Le nommé Jeudi , livre ebook

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Gilbert Keith Chesterton (1874-1936)



"Le faubourg de Saffron Park s’étendait à l’est de Londres, rouge et déchiré comme un nuage au couchant, dessinant sur le ciel une silhouette fantastique de maisons bizarres, toutes construites en briques claires. Le sol même en était étrangement tourmenté.


On devait cette création à la fantaisie d’un spéculateur audacieux, qui possédait quelque vague teinture d’art. Il qualifiait l’architecture de son faubourg tantôt de « style Elizabeth », tantôt de « style reine Anne » ; sans doute, dans sa pensée, les deux souveraines n’en faisaient qu’une.


Dans le public, on traitait ce faubourg de colonie d’artistes. Non qu’aucun art y fût particulièrement cultivé, mais l’aspect, l’atmosphère en était « artiste ».


Endroit fort agréable, d’ailleurs, si ses prétentions au titre de centre intellectuel pouvaient passer pour exagérées. L’étranger, qui jetait pour la première fois un regard sur ces curieuses maisons rouges, devait faire sans doute quelque effort d’imagination pour se représenter la structure singulière de leurs habitants. Et, s’il rencontrait l’un d’eux, son impression n’en était pas modifiée. Cet endroit était non seulement agréable, il était parfait pour peu qu’on le considérât non comme truqué mais plutôt comme un rêve. Si ce n’étaient pas des artistes qui habitaient là, l’ensemble n’en avait pas moins un caractère artiste.


Ce jeune homme, par exemple, avec ses longs cheveux châtains et sa mine impertinente, ne voyez pas en lui un poète : c’est un poème.


Ce vieux monsieur, avec sa vaste barbe sauvage et son vaste et sauvage chapeau, ce vénérable charlatan, ce n’est pas un philosophe : c’est un thème de philosophie."



Roman policier métaphysique.


Deux poètes, Gabriel Syme et Lucien Gregory, sont en total désaccord lors d'une discussion : Pour Syme, l'art et la poésie n'ont rien à voir avec l'anarchie ; Gregory n'y comprend rien et n'est qu'un anarchiste de salon... Ce dernier décide de lui prouver qu'il a tord...

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Publié par

Date de parution

22 octobre 2022

Nombre de lectures

1

EAN13

9782384421404

Langue

Français

Le nommé Jeudi
Un cauchemar


Gilbert Keith Chesterton

Traduit de l'anglais par Jean Florence


Octobre 2022
Stéphane le Mat
La Gibecière à Mots
ISBN : 978-2-38442-140-4
Couverture : pastel de STEPH'
lagibeciereamots@sfr.fr
N° 1138
I
Les deux poètes de Saffron Park

Le faubourg de Saffron Park s’étendait à l’est de Londres, rouge et déchiré comme un nuage au couchant, dessinant sur le ciel une silhouette fantastique de maisons bizarres, toutes construites en briques claires. Le sol même en était étrangement tourmenté.
On devait cette création à la fantaisie d’un spéculateur audacieux, qui possédait quelque vague teinture d’art. Il qualifiait l’architecture de son faubourg tantôt de « style Elizabeth », tantôt de « style reine Anne » ; sans doute, dans sa pensée, les deux souveraines n’en faisaient qu’une.
Dans le public, on traitait ce faubourg de colonie d’artistes. Non qu’aucun art y fût particulièrement cultivé, mais l’aspect, l’atmosphère en était « artiste ».
Endroit fort agréable, d’ailleurs, si ses prétentions au titre de centre intellectuel pouvaient passer pour exagérées. L’étranger, qui jetait pour la première fois un regard sur ces curieuses maisons rouges, devait faire sans doute quelque effort d’imagination pour se représenter la structure singulière de leurs habitants. Et, s’il rencontrait l’un d’eux, son impression n’en était pas modifiée. Cet endroit était non seulement agréable, il était parfait pour peu qu’on le considérât non comme truqué mais plutôt comme un rêve. Si ce n’étaient pas des artistes qui habitaient là, l’ensemble n’en avait pas moins un caractère artiste .
Ce jeune homme, par exemple, avec ses longs cheveux châtains et sa mine impertinente, ne voyez pas en lui un poète : c’est un poème.
Ce vieux monsieur, avec sa vaste barbe sauvage et son vaste et sauvage chapeau, ce vénérable charlatan, ce n’est pas un philosophe : c’est un thème de philosophie.
Ce personnage aux apparences doctorales, au crâne chauve et brillant comme un œuf, au long cou décharné comme celui d’un oiseau, n’a aucun droit aux dehors de savant qu’il se donne ; il n’a fait aucune découverte en biologie : mais n’est-il pas lui-même la plus extraordinaire créature que puissent étudier les biologistes ?
Voilà, disons-nous, le bon point de vue d’où il convenait d’observer le faubourg de Saffron Park : non pas un atelier d’artistes, mais une œuvre d’art, délicate et parfaite. On avait, en y entrant, l’impression qu’on allait prendre part à quelque comédie.
Ce charme de l’irréel était surtout sensible le soir, quand les toits bizarres se découpaient en valeurs sombres sur le couchant et que tout le chimérique endroit se détachait, en quelque sorte, visiblement du monde ordinaire, comme une nuée flotte dans le ciel. Ce charme était, véritablement, irrésistible les soirs de fête locale, quand de grosses lanternes vénitiennes, fruits monstrueux des arbres nains, illuminaient les jardinets.
Et ce charme fut plus sensible, plus irrésistible que jamais, un certain soir dont on se souvient encore dans le voisinage et dont le poète aux cheveux châtains fut le héros.
Il avait été, du reste, le héros de bien d’autres soirs avant celui-là. Il ne se passait guère de jour qu’on ne pût entendre, dès le crépuscule tombé, la voix haute et professorale de ce jeune homme dicter, du fond de son petit jardin, des lois à l’humanité entière, et plus particulièrement aux femmes. L’attitude des femmes, dans ces occasions, était même fort remarquable. Elles appartenaient presque toutes – je parle de celles qui habitaient le faubourg – à la catégorie des émancipées, et faisaient en conséquence profession de protester contre la suprématie du mâle. Or, ces personnes « nouvelles » étaient toujours disposées à vous accorder cet honneur que jamais aucune femme ordinaire n’accorde à aucun homme : elles vous écoutaient tandis que vous parliez.
À vrai dire, M. Lucien Gregory méritait qu’on l’écoutât, ne fût-ce que pour rire, ensuite, de ses discours. Il débitait la vieille fable de l’anarchie de l’art et de l’art de l’anarchie avec une certaine fraîcheur, un ragoût d’insolence où l’on pouvait trouver quelque bref agrément.
L’originalité de son aspect physique le servait à souhait, et il savait en jouer, en connaissant la valeur. Ses cheveux d’un rouge sombre, séparés au milieu, étaient longs comme des cheveux de femme ; ils bouclaient en décrivant les molles courbes dont les peintres préraphaélites ne manquent pas d’agrémenter les chevelures de leurs Vierges. Mais de ce cadre mystique jaillissait une face large et brutale ; le menton avançait avec une expression méprisante qui sentait le cockney. Ce contraste surexcitait jusqu’à la peur une galerie de femmes neurasthéniques : elles goûtaient ce blasphème vivant, cette combinaison d’ange et de singe.
La soirée dont il s’agit restera mémorable tout au moins par son étonnant coucher de soleil. Un coucher de soleil de fin du monde. Tout le ciel paraissait couvert d’un plumage palpable et vivant. Un ciel plein de plumes, de plumes qu’on croyait sentir vous effleurer le visage. Au milieu du dôme céleste, ces plumes étaient grises, avec de bizarres touches de violet, de mauve, de rose, de vert pâle invraisemblablement. Mais il est impossible de rendre la transparence et le ton passionné de l’occident ; les dernières plumes, d’un rouge feu, couvraient le soleil comme une chose trop belle pour que personne méritât de la voir. Et tout cela était si rapproché du sol qu’on ne pouvait s’expliquer le phénomène. L’empyrée tout entier semblait l’expression d’un secret impénétrable. Il était l’image et l’expression de cette splendide petitesse qui est l’âme du patriotisme local : le ciel même paraissait petit.
Les uns, donc, se rappelleront cette soirée à cause de l’oppression que faisait peser le ciel ; les autres, parce qu’elle marqua l’apparition d’un second poète à Saffron Park.
Longtemps le révolutionnaire aux cheveux rouges avait régné sans rival. Le soir du fameux coucher de soleil, sa solitude prit subitement fin.
Le nouveau poète, qui se présentait sous le nom de Gabriel Syme, avait les apparences d’un mortel de mœurs fort douces. Les cheveux d’or pâle ; la barbe blonde, taillée en pointe. On le soupçonnait, toutefois, assez vite d’être moins doux qu’il n’en avait l’air.
Son entrée fut signalée par un différend entre lui et le poète établi, Gregory, sur la nature même de la poésie. Syme se donna pour le poète de la Loi, le poète de l’Ordre, – bien plus : le poète des Convenances. Les gens de Saffron Park le regardèrent avec stupeur, comme s’il venait de tomber de l’impossible ciel de ce soir-là.
M. Lucien Gregory, le poète anarchiste, remarqua expressément qu’il y avait entre les deux phénomènes un rapport :
– Sans doute, dit-il à sa façon brusque et lyrique, sans doute il fallait une soirée comme celle-ci, il fallait ces nuages aux couleurs cruelles pour que se montrât à la terre un monstre tel qu’un poète convenable. Vous dites que vous êtes le poète de la loi : je dis que vous êtes une contradiction dans les termes. Je m’étonne que nulle comète et pas le moindre tremblement de terre n’ait annoncé votre présence dans ce jardin.
L’homme aux doux yeux bleus et à la pâle barbe en pointe se laissa foudroyer d’un air soumis et solennel.
Une troisième personne du groupe, Rosamonde, la sœur de Gregory, qui avait des cheveux tout pareils à ceux de son frère, mais un visage plus agréable, éclata de rire, et dans le ton de ce rire, elle mit ce mélange d’admiration et de désapprobation qu’elle éprouvait pour l’oracle de la famille.
Gregory reprit, avec l’aisance et la bonne humeur d’un orateur de grand style :
– Artiste, anarchiste ; personnages identiques, termes interchangeables. L’homme qui jette une bombe est un artiste, parce qu’il préfère à toutes choses la beauté d’un grand instant. Il sait qu’un jet éblouissant de lumière, un coup de tonnerre harmonieux ont plus de prix que les corps vulgaires de quelques informes policemen. L’artiste nie tous les gouvernements, abolit toutes les conventions. Le désordre, voilà l’atmosphère nécessaire du poète. Si je me trompais, il faudrait donc dire que le métropolitain de Londres est la chose la plus poétique du monde !
– Il faut le dire, en effet, répliqua Syme.
– Ridicule ! Non-sens ! s’écria Gregory qui devenait tout à coup très raisonnable dès qu’un autre se permettait devant lui quelque paradoxe.
– Pourquoi, continua-t-il, tous les employés, tous les ouvriers qui prennent le métropolitain ont-ils l’air si triste et si fatigué, si profondément triste et fatigué ? Je vais vous le dire. C’est parce qu’ils savent que le train va comme il faut . C’est parce qu’ils savent qu’ils arriveront à la station pour laquelle ils ont pris leur billet. C’est parce qu’ils savent qu’après Sloane Street la prochaine station sera Victoria et jamais une autre que Victoria. Oh ! quel ravissement, comme tous ces yeux morts jetteraient soudain des rayons, comme toutes ces âmes mornes seraient emparadisées, si la prochaine station, sans qu’on pût dire pourquoi, était Baker Street !
– C’est vous qui manquez de poésie, répliqua Syme. Si ce que vous dites des employés est vrai, c’est qu’ils sont aussi prosaïques que votre poésie. Le rare, le merveilleux, c’est d’atteindre le but ; le vulgaire, le normal, c’est de le manquer. Nous admirons comme un beau poème épique qu’un homme d’une flèche tirée de son arc frappe un oiseau, loin dans le ciel. N’est-il pas tout aussi épique que l’homme au moyen d’une sauvage machine atteigne une lointaine station ? Le chaos est stupide, et, que le train aille à Baker Street ou à Bagdad ou n’importe où quand c’est à Victoria qu’il devrait aller, c’est le chaos. L’homme n’est un magicien que parce qu’il peut aller à Victoria, ayant dit : Je veux aller à Victoria. Gardez pour vous vos livres de vers ou de prose ; moi, je verserai des larmes d’orgueil en lisant un horaire. Gardez votre Byron qui commémore les défaites des

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