Marrakech, le départ
112 pages
Français

Vous pourrez modifier la taille du texte de cet ouvrage

Découvre YouScribe en t'inscrivant gratuitement

Je m'inscris

Marrakech, le départ , livre ebook

-

Découvre YouScribe en t'inscrivant gratuitement

Je m'inscris
Obtenez un accès à la bibliothèque pour le consulter en ligne
En savoir plus
112 pages
Français

Vous pourrez modifier la taille du texte de cet ouvrage

Obtenez un accès à la bibliothèque pour le consulter en ligne
En savoir plus

Description

À l’occasion d’un bref retour à Marrakech, un écrivain venu finir un manuscrit erre dans la ville et vit une rencontre amoureuse. Sur les lieux de ses origines, l’exilé voit remonter toutes les images qui font revivre son enfance et sa jeunesse, entre bien-être et misère, bonheur et détresse, exil et ancrage dans une tradition millénaire où ce qui l’emporte, c’est le désir lancinant du départ. Daniel Sibony en profite pour lever quelques voiles sur son roman des origines, celles d’un juif né en terre arabe.Daniel Sibony est psychanalyste. Il a notamment publié Don de soi et partage de soi et Lectures bibliques.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 07 mai 2009
Nombre de lectures 14
EAN13 9782738194114
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,0650€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

© ODILE JACOB, MAI 2009
15, RUE SOUFFLOT, 75005 PARIS
www.odilejacob.fr
EAN 978-2-7381-9411-4
Le code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5 et 3 a, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou réproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo
1

Vendredi, 11 heures
Le réceptionniste m’appelle avec un accent oriental très prononcé, et tout le passé déjà s’ouvre béant. Le h surtout de mon prénom, Haïm, un h très guttural qui me plaît bien, comme mon prénom du reste : Haïm veut dire la vie . C’est un coup de mon père, qui voulait de la vie après plusieurs enfants morts. À ma naissance, il a confié à son ami : « Ce fils me rappelle à la vie ( haïm ) ; et chaque fois qu’on boira, en disant : “À la vie !” ( lé-haïm , à la vôtre), il sera nommé ; dans la joie. » Cela s’est passé ici, à Marrakech, où je suis né. Mon nom, Bouzaglou, c’est autre chose ; vous devinez toutes les moqueries que ça vous attire en classe, Boubou, Glouglou… Mais je ne vais pas pleurer là-dessus ; d’ailleurs, je ne suis pas du genre à pleurer ; bien que je sois très sensible, tout le monde le dit. Je sens les choses de façon aiguë, les moindres chocs ou grincements ; mais au lieu que ça me monte aux yeux pour me faire verser de l’eau, ça va droit dans mon cerveau et ça me donne des idées. Des idées « folles » parfois, mais comme elles viennent en continu, elles se surveillent aussi, elles s’ajustent, de sorte qu’il règne dans ma tête un mouvement pas trop fou ; pas fou du tout même, plein de contrastes – de lumière et d’ombre, avec des éclats quand l’émotion est forte. Parfois, une petite lumière bizarre quand l’idée est vraiment bonne. Des éclats de rire aussi : je ris beaucoup en silence. Bref, dans ma tête, ça tourne bien, ça pense et ça se dépense. J’en ai même tiré un travail lucratif, j’écris des romans policiers ; trois par an sous des pseudos. C’est devenu mon métier. Avec mes conférences annexes (la dernière sur Les États limites du chien m’a valu un franc succès), cela me permet de bien vivre avec les miens. Les enfants, je veux dire. Ma femme, elle, m’a quitté, alors qu’on s’entendait presque bien, mais elle a trouvé mieux ; il y en a qui veulent progresser, avoir toujours plus, pourquoi pas ? Elle a donc trouvé mieux. Ma mère en a été furieuse, indignée : « Pourquoi tu n’as pas pris une des nôtres ? » (En arabe euhda diélna .) Mais c’est ainsi. Les enfants, eux, je les aime, c’est clair ; c’est la moindre des choses ; quand on fait venir des gens depuis le cosmos ou le néant jusqu’à cette terre, ce n’est pas pour leur en vouloir. Et j’aime leur façon de respecter la belle machine que je suis : productive, souriante, sensible, qui ne leur fait pas d’histoires. Je sens que ce que je ferai de mieux pour eux, c’est de disparaître un jour : ma mort leur explosera sous le nez ; pas méchamment, pas comme un colis piégé, mais comme un feu d’artifice d’anniversaire.
 
Aujourd’hui, j’ai pris le vol du matin – l’avion de 7 heures du vendredi, bourré pour le week-end. Et me voilà avant midi près de la piscine du Grand Hôtel. Je respire, je m’épanouis dans ce soleil déferlant, je m’étire comme un chat. Je suis bien. Le manuscrit de mon dernier livre, lui, s’impatiente dans mon sac : Meurtre à Marrakech , ça s’appelle. Je trouverai mieux. Pour l’instant, je dois d’abord fignoler, resserrer quelques ficelles encore visibles. Pourquoi devais-je venir ici pour le finir ? Je ne sais pas.
Or quelque chose d’étrange s’est passé tout à l’heure. Je me suis dit : « Allez, assez traîné, au travail ! » et j’ai fait les bons gestes pour me lever, puis j’ai senti que la machine ne bougerait pas. En panne ? Non, mais de toute évidence, elle n’a pas envie. Pas envie de fonctionner. D’accord, il y a le gros chèque qui m’attend, cela devrait la stimuler ; et il y a ma réputation : si je rentre sans le manus, ils vont croire que je suis malade. Ils voudront que je me soigne, qui sait ? que j’entre en clinique ?
Du calme. Quelques plongeons, quelques longueurs dans ce bassin tout bleu, et ça ira. Le soleil brûle, la lumière flambe, et je sens l’air festif du vendredi soir qui s’annonce dès l’après-midi, comme jadis. Sauf que ce soir il n’y aura pas de veille du samedi ( lilt ssbt ) : tous les miens sont partis. Nous étions près de trente mille à Marrakech, dix fois plus dans tout le Maroc, et ce petit monde s’est évanoui.
Après quelques longueurs dans la piscine, je dois me rendre à l’évidence, c’est un vrai blocage : je suis arrêté. J’ai une sensation bizarre, un fourmillement dans tout le corps. Une voix muette me signifie : « Arrête d’écrire tes trucs. » Une sorte de voix – oui, dans ma tête, je sais, c’est ce que disent les médecins pour écarter ce qui les gêne : « Vous avez mal ? C’est dans votre tête, les analyses n’indiquent rien. » Comme s’il fallait qu’un appareil souffre avec nous pour qu’on puisse dire qu’on a mal. Eh bien, la voix – car c’en est une – me suggère, sans me faire mal : Écris Marrakech . C’est presque articulé, c’est venu dans un demi-sommeil, comme un rêve. La voix est dans ma tête soit, mais elle a pu venir du dehors. Par exemple de ces murs couleur d’argile, et de ce repos du vendredi qui autrefois nous enveloppait, nous possédait. Elle a aussi, cette voix, des accents familiers, comme ceux de ma mère quand elle disait : « Écris-moi une lettre » ( ktbli bra ). Ou ceux de la voisine qui demandait au rabbi de venir lui écrire – lui faire des écritures – sur le corps pour calmer ses douleurs.
 
J’ai vécu ici jusqu’à l’âge de 13 ans, jusqu’à mon départ en France, en 1955. Dans la ville, il y avait eux , nous et les chrétiens ( nsara ) – qu’on voyait rarement : ils habitaient le quartier moderne, le Guéliz ; ça vient d’« église », c’était là qu’elle était, en effet, bien à l’écart, dans ce quartier où l’on pouvait sentir l’Europe dans sa version décadente – celle des années 30 – et dans sa version fatiguée ; besoin de repos, et d’argent facile à gagner. Mais dans la Médina, la partie traditionnelle, il y avait eux ( l-mslmine ) et nous ( l-iheud ), c’est tout. Nous étions dans le pays depuis vingt siècles, bien avant eux, bien avant qu’ils ne le conquièrent. Mais justement ils l’ont conquis, alors on s’est retrouvés chez eux ; on n’était pas chez nous. Et quand d’autres l’ont conquis – les Français, et un peu les Espagnols –, quand ces étrangers les ont dominés, ils se sont mis, eux, à nous en vouloir davantage ; comme si, leur pouvoir vacillant, on risquait de se libérer de leur « protection ». C’est ce qui est arrivé : après le départ des Français, le nôtre s’est imposé. À croire qu’on ne pouvait redevenir leurs « protégés » et que, pour nous, vivre libres parmi eux n’était pas évident.
 
Je suis parfois revenu ici, sans autre but que d’être là dans la chaleur torride que j’aime. Ça brûle, c’est bon, et mon passé revient comme maintenant, avec cet air de samedi qui s’annonce : dès le vendredi soir, il vous prend au corps et vous alanguit. Et voilà que ce passé m’offre un deal  : tu m’écris, sinon tu n’auras pas la paix. Il est vrai qu’enfant j’étais le scribe ici, j’écrivais les lettres des femmes analphabètes, chacune me dictait sa complainte pour son homme absent. Mais aujourd’hui, c’est tout ce monde qui est absent, alors qu’est-ce que je dois écrire  ?
« Tu ne dois rien, tu écris, c’est tout ; tu suis le fil. »
Une chose est sûre, je sens vibrer ce passé lointain, et l’absence de tous ces gens avec qui j’ai vécu. Ils ne me manquent pas, mais je sens leur manque et le vide qu’ils ont laissé ; j’y plonge doucement, je le respire et je me laisse faire : je prends le manuscrit, et au lieu de le finir comme prévu, j’écris au dos des pages.
J’écris ce qui vient mais je me sens déjà sous une dictée invisible. Et je revis – cette fois au grand air, dans un beau parc – la canicule d’autrefois dans les touffeurs de la Médina, quand ma mère déclarait : « Le monde est immobile » ( dnia zémda ), pour dire qu’il n’y avait pas un souffle, pas la moindre petite brise. C’était un peu dur ; la notion de « clim » nous était inconnue, on n’avait ni frigo, ni radio, ni eau courante. Mais on avait l’électricité ; le prof de géo disait : « Le Maroc, c’est le Moyen Âge plus l’électricité. » Il était fier de cette formule, comme s’il l’avait inventée. Certains sont fiers de ce qu’ils n’ont pas inventé. Comment font-ils ? Surtout quand la trouvaille est fausse ?
 
À chacun de mes retours, je savoure le plaisir d’avoir vécu ici et surtout celui d’être parti. La joie du départ imminent – que j’éprouvais autrefois – est de loin la plus forte. Après tout, on peut aimer un lieu parce qu’on y sent le désir de prendre le large. C’était mon cas ; j’en ai gardé un côté « semelle de vent », départ facile sans état d’âme. Il me semble aussi que rien ne change ici, rien d’essentiel. La Médina et ses faubourgs ne changent pas. Ils baignent dans le même ciel, le même soleil terrible. Tout à l’heure, en venant de l’aéroport, j’ai senti pendant le trajet que je touchais un bloc de temps resté intact, vaguement désolé. En attente de quoi ? Ce temps immobile est trop distrait pour attendre quelque chose, mais j’aime respirer sa langueur infinie car elle me mène aussitôt vers une autre, plus radicale, qui fut la mienne : l’attente du départ. Je n’avais pas d’autre espoir. Mon père était parti en 1950, et le jour de juin 1955 où arriva une lettre de lui avec un certificat m’inscrivant pour la rentrée à l’École M

  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents