Jeu de dames
218 pages
Français

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Description

Prélude La jeune femme court sur le sentier qui borde le périphérique. Rythme soutenu. Foulées allongées. Déroulé du pied, du talon aux orteils. Une fine couche de gel nappe peu à peu le chemin de terre, figeant les cailloux sur le sol sec, rendu aussi dur que le revêtement d’une piste d’athlétisme par le froid cinglant. Chaque appui, chaque impulsion fait vibrer tout le corps de la joggeuse et se répercute, résonne, se propage comme une onde dans ses os et ses articulations. Ses baskets peinent à amortir les chocs répétés. Une pellicule blanche, immaculée, tapisse la haie mal entretenue, ainsi que l’herbe clairsemée qui recouvre la parcelle de terrain jusqu’à la bretelle d’autoroute. Le thermomètre a chuté sous la barre du 0 degré. La jeune femme laisse échapper un nuage de vapeur éphémère à chaque expiration, à travers son cache-nez en laine qui lui mange le visage, mais sa respiration est contrôlée, régulière. Son rythme cardiaque caracole autour des quatre-vingt-dix battements par minute : une bonne moyenne. Elle poursuit sa course, indifférente au froid mordant de la fin novembre. Ses cheveux sont emprisonnés dans un bonnet noir, fin, tendu comme un tipi sur sa tête. Polaire sur le dos, fermeture Éclair remontée jusqu’aux narines, par-dessus le cache-nez, legging molletonné avec la marque de la virgule inscrite sur les fesses : sa tenue de sport la recouvre comme une seconde peau, très suggestive, ne laissant aucune place à l’imagination.

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Informations

Publié par
Date de parution 17 octobre 2019
Nombre de lectures 23
EAN13 9782819506003
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0500€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Prélude

La jeune femme court sur le sentier qui borde le périphérique.
Rythme soutenu. Foulées allongées. Déroulé du pied, du talon aux orteils.
Une fine couche de gel nappe peu à peu le chemin de terre, figeant les cailloux sur le sol sec, rendu aussi dur que le revêtement d’une piste d’athlétisme par le froid cinglant. Chaque appui, chaque impulsion fait vibrer tout le corps de la joggeuse et se répercute, résonne, se propage comme une onde dans ses os et ses articulations. Ses baskets peinent à amortir les chocs répétés. Une pellicule blanche, immaculée, tapisse la haie mal entretenue, ainsi que l’herbe clairsemée qui recouvre la parcelle de terrain jusqu’à la bretelle d’autoroute. Le thermomètre a chuté sous la barre du 0 degré.
La jeune femme laisse échapper un nuage de vapeur éphémère à chaque expiration, à travers son cache-nez en laine qui lui mange le visage, mais sa respiration est contrôlée, régulière. Son rythme cardiaque caracole autour des quatre-vingt-dix battements par minute : une bonne moyenne.
Elle poursuit sa course, indifférente au froid mordant de la fin novembre.
Ses cheveux sont emprisonnés dans un bonnet noir, fin, tendu comme un tipi sur sa tête. Polaire sur le dos, fermeture Éclair remontée jusqu’aux narines, par-dessus le cache-nez, legging molletonné avec la marque de la virgule inscrite sur les fesses : sa tenue de sport la recouvre comme une seconde peau, très suggestive, ne laissant aucune place à l’imagination. Les vêtements sombres épousent parfaitement toutes les courbes de sa silhouette gracieuse.
Après deux grossesses et le cap des trente-cinq ans tout juste franchi, elle reste bien conservée. Du moins c’est ce qu’elle estime quand elle s’ausculte devant la glace de la salle de bains – en toute modestie –, ou qu’elle interprète les regards libidineux des hommes qui la croisent. Surtout dans cette tenue.
Ce soir-là, cependant, le running n’a pas l’effet antidépresseur escompté. Une course loin d’être salvatrice, mais qui, au contraire, la fait cogiter à plein régime. Les tracas de la vie quotidienne se bousculent dans son esprit. Elle rumine. Boulot. Famille. Crèche. Nounou. Boulot. Courses : qu’est-ce qu’on va manger demain ? Congés. Boulot. Me trouve-t-il toujours aussi attirante ? Boulot. Cadeaux de Noël – déjà ! Un mois sans sexe : pourquoi ne m’a-t-il pas touchée depuis des semaines ? Réponse, évidente : boulot. Boulot. Boulot !
Les pensées fusent, monopolisent sa concentration, annihilant les vertus revigorantes, apaisantes, presque euphorisantes de la course à pied : cette purge émotionnelle vitale pour son bien-être. Comme une drogue.
Jambe gauche, jambe droite ; elle continue son effort dans les ténèbres du sentier, sous l’éclat blême de la lune. Le ciel semble engorgé, prêt à exploser de confettis blancs. Des cristaux de givre, en suspension, flottent dans la nuit sans étoiles.
Météo France a annoncé de la neige sur Toulouse, mais aucun flocon n’est encore tombé sur la ville rose . Une ville rose qui, après des mois de terreur, est passée au rouge. Rouge comme les joues de la joggeuse. Rouge comme son smartphone qui la géolocalise, qui calcule la distance qu’elle a parcourue et, approximativement, enregistre ses paramètres vitaux. Rouge comme les écouteurs de son iPod intemporel qui lui balance la voix mélancolique d’Ed Sheeran dans les oreilles.
Rouge comme les feux arrière de l’utilitaire qui est sorti du périphérique et qui rétrograde avant l’arrivée au carrefour.
Le moteur du bolide rugit. La joggeuse tourne la tête en direction du raffut.
Une seconde d’inattention. Seulement.
Et alors que le chanteur roux entonne le refrain de Shape of You dans ses tympans, la jeune femme grimace, interrompt sa course et attrape sa cheville gauche en sautillant.
L’articulation a tourné. C’est ce qu’elle imagine.
Au niveau du carrefour, le feu passe au rouge. L’utilitaire ralentit. La joggeuse surgit de l’orée du bosquet. Elle boitille, ostensiblement. Les muscles de son visage sont contractés. La douleur semble fulgurante. Elle avance à cloche-pied, franchit la barrière rouge et blanc saupoudrée de gel, qui interdit l’accès du sentier aux véhicules à moteur. Elle regagne le bitume.
À l’angle du carrefour, une salle de sport déserte. Les vélos et les tapis roulants s’alignent tels des spectres derrière les grandes fenêtres, comme s’ils récupéraient après une journée entière à supporter le poids des assoiffées de fitness et autres adeptes du culte du corps parfait . L’endroit est sinistre. Silencieux. Sur la gauche, la bretelle – sortie 16 –, le feu tricolore, les passages piétons qui précèdent le pont du périphérique.
L’utilitaire s’immobilise. Au point mort.
La jeune femme hésite. Puise dans son courage. Elle doit demander de l’aide. Toujours en boitant, elle extrait les écouteurs de ses oreilles et se dirige vers le véhicule à l’arrêt. Vitres teintées à l’arrière. Forme humanoïde à l’avant, derrière le volant, encapuchonnée dans un sweat noir.
Les lumières des réverbères projettent un halo exsangue, étouffé par l’épaisseur de la nuit. Aucun son, pas même une bourrasque ni le bruit d’une accélération sur l’autoroute qui passe en hauteur sur le pont.
La joggeuse avale sa salive avec difficulté. Des pétales de gel dansent autour d’elle et se déposent sur ses vêtements. La peur se distille dans son organisme comme un poison. Sueurs froides. Bouche sèche. Membres glacés. Depuis qu’elle ne court plus, le froid la paralyse. Un point de côté pulse dans son flanc droit. Elle se masse toujours la cheville, haletante. Tous les muscles de son faciès sont contractés en une expression de souffrance intense.
Derrière la vitre, la forme tourne la tête dans sa direction. Son visage est plongé dans l’ombre. Méconnaissable. Angoissant. La joggeuse titube encore vers le passage piéton. À cloche-pied. La camionnette est à quelques mètres. Le feu passe au vert, celui des piétons est au rouge, mais l’utilitaire, lui, ne bouge pas.
La vitre du côté passager descend dans un bruit électrique.
Au loin, un scooter pétarade ; des véhicules tombent les rapports à l’approche du carrefour.
La vitre est grande ouverte. La jeune femme découvre les traits du conducteur.
Le temps s’arrête. Un troisième œil la dévisage.
 
L’index s’enroule autour de la détente comme un serpent et appuie d’un coup sec.
Le Glock 17 crache son venin Parabellum 9 mm au visage frigorifié de la joggeuse. La douille s’éjecte contre le plafond de l’utilitaire, ricoche, retombe sur le siège passager. Un trou éclot sur le front de la jeune femme ; la balle se fraye un chemin jusqu’au fond de la boîte crânienne, broyant, déchiquetant, pulvérisant tout sur son passage en une bouillie d’os, de sang et de matière cérébrale.
La joggeuse s’écroule sur le trottoir verglacé. Raide morte.
Le carrefour, qui semblait figé dans le temps et dans l’espace, s’anime brusquement.
Un enfant hurle. Un scooter pile sous le pont du périphérique. Un SUV écrase la pédale d’accélérateur. Un véhicule apparaît sur la bretelle d’autoroute à vive allure.
La vitre se referme dans le même bruit électrique. Le froid s’est immiscé dans l’habitacle, le chauffage tourne à fond, désembuant le large parebrise de l’utilitaire. L’odeur de poudre se conjugue à celle du désodorisant jonquille qui vacille sur sa cordelette, enroulée autour du rétroviseur intérieur. Le son de la radio est baissé au minimum, seul un murmure s’échappe des baffles de la camionnette. Le Glock rejoint sa cachette dans la poche centrale du sweat ample.
Levier de vitesse. Embrayage. Accélération.
L’utilitaire mugit, dérape sur la fine couche de gel sur quelques mètres et traverse le carrefour. Il croise le SUV, le scooter, et distance le véhicule qui approchait dans le rétroviseur.
Du fond de sa capuche noire, la silhouette tourne la tête de façon effrénée et saccadée, étudiant chacun de ses rétroviseurs. Ses doigts tambourinent contre le volant alors qu’il enclenche la seconde – le moteur rugit à nouveau –, et s’engage sur la bretelle pour regagner le périphérique.
La camionnette file vers le sud de Toulouse sur l’A61. Direction Saint-Orens. Montpellier. Puis Barcelone. Elle roule en surrégime, ignorant les limitations de vitesse. Quatre-vingt-dix, cent dix, cent trente kilomètres-heure.
Elle s’évapore dans le réseau autoroutier.
1
Jeudi 30 novembre, 23 h 30

Ludovic n’a pas spécialement hâte de rentrer chez lui.
Il sait ce qui l’attend, et la perspective d’une nouvelle altercation ne l’encourage pas vraiment à regagner sa maison. Il visualise déjà la scène : sa femme, prostrée sur le canapé d’angle, un plaid sur les jambes, devant une série américaine à la con, un verre de Tariquet dans la main et l’esprit embrouillé par les saloperies chimiques qu’elle gobe du matin au soir. Sous l’emprise d’un cocktail alcool-anxiolytique, voilà comment il imagine sa charmante épouse, patientant dans leur pavillon de Balma, à la périphérie de Toulouse.
Non, pas de quoi être pressé de retourner chez lui. Vraiment pas.
Les jumelles doivent être au lit, normalement, depuis longtemps – si l’autre y a pensé –, et Ludovic n’aura même pas le plaisir de les border ni de leur fredonner la berceuse du soir. Il devra juste endurer les accusations et le sermon de sa femme désinhibée qui, grâce aux psychotropes, osera dire tout haut ce qu’elle a sur le cœur, comme chaque fois qu’il rentre aussi tard.
Les mêmes sujets reviendront sur le tapis, inévitablement : pourquoi rentres-tu à cette heure-ci ? Ton boulot accapare tout ton temps ! Occupe-toi un peu de tes filles, c’est toi qui les as voulues ! Qu’est-ce qui s’est passé, Ludo ? Que nous est-il arrivé ?
Mais Ludo le sait très bien, lui, ce qu’il s’est passé. Il vit avec une bonne femme incapable de faire quoi que ce soit avec ses dix doigts, de respecter quelques règles simples et qui, par-dessus le marché, ne cesse de lui faire la morale alors qu’il se démène corps et âme pour offrir un certain confort de vie à sa famille

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