Forteresses et autres refuges
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Forteresses et autres refuges , livre ebook

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Description

Il y a les souvenirs dont elle a hérité, ces histoires qui lui ont été tellement racontées qu’elles ont fini par faire partie intégrante de sa mémoire. Il y a les images floues qu’elle garde de son enfance et les récits à partir desquels elle s’est construite. Il y a aussi les souhaits qu’elle porte, des projections dans le futur qui prennent racine dans son passé. À travers l’histoire des premières années de sa mère et celle de ses dernières semaines, en passant par le souvenir des petits chaperons de toutes les couleurs que son père a imaginés pour elle enfant, Rafaële Germain tente de trouver des réponses à la question : que veut-on garder de ce que le monde a déposé en nous?

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 06 mars 2023
Nombre de lectures 0
EAN13 9782764450833
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0550€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

De la même autrice
Pour mémoire , en collaboration avec Dominique Fortier, Alto, 2019.
Un présent infini : notes sur la mémoire et l’oubli , Atelier 10, 2016.
Volte-face et malaises , Libre Expression, 2012 ; nouvelle édition, Stanké, 2015.
Deux folles et un fouet , en collaboration avec Jessica Barker, Trécarré, 2010.
Gin tonic et concombre , Libre Expression, 2008 ; nouvelle édition, Stanké, 2015.
Soutien-gorge rose et veston noir , Libre Expression, 2004 ; nouvelle édition, Stanké, 2015.


Projet dirigé par Danielle Laurin, directrice littéraire

Conception graphique et mise en pages : Nathalie Caron
Révision linguistique : Elise Schvartz
En couverture : Gracieuseté de l’autrice
Conversion en ePub : Fedoua El Koudri

Québec Amérique
7240, rue Saint-Hubert
Montréal (Québec) Canada H2R 2N1
Téléphone : 514 499-3000

Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada.
Nous remercions le Conseil des arts du Canada de son soutien. We acknowledge the support of the Canada Council for the Arts.
Nous tenons également à remercier la SODEC pour son appui financier. Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres – Gestion SODEC.


Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Titre : Forteresses et autres refuges / Rafaële Germain.
Noms : Germain, Rafaële, auteur.
Description : Mention de collection : III
Identifiants : Canadiana (livre imprimé) 20220034257 | Canadiana (livre numérique) 20220034265 | ISBN 9782764450819 | ISBN 9782764450826 (PDF) | ISBN 9782764450833 (EPUB)
Classification : LCC PS8589.R4739 F67 2023 | CDD C843/.6—dc23

Dépôt légal, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2023
Dépôt légal, Bibliothèque et Archives du Canada, 2023

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés

© Éditions Québec Amérique inc., 2023.
quebec-amerique.com



À Pierre-Alexandre, mon refuge


Le philosophe regarda ses paumes avec sé rieux pendant un long moment, comme s’il cherchait vraiment à soigner sa réponse, avant de dire enfin : Je ne sais pas pour les autres, mais moi j’étudie la philosophie pour mieux comprendre le monde.
À ce moment-là, certains levèrent les yeux vers les montagnes et virent à quel point la douceur du temps avait dégelé le bord des ravines, d’autres scrutèrent le fjord et virent où la vague se brisait sur l’écueil, ce qui lais sait prévoir du mauvais temps pour la pêche, et puis Ebbi et Bensi échangèrent un regard avant de tourner les yeux vers le philosophe et l’un des deux lui dit : Qu’est-ce que c’est donc, mon gars, que tu ne comprends pas ?
Bergsveinn Birgisson, Du temps qu’il fait Traduction française de Catherine Eyjólfsson


Les orphelins
La chambre était remplie de photos. Sur le petit pan de mur près de la grande fenêtre, ma mère, à quarante ans environ, entourée de ses trois filles dont deux sont déjà adultes. Sur la table de chevet, un portrait de mon père et elle qui se regardent en souriant, avec une complicité évidente. Derrière elle, au-dessus du lit, un montage de photos plus ou moins récentes que je lui avais offert pour un anniversaire lointain : ses parents sur le balcon de leur maison de Saint-Félicien ; sa mère, à dos de chameau et en talons hauts, devant les pyramides ; sa meilleure amie emportée il y a plus de vingt ans par un cancer ; mon père et moi dans le fauteuil rose du salon de ma petite enfance. Sur les autres pans de mur qui n’étaient pas occupés par des interrupteurs, des sonnettes d’alarme ou des plans de soins, deux immenses collages, un composé de photos de sa famille et un autre consacré aux artistes avec lesquels elle a travaillé durant sa carrière et aux côtés desquels on la voyait, presque toujours, resplendissante.
La plupart de ces photos étaient les seuls témoins, les seules preuves que le moment qu’elles représentaient avait bien été vécu. Parce que les souvenirs, les vrais, ceux qui vivent et se meuvent à l’intérieur et ne peuvent être fixés avec un petit aimant de couleur, n’existaient plus. L’Alzheimer avait presque fini de tout éteindre.
Si la science n’était pas là pour nous expliquer les choses ou si nous étions un tantinet plus superstitieux, on pourrait croire à un étrange cas d’amnésie contagieuse. Ma mère a commencé à perdre la mémoire durant la dernière année de vie de mon père, qui se mourait d’un cancer du cerveau dont une des conséquences était, justement, la lente érosion de ses souvenirs.
J’ai déjà écrit sur le désagrégement intérieur de mon père et j’ai longtemps été très déterminée à ne pas écrire sur celui de ma mère. Parce que j’avais un peu fait le tour, parce que je ne voulais pas être la fille qui écrit tout le temps sur ses parents, parce que j’en avais un peu plein mon casque, aussi, de ces parents qui avaient trop longtemps pris une place démesurée dans ma vie.
Mais voilà que cette occasion se présente : un récit construit autour de trois souvenirs. Or, si mes souvenirs à moi ne me semblent pas nécessairement transcendants, le fait est que j’ai vécu durant huit ans parmi ceux qui s’étiolent et se fanent, des champs de fin d’automne qu’aucun printemps ne fera plus renaître. J’ai assisté, deux fois plutôt qu’une, au rétrécissement d’une mémoire, à l’agonie d’un écosystème intérieur, à la mort lente de la perception qu’une personne a d’elle-même et du monde. Ça finit par donner une densité particulière au mot « souvenir ». À la mémoire, aussi, à ce qu’on laisse et ce qu’on garde, ce qui nous échappe et ce qu’on retient, ce qui surnage et ce qui est emporté.
On fait souvent le parallèle, facile et évident, entre les personnes souffrant d’Alzheimer et nos sociétés amnésiques qui ne se souviennent plus et méconnaissent leurs racines : dans les deux cas, l’intime comme le collectif, la perte de mémoire se fait aux dépens de la notion de soi et de l’identité. Ne plus se souvenir de son histoire, à l’échelle personnelle comme à l’échelle sociale, c’est commencer à s’éteindre.
On s’alarme beaucoup, sur certaines tribunes, de cette lente extinction des feux. On cherche des solutions, on exhorte étudiants et professeurs à se retrousser les manches, on se demande beaucoup quand est-ce qu’on l’a « échappé ». Parce qu’on se dit qu’évidemment, logiquement, ce n’est que par mégarde qu’on peut échapper quelque chose d’aussi important, d’aussi essentiel.
Mais qu’on y accorde une grande valeur ou pas, qu’on soit société ou individu, encore faut-il savoir que quelque chose est en train de nous glisser entre les doigts pour pouvoir le rattraper. On ne s’astreint pas à retenir ce qu’on est convaincu de posséder à tout jamais, encore moins quand on a une confiance absolue en sa propre invulnérabilité.
Collectivement, nous nous posons des questions, et je ne crois pas que qui que ce soit se berce de l’illusion d’une société québécoise invulnérable. Dans le cas de mes parents : jamais de questions, et fiez-vous sur eux pour se bercer jusqu’au naufrage.
Ainsi, l’extinction progressive de ce qu’ils étaient s’est faite, dans les deux cas, à leur insu. Ils l’ont entrevue, peut-être, du coin de l’œil, mais encore là, jamais regards ne furent détournés plus rapidement. C’est que mes deux parents étaient des ninjas du déni. Des as absolus du refus de voir les choses en face. D’infatigables warriors qui devant l’évidence ont dit : No way, nope, pas nous autres. Fuck you la mort. Dans ta face, Alzheimer, au pieu incurabilité de mon cancer, si je ne te nomme pas, tu ne m’auras pas.
Évidemment, on ne peut pas forcer quelqu’un à regarder sa mort et sa déchéance en face s’il refuse de reconnaître leur existence. Le geste est voué à l’échec, stérile par essence et cruel par nature. « Tu vas bientôt mourir. — Non, je vais bien. — Non, vraiment, tu vas mourir. — Impossible, je suis en parfaite santé. — Non, sans blague, j’insiste, ta vie tire à sa fin. — De quoi tu parles, je suis en super forme. » Pas la meilleure conversation pour animer un souper du dimanche. En général, vous l’avez une fois, puis vous réorientez à tout jamais les sujets de discussion sur les derniers mots mignons de votre fille ou la beauté des couchers de soleil.
Je caricature. Reste que dans le cas de mes parents, même les plus délicates pincettes se cassaient sur le béton armé de leur déni. Lorsque j’ai suggéré à mon père qu’il était peut-être sage de ne pas faire de plans à trop long terme en se sachant porteur d’un glioblastome multiforme de grade IV, il m’a répondu « Ben là toi aussi tu pourrais te faire frapper demain en sortant de chez vous ». Nous avons beaucoup parlé de couchers de soleil par la suite.
Aux médecins et aux proches un peu kamikazes qui leur suggéraient de « mettre de l’ordre dans leurs papiers », ils opposaient une fin de non-recevoir totale, tricotée dans une indignation qu’ils auraient voulu partager avec nous : « Pour qui qu’y se prend, lui ? » Le concept même de mandat d’inaptitude était une insulte, une gifle qui aurait dû être réservée aux incapables et aux désorganisés, à ceux qui méritaient cette indignité.
C’était une stratégie de survie, bien sûr. Leurs ego auraient fendu en deux s’ils avaient dû prendre en compte leur faiblesse, leur mortalité, leur inévitable vieillissement, des réalités à leurs yeux trop humiliantes, trop dommageables pour s’y associer sans être détruits. La mort, à la rigueur, ça se gérait, mais la vieillesse et la maladie étaient des erreurs de parcours, des pièges auxquels seuls les faibles se laissaient prendre.
Quand ma mère avait mon âge, elle répétait à qui voulait l’entendre, avec une conviction où s’entendait beaucoup de coquetterie, que si jamais elle apprenait qu’elle avait l’Alzheimer, elle n’hésiterait pas à demander à un de ses frères médecins « une petite piqûre ». Elle mentionnait généralement du même souffle son

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