Hier, elle était en ville avec son amie, elle est revenue avec de nouvelles chaussures.
 
Mme D. est si silencieuse !
Agathe l’entraîne souvent dans ses déambulations permanentes : Double-patte et Patachon. Mme D. est élégante dans ses ensembles pantalon ; Agathe est gracieuse dans ses petites robes colorées, ses perles aux oreilles. Mais de quoi parlent-elles, toutes les deux ?
 
 
 
Chambre six
 
 
Le désastre, l’angoisse, l’incompréhension. Mme P.
Je ne retiens pas leurs prénoms, de toute façon : à part Agathe, je les appelle la plupart du temps par leur nom et les vouvoie tendrement.
 
Mme P. a eu huit enfants. Sa maigreur est affolante,  elle est perdue dans le monde comme elle l’est dans ses larges robes de gros coton. Ses « robes de collégienne », comme elle dit.
 
Mme P. n’est qu’angoisse et crainte. Ses petites  lunettes ovales n’arrivent pas à masquer son inquiétude permanente.
 
« Bonjour, madame P. Il est 7 h 30. »
Déjà habillée, la robe à carreaux sur la chemise de nuit, le gilet à l’envers, des chaussures différentes à chaque pied, Mme P. me regarde et me dit craintivement :
« C’est bien comme ça ? C’était ça ? »
Je la rassure, lui parle doucement, lui propose de se laver. Il n’y aura pas d’opposition ; elle ne s’oppose jamais. Elle a peur.
 
Nue devant le miroir, elle ne se regarde pas, elle s’ignore. Mme P. n’aime pas la toilette, supporte mal des mains sur son corps décharné, se recule en se plaignant quand je lui lave le sexe.
« Je vous fais mal ?
— Non, non. »
Elle recule encore…
« C’est si profond, ça », me dit-elle.
Qu’a-t-elle donc vécu de si difficile, cette femme, cette mère, cette épouse ?
 
Mme P. est courbée, elle marche dans l’angoisse. Jamais un mot heureux. Ancienne pianiste, elle a enfoui dans sa mémoire ses plus beaux morceaux. Je lui mets la radio. Nous écoutons du Chopin ensemble.
« Mon père jouait cela tellement mieux que moi ! Mon père était très intelligent, pourtant, le piano, ce n’était pas son métier. »
Et vous, Mme P., que jouiez-vous ? Qui écoutait vos états d’âme ?
 
Huit enfants, dont un décédé. Sur les sept restants, quatre viennent la voir. Rapidement, quelques instants, sans chaleur. Son armoire est presque vide. Nous manquons de vêtements, de serviettes de bain, de linge de nuit… Seule, inexorablement seule, comme le brin de muguet déjà fané.
 
Mme P. est perdue dans notre monde. Elle cherche le tram, veut partir au Congo, me dit qu’une croisière, c’est trop cher… Je voyage avec elle tout l’après-midi et je suis épuisée de ne pas la rattraper quelque part, dans un lieu magique où le tram serait un bateau sur le fleuve Congo.
« Je vois que je vous ennuie », me dit-elle.
Elle a quatre-vingt-douze ans, mais son regard est celui d’une enfant.
 
 
Et je pleure, pleure encore à l’image de ces corps vieillis.
S’il vous plaît, mesdames, racontez-moi le plaisir, vos amours et vos chagrins !
S’il vous plaît, dites-moi que vos corps ont gardé l’empreinte des caresses, des bouches et des mains qui vous ont aimées !
S’il vous plaît, dites-moi que votre vie était belle maintenant que votre mémoire vous a laissées en rade !
S’il vous plaît, rassurez-moi, et dites-moi qu’il y aura aussi pour moi, un jour, une main douce pour me laver, me masser, me parfumer et rendre mes rides affectueuses !
Vos seins pendent dans le vide, vos fesses n’existent plus et votre sexe est blanc et béant.
 
 
 
 
Chambre huit
 
 
M...

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