Le dernier jour de juillet
161 pages
Français

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Le dernier jour de juillet , livre ebook

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Description

Fiat iustitia, pereat mundus. Que la justice s’accomplisse, le monde dût-il périr. DIMANCHE 30 JUILLET 1944 Varsovie sentait le brasier de juillet, les parquets fraîchement cirés, l’approche du soir et la lavande en fleur. Anna répétait souvent qu’il s’agissait là d’un véritable miracle : en cette sixième année d’occupation allemande, les habitants de la capitale avaient transformé la moindre parcelle de terre non recouverte de pavés en potagers minuscules ou en champs de patates, alors que sous les fenêtres de leur immeuble, à l’angle des rues Długa et Bielańska, à deux cents mètres à peine du siège de la Banque de Pologne, un carré de pelouse avait survécu, un carré assez large, bien que négligé, recouvert de matthioles, de soucis et, donc, de lavande. Antoni Chlebowski ferma les yeux et regarda sa femme. Blonde et souriante, Anna se tenait devant une fenêtre ouverte. Le vent agitait les rideaux qui ondulaient de chaque côté de sa silhouette. Elle ressemblait à un ange aux ailes déployées. Prête à l’envol. – Tu devrais prendre davantage soin de toi. Antoni sourit, ajusta ses lunettes à verres épais, s’adossa confortablement au dossier de sa chaise et étendit ses jambes devant lui. Il n’arrivait pas à détourner les yeux de sa femme ; elle était aussi gracieuse que le jour où ils s’étaient rencontrés.

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Date de parution 05 juin 2014
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EAN13 9782810412914
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0700€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Fiat iustitia, pereat mundus. Que la justice s’accomplisse, le monde dût-il périr.
DIMANCHE 30 JUILLET 1944

Varsovie sentait le brasier de juillet, les parquets fraîchement cirés, l’approche du soir et la lavande en fleur. Anna répétait souvent qu’il s’agissait là d’un véritable miracle : en cette sixième année d’occupation allemande, les habitants de la capitale avaient transformé la moindre parcelle de terre non recouverte de pavés en potagers minuscules ou en champs de patates, alors que sous les fenêtres de leur immeuble, à l’angle des rues Długa et Bielańska, à deux cents mètres à peine du siège de la Banque de Pologne, un carré de pelouse avait survécu, un carré assez large, bien que négligé, recouvert de matthioles, de soucis et, donc, de lavande.
Antoni Chlebowski ferma les yeux et regarda sa femme.
Blonde et souriante, Anna se tenait devant une fenêtre ouverte. Le vent agitait les rideaux qui ondulaient de chaque côté de sa silhouette. Elle ressemblait à un ange aux ailes déployées. Prête à l’envol.
– Tu devrais prendre davantage soin de toi.
Antoni sourit, ajusta ses lunettes à verres épais, s’adossa confortablement au dossier de sa chaise et étendit ses jambes devant lui. Il n’arrivait pas à détourner les yeux de sa femme ; elle était aussi gracieuse que le jour où ils s’étaient rencontrés. On aurait juré que les années n’entamaient en rien sa beauté, que les rudes hivers sous l’occupation, le manque de bois de chauffe et de nourriture, la terreur des rafles, des arrestations, des délations et des exécutions sommaires étaient passés à côté d’elle sans l’effleurer.
– Tu devrais prendre davantage soin de toi, répéta-t-elle. Tu devrais manger plus. Madame Waleria fait tellement d’efforts ! Tu n’imagines pas de quels stratagèmes elle doit user chaque jour pour se procurer les légumes du déjeuner. Tu devrais sortir plus souvent, faire de l’exercice. Je sais, tu as ici tout ce dont tu as besoin…
Elle parcourut du regard les rangées de livres disposés derrière la vitre d’une large bibliothèque.
– … mais il n’est pas conseillé de passer sa journée assis derrière le bureau. Je suis ravie que tu étudies toujours les codes. Après tout, cette histoire sera bientôt terminée et tu pourras rouvrir ton cabinet. Mais qui engagera un avocat voûté et rachitique incapable de prononcer trois phrases sans un accès de toux ?
Elle se tut, s’approcha de son poste de travail, redressa l’abat-jour en cristal de la lampe. Elle joua un instant avec le coupe-papier, déplaçant de sa pointe les dossiers d’anciennes affaires disposés en rangs.
– Tu verras, ce sera bientôt fini.
Chlebowski sourit de nouveau et acquiesça du menton. Il ne cessait de regarder ses hanches prises dans une jupe qui descendait jusqu’aux genoux. Ne voulant pas l’inquiéter, il n’évoqua pas l’immeuble de son cabinet qui avait brûlé en 1939, ni son associé, Isaak Stock – son association avec un Juif lui avait valu une interdiction d’exercer et Isaak avait été déporté en 1941 – ni la mort de la plupart de leurs anciens clients lors de la liquidation du ghetto. Il ne souhaitait pas l’attrister avec ces choses-là. Tout ce qu’il désirait, à ce moment précis, c’était la regarder et écouter sa voix.
On frappa doucement à la porte ; il quitta Anna des yeux et tourna la tête vers l’entrée. Il décida de ne pas réagir dans l’espoir que l’importun se dirigerait vers un autre appartement, mais celui-ci frappa de nouveau, d’un geste plus fort et plus énergique. Antoni soupira, repoussa sa chaise. Il fit pivoter la clé, puis la poignée.
Au milieu du corridor se tenait une jeune femme partiellement masquée par la pénombre, aux cheveux lisses, tirés en arrière et munie d’un sac en bandoulière. Il ouvrit complètement et la laissa entrer à contrecœur.
La femme traversa le seuil, observa les murs d’où pendaient des pans de papier peint, jeta un coup d’œil à la chaise disposée seule au milieu de la chambre, à la vitre brisée de la bibliothèque. Elle grimaça en inspirant l’odeur de moisissure puis entrouvrit la fenêtre après avoir saisi avec précaution sa poignée poisseuse. À l’extérieur s’étalait une courette étroite et sombre. La senteur du lard et des oignons cuits à l’étouffée s’échappait de la lucarne de la cuisine du rez-de-chaussée.
– Tu as encore parlé avec elle.
Antoni s’empourpra, replaça ses lunettes sur son nez. Il se sentit las, eut l’impression de vieillir de dix ans en un seul instant. Il ne voulait parler à personne, il ne souhaitait pas que quiconque puisse le voir.
– Antoni, elle est partie. Tu ne peux pas te parler à toi-même à longueur de temps. Elle n’est plus là.
Elle observa cet homme éteint aux pupilles tristes cachées derrière des verres trop épais. Elle savait qu’il avait à peine plus de quarante ans, mais son expression fatiguée, un brin mélancolique, ses lèvres qui avaient perdu l’habitude de sourire, ainsi que son visage émacié, rasé de près, lui donnaient l’aspect d’un quinquagénaire. Dès le début, lorsqu’elle avait reçu l’ordre de devenir l’agent de liaison de Chlebowski, elle avait dû s’occuper de lui : c’est elle qui lui avait trouvé un appartement calme, propre et adéquat pour le travail qu’il devait accomplir ; c’est elle qui l’avait inscrit sur la liste des employés de l’usine de transformation de légumes Loska & Fils ; c’est encore elle qui encaissait son salaire, payait le loyer à madame Waleria, retirait et convertissait ses tickets de rationnement. Dans un premier temps, elle avait cru que l’avocat sans licence était trop inadapté pour s’en sortir dans la réalité de la ville occupée. Après quelques mois, elle avait compris qu’Antoni se trouvait tout simplement ailleurs, que ses pensées s’échappaient très loin et que la réalité ne l’intéressait plus du tout. Il ne prêtait guère attention aux conditions de son habitat, au froid ou au manque de nourriture, il ne faisait que s’asseoir dans l’obscurité et passait des heures en tête-à-tête avec ses souvenirs.
Elle rechignait à l’admettre, mais elle avait un faible pour cet homme grand et triste. Elle appréciait sa compagnie silencieuse. Ses mains longues et fortes lorsqu’il tapait à la machine, son visage intelligent, concentré, son front haut négligemment recouvert par une vaguelette de cheveux couleur des blés, tout cela était agréable à contempler. Bien qu’elle cherchât à cacher à madame Waleria la nature de ses sentiments, elle craignait que la vieille propriétaire n’ait depuis longtemps remarqué la trop grande fréquence de ses visites dans l’immeuble de la rue Długa, et cela même si l’on prenait en compte son service d’agent de liaison.
Elle revenait tous les deux ou trois jours. Chlebowski ne parlait pas beaucoup – rester seul était son passe-temps favori. Il était capable de fixer pendant des heures un point lointain ou quelque chose qu’il était seul à voir, mais sa plume n’avait rien perdu de son habilité et la précision des démonstrations du juriste d’avant-guerre demeurait intacte. En tant qu’officier réserviste, il avait immédiatement cherché à prendre contact avec le mouvement de résistance fraîchement constitué après la déroute de septembre 1939. Il y était parvenu après plusieurs mois, grâce à la recommandation d’un ancien confrère du barreau qui, tout comme lui, avait été radié des listes de la profession en raison de sa collaboration passée avec des avocats juifs. Une perte partielle de la vue, conséquence de l’explosion d’une bombe incendiaire ce septembre-là, avait exclu Antoni du combat armé, mais son aisance d’écriture et son style clair et accessible l’avaient rendu utile sur un autre front. Espacées de quelques jours, parfois de quelques semaines, les commandes lui étaient transmises par cette femme ; il pouvait s’agir de bribes d’information à réunir dans un seul article consacré aux débâcles allemandes à l’est, de la rédaction d’un appel aux cheminots, de la construction d’un feuilleton censé redonner courage à la population opprimée de la capitale. Parfois, c’est lui qui proposait un texte ; il le lui remettait et lorsque sa trouvaille rencontrait l’approbation de ses supérieurs, l’article était publié dans le Bulletin d’information , un journal clandestin polonais, ou dans un des feuillets germanophones disposés dans les endroits fréquentés par les soldats de la Wehrmacht. Initialement, la jeune femme le rejoignait dans le réduit à l’arrière de l’immeuble de la rue Zbożowa ; ensuite, lassée des relents de moisissure qui imprégnaient son manteau après chaque visite, elle avait pris la décision de lui trouver un autre local. Par un heureux concours de circonstances, la pension tenue par une femme de sa connaissance avait vu se libérer une place dans les combles, une petite pièce avec vue sur la cour.
Peu de gens manifestaient leur intérêt pour cette chambre. Tout le monde dans le voisinage gardait à l’esprit les événements survenus deux ans auparavant, lorsque les Allemands avaient organisé une rafle de Juifs rue Długa. La mansarde était alors occupée par un marchand de tabac d’avant-guerre qui y séjournait avec sa femme et ses deux filles sous un nom d’emprunt et avec de faux papiers. L’homme, craignant le camp et les tortures, avait tué ses deux filles en les pendant à l’aide d’une corde attachée au lustre. Après ses filles, il avait pendu sa femme avant d’enfiler lui-même le nœud coulant autour de son cou. Malheureusement, le lustre n’avait pas supporté son poids et le marchand avait chuté au sol avec un large pan du plafond – celui-ci en gardait encore la trace sous la forme d’une cicatrice grossièrement refermée. Entendant les pas des soldats dans l’escalier, le Juif avait attaché la corde à la poignée, l’avait jetée par-dessus la porte et, avant que la Gestapo ne puisse atteindre les combles, il s’était suicidé dans l’entrée, les cadavres de sa femme et de ses deux filles gisant à ses pieds.
Antoni n’avait pas réfléchi longtemps, il avait haussé les épaules et approuvé de la tête, comme si l’endroit où il allait vivre et travailler ne le con

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