Basse-ville Blues
213 pages
Français

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Description

Avec comme trame de fond les bars louches de la Basse-Ville de Québec en 1983-84, Basse-Ville Blues se veut le récit d’une enquête journalistique sur la prostitution, un road trip urbain lancinant et poignant où Gilles Simard, jeune journaliste alcoolique et pharmacodépendant, tente de mener à bien son projet tout en luttant contre ses nombreux démons.
Durant cette tranche de vie trépidante de l’auteur, on croisera donc avec bonheur les Julie, Estelle, Brigitte, madame Thérèse, Ange-Aimée- Trente-Sous et quantité d’autres personnages hautement colorés qui faisaient la renommée de lieux aussi «légendaires» que le Bar Chez Richard, le Croissant d’or, la Grande Hermine et enfin le quartier St- Roch avec son Mail et ses rues des plus animées. Une étude de mœurs sans complaisance, un récit haletant avec en filigrane une quête de soi inachevée, voilà qui résume bien Basse-ville Blues.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 04 octobre 2021
Nombre de lectures 1
EAN13 9782898311314
Langue Français
Poids de l'ouvrage 3 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,0950€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

À mon petit-fils Élie avec une pensée émue pour feu mon ami Marc Boutin dont les beaux dessins agrémentent ce récit.










I - Au bar Chez Richard
Vendredi, 19 août 1983
Arrivé vide et livide au bar Chez Richard, je bois ma grosse bière avec conscience et méthode, pour retrouver au plus vite un peu de la bonne ivresse de la veille. Ça sent fort le houblon, la marijuana et l’eau de Javel et les deux ventilos qui tournent à plein régime n’arrivent pas à chasser le remugle de pisse, de tabac froid et de sueur qui imprègne les murs crasseux de la vieille bâtisse. Plantée derrière le comptoir, ses énormes seins aplatis sur une caisse vide, la courtaude Pauline plaisante avec les gars de la O’Keefe, tandis que le nez écrasé dans l’œilleton de la porte de la cuisine, le boss Richard surveille son bien en baillant. Le boss Richard, un proprio de bar bedonnant, rougeaud, balourd et difficilement impressionnable, l’air un peu benêt et brave à l’occasion.
Le juke-box est mort depuis longtemps et en plus du staccato régulier du cuistot sur sa planche à découper, on entend par intermittence la sonnerie insistante d’un téléphone public, près de la porte d’entrée. Ces appels-là sont pour les « filles de gaffe » qui travaillent ici , et nous autres, les crève-la-soif du matin, les décervelés-de-service, on laisse blasément sonner vu que ces dames ne se sont pas encore pointées. La journée s’annonce caniculaire et silencieux, blafards et bien cramponnés à nos verres, nous ressemblons à des noyés qui remontent à la surface.
Ça fait des années que je viens picoler Chez Richard, cet authentique « trou » niché sur la petite rue Lacroix, en face de la Gare du Palais, en Basse-ville de Québec ; l’une des singularités de ce bar- hôtel vétuste, c’est qu’on a toujours l’impression qu’il s’y passe quelque chose même quand il ne s’y passe rien. Il y règne en permanence une atmosphère de drame domestique, quelque chose de pesant, un souffle troublant qui fascine et ensorcelle le client; des fois, j’imagine que le vieil immeuble pansu est une entité surnaturelle se repaissant volontiers de nos excès, de nos violences et de nos tragédies personnelles. Une créature monstrueuse dont on n’arrive jamais à calmer l’insatiable appétit pour le glauque et le morbide.
Ça fait des années que je joue les écrivains publics et les confesseurs de service avec la faune bigarrée qui se promène sur les trois étages du





mythique établissement : chambreurs exploités, prostituées notoires, âmes en peine, robineux du Palais, tire-laines et voyous des alentours. Et, gravitant autour de ce noyau, il y a aussi les postiers du Terminal, les débardeurs du Vieux-Port, les ouvriers, les chauffeurs de taxis, les journaliers, les curieux et les clients de ces dames qui viennent de partout en banlieue pour s’encanailler à peu de frais.
Mais j’ai beau aimer l’endroit, j’ai bien failli ne jamais revenir ! À cause du meurtre sauvage et crapuleux de Lizette, là-haut, à l’étage, il y a un mois pile, par un vendredi chaud et humide comme aujourd’hui. Lizette Bélanger, vingt-trois ans, prostituée, chambreuse et confidente occasionnelle, venue d’Amqui dans le Bas-Saint-Laurent pour découvrir les charmes de la Vieille Capitale et apprendre la coiffure. Lizette, blanche et potelée, avec ses longs cheveux noirs lui tombant sur de grands yeux rieurs, qu’on a retrouvée étranglée, poignardée et battue à mort dans sa chambre, son corps lacéré, partiellement éviscéré et son beau visage à moitié énucléé. Et pour ajouter au massacre, la pauvre a eu la bouche, le vagin et le rectum remplis de tabac à rouler, de cigarettes, de cosmétiques et d’accessoires lui appartenant. Sur un miroir de commode, à côté du lit, le tueur a poussé le macabre jusqu’à tracer en grosses lettres le mot Salope avec le rouge à lèvres de sa victime. Un meurtre ignoble, un carnage sans nom, une boucherie qui a certainement nécessité une formidable haine des femmes, une colère monstrueuse à leur endroit.
C’est Raymond dit « le Coq », à la fois mac et mec de Lizette, qui a fait l’épouvantable découverte, au petit matin, au lendemain d’une bringue d’enfer générale. Raymond est un ancien du pen, deux fois plus âgé qu’elle, et la police a eu tôt fait de l’embarquer sous prétexte d’amendes impayées, mais surtout pour calmer la presse et l’entourage. Évidemment, au bar, l’assassinat de Lizette a marqué les esprits, glacé les filles d’effroi, au point que tout tapinage a cessé durant quelques semaines. Mais la police a eu beau virer la baraque à l’envers, interroger les chambreurs, le personnel et les clients dont moi-même, on n’a toujours pas réussi à pincer l’âme malade qui a massacré la jeune femme. Pendant un temps, la paranoïa a atteint des pics, tout le monde a soupçonné tout le monde, et le boss Richard a dû intervenir à plusieurs reprises, pour régler de furieuses chicanes entre chambreurs et clients qui se sont mutuellement accusés du meurtre. Anéanti, brisé, encore choqué, Raymond a fini par être relâché, les filles sont revenues et la vie a repris son cours.





Quant à moi, animateur social et journaliste en chômage de trente- trois ans, alcoolique et pharmacodépendant, pour que Lizette ne soit pas morte en vain, et parce qu’on n’a jamais vraiment parlé de « petite » prostitution à Québec, j’ai décidé de tenter un reportage sur la question. Pourquoi pas ? Et bien sûr, si moi l’ex-psychiatrisé, le divorcé et père à temps partiel, j’embarque dans pareille galère, c’est aussi pour donner un peu de sens à ma vie, me réconcilier avec moi-même.
Les gars de la O’keefe partent, ceux de la Molson s’amènent ; Pauline remonte les stores de la vitrine, et des myriades de poussières d’or se mettent à scintiller dans la lumière du jour. Dans la toilette des femmes, le concierge Rancourt promène sa moppe en jurant, et vis- à-vis de moi, dans l’autre allée, Jules alias monsieur le maire, pianote d’un air inquiet sur sa bouteille vide. Comme pour tous les chambreurs, c’est le boss Richard qui gère son chèque mensuel d’assistance sociale et le vieux Jules n’a droit qu’à deux grosses « quilles » par jour. Un supplice, pour cet ancien surintendant déchu de la Salvation Army , une bénédiction pour ceux qui doivent le ramasser quand il roule à terre frappé d’épilepsie. Assis à la même banquette, Vézina, un ancien caporal de l’armée qui aime bien me siphonner, fixe lui aussi son verre vide d’un air incrédule. Je les aime bien ces deux bougres-là, ils me font bien rire à l’occasion, et je m’efforce de ne pas trop les juger même si de le faire me soulage un peu de mes propres turpitudes.
Les livreurs de bière s’en vont et Patrick, le bras droit du patron, à moitié irlandais, s’emploie à vérifier les recettes de la veille. La caisse tintinnabule de plus en plus souvent, les bouteilles s’entrechoquent, les armoires claquent, les ventilos peinent, le bar reprend vie. Au bout de ma rangée, Fernand, lui aussi chambreur et poivrot notoire, tète goulument un petit flacon de bagosse caché dans un sac de papier brun tandis qu’à côté, le pauvre Raymond est effondré, sa tête fatiguée entre ses mains. J’ai bien essayé tantôt de lui tirer quelques mots, mais le gars m’a rembarré sec et personne d’autre ne s’y est risqué. Chaque jour, c’est le même douloureux mutisme et le malheureux est de plus en plus isolé.
Midi approche. Fraîche et pétulante comme une rose, Nicole s’amène en faisant taper ses talons hauts sur le plancher. Une démarche unique que la sienne ! Avec ses joues bien rouges, son petit nez mutin et sa robe jaune à pois blancs, la mignonne blonde de quarante ans pourrait passer pour n’importe quelle secrétaire de bureau; rien dans





son allure n’indique que c’est une praticienne de la branlette recherchée, qui peut satisfaire de quatre à cinq clients chaque jour. Des p’tits vieux ceux-là, des solitaires complexés et des handicapés qu’elle soulage pour quarante ou cinquante dollars, souvent sans même avoir besoin de les toucher. Juste à les écouter, les bichonner, les materner… Ça devient une sorte de « travail social » de première ligne ! Nicole est aussi une femme d’affaires pragmatique, pétrie de gros bon sens et dotée d’une bonne dose de fatalisme; c’est la plus ancienne du lieu, et c’est elle qui fait office d’arbitre en cas de litige. Sa phrase fétiche : « La vie c’t’un combat ! », une phrase que je déteste, entendue ad nauseam depuis la mort tragique de Lizette.
Plus discrètes et maniérées, les deux sœurs Duguay viennent rejoindre la blondinette. Toutes deux viennent aussi du Bas-du-Fleuve et à

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