Droit devant toi
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Description

Deux adolescents que tout oppose : l’un suit ses parents au fil des mutations de son père et ses relations familiales sont difficiles, l’autre est ancré dans la ferme paternelle et très proche des siens. Le premier cherche le bonheur dans l’adversité, le second grandit dans la sérénité. Une amitié puissante et exclusive unit pourtant les deux garçons. Mais quand de l’affection naît l’emprise, le drame n’est jamais bien loin. Sans savoir exactement où il plante ses racines ni s’il adviendra, la tension monte. Car la manipulation est une arme dangereuse, l’amour et le désir des détonateurs instables.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 16 février 2017
Nombre de lectures 0
EAN13 9791093552514
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0045€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

e’Borizu, 8 novemBre 1989
La nuit se précipite sur l’île. Demain matin le vieux charter à hélices déversera son flot quotidien de touristes sur l’unique piste de l’aéroport. Demain soir je partirai avec le vol de retour, pour la première fois depuis vingt ans. Vingt ans que je réside sur cette terre égarée. Depuis le jugement. Il me fallait impérativement une île. Je la trouvai parmi les plus acides, les plus sulfureuses. Une terre imprégnée par l’odeur des volcans. Des lèvres de lave brute comme celles d’une chatte de sorcière. Des dômes déchiquetés comme des seins mordus. Les premiers jours, j’arpentais sans cesse ce somptueux enfer en priant le ciel qu’un puits se réveillât et m’asphyxiât sous ses nuées ardentes. Je n’ai plus jamais quitté cet endroit. Circonscrire ainsi le champ de mon existence m’apporta l’il lusion de ne plus disposer d’un passé, englouti dans l’océan qui m’en séparait. Au dispensaire où je fus soigné d’un vilain tétanos dû à l’usage de lames de rasoir pas trop propres, l’infirmier qui me changeait mes pansements aux poignets me prit en sympathie. Grâce à ses relations, il m’aida à trouver une place de chauffeur dans
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l’agence locale. Je conduis les touristes pour leur ronde d’un jour à travers les volcans, rivé au volant de mon minibus. Matin et soir, j’emprunte le bac qui relie le port à PiléTon’, un îlot de pêcheurs. J’eus la chance de pouvoir m’y installer dans une maison basse face au chenal. J’y vis seul ou presque, si on veut bien considérer que ma solitude n’est pas altérée par les visites espacées d’une fille que j’embarque au crépuscule et débarque dès l’aube. Toujours la même, muette à l’exception de ses rares vagissements quand je lui singe bien l’amour. Ce n’est pas un hasard si elle est rousse. Autrement je lis. Je lis beaucoup. Cela me permet d’apprendre de nouveaux sentiments, de les comparer aux miens. Parfois ça m’inquiète. Parfois ça me rassure. Le terme approche. J’appréhende l’instant. Je pars demain. La nuit vient. Je ne dormirai pas. Sous la pergola, dans mon fauteuil en osier, je relirai ce texte écrit il y a bien longtemps. Écrit d’une étrange façon, je m’en souviens encore. Entre roman et récit, pour masquer un peu le fond sous la forme, la vérité sous ses accommodements comme un visage sous le fard. Une espèce de compromis entre le besoin de dire et l’envie de se taire. Une manière d’appel aussi, toujours resté sans réponse. Tireraije bénéfice de cette nouvelle lecture ? Y ajouteraije une fin ? Rêvons un peu : demain, aprèsdemain seront peutêtre lumineux. J’aimerais bien.
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Nous avions treize ans. Gilles était plus élancé que moi, plus musculeux, plus costaud. Ses yeux et ses cheveux noirs tout comme son teint mat lui donnaient un aspect ombrageux, mais il ne l’était pas, ce que son sourire chevalin confirmait dès qu’il l’esquissait en brassant l’air de ses longs bras terminés par des mains simiesques d’une grande habileté. Grand bricoleur, il savait rapidement remonter ce qu’il démontait, ce que j’étais bien incapable de réaliser de mes doigts pourtant fins de jeune et blond bourgeois maladroit. Nous étions dissemblables, ou du moins différents. À ses débuts je ne crois pas que notre amitié fût équitable. Je ne dus pas le fasciner comme il me fascina, le surprendre comme il me surprit, l’enrichir comme il m’enrichit. Je pris en lui plus qu’il n’emprunta chez moi. J’en reçus bien plus que je ne lui donnai. Je venais d’arriver dans ce bourg perdu en lisière d’un marais, un pâté de maisons vieillottes aux charpentes gondolées et aux murs veinés de colombages. À un kilomètre du centre, passé les dernières demeures, un embranchement sur la route principale conduisait à l’usine. L’ancienne tréfilerie datait de l’époque où les proches mines de fer, maintenant toutes fermées, étaient encore en activité.
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Reconvertie dans la fabrication d’accessoires de caoutchouc pour l’industrie automobile, elle n’employait plus qu’une vingtaine de salariés, seuls rescapés d’une époque plus glorieuse. Mon père venait d’en prendre la direction. Le collège m’attendait. J’allais le prendre en marche puisque nous avions déménagé fin février. La promotion paternelle de mon directeur de père à la tête de l’usine Pompador n’aurait pu attendre. Nous nous étions installés dans le pavillon fourni par la firme, à deux pas des ateliers, au fond de la cour caillouteuse, c’estàdire dans un endroit dénué de grâce qui, comble de bon heur, respirait plus souvent qu’à son tour les fumées de l’usine poussées par un fréquent vent d’ouest. J’eus le choix, privilège des fils uniques, entre trois chambres possibles dans la grande maison froide au toit de tuiles sales. Je pris celle qui donnait au nord, sur le marais. C’était ma septième chambre depuis ma naissance, signe évident d’une bougeotte paternelle que je devrais plutôt présenter comme la preuve de sa réussite sociale. Chaque fois que mon père progressait dans la hiérarchie, nous faisions nos bagages. Plus il gagnait de galons, moins nous nous voyions lui et moi. Mieux je m’en portais. Dommage, car il était très beau, très élégant, un peu gravure de mode, mais très « clas sieux ». J’aurais tant aimé être fier de lui ressembler. Il m’était douloureux de ne point y parvenir.
Mon palmarès jusqu’alors ne s’ornait que de séjours dans des villes de banlieue parisienne ou de province, toutes industrielles et dépourvues de verdure. D’où mon choix pour la chambre ouverte au marais, paysage quasiment martien pour un garçon habitué aux quartiers métalliques et aux horizons d’acier.
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Jamais d’amis, jamais le temps d’avoir d’amis, une enfance fragmentée à épisodes interrompus : j’étais un imprimé dans les dossiers de mon père, un accessoire dans la trousse à maquillage de ma mère. Mais je n’étais pas malheureux puisque je n’avais pas vécu d’autres expériences qui eussent pu m’ouvrir les yeux sur d’autres façons de vivre. Nos maisons n’étaient que des asiles fonctionnels, des lieux sans souvenir, des pensions où l’on passe. À treize ans passés, je ne m’étais jamais attaché à personne.
Attifé de neuf par ma mère qui tenait à ce que ma première sortie au milieu de mes nouveaux congénères laissât en eux une impression de chic et de propreté qui rejaillirait sur l’opinion qu’on se ferait de la famille, je pris le car scolaire dans mes plus beaux atours. Je venais de la ville : il fallait que ça se voie. D’une famille aisée : il fallait que ça se sente. Le pantalon de laine me déman geait le cul ; la chemise serrée, le col ; le parfum de toilette, les narines ; ma mère, trop attentive à me pomponner, les nerfs. Hérissé de partout, bougon à faire capoter les espoirs maternels, je m’assis à une place libre, à l’avant du car, soumis à une irré pressible envie de me gratter partout. L’autocar était garé sur la place de l’église, à côté d’un vieux hangar à cycles aux murs bardés d’ardoises et au toit en fibrociment. Pour être précis, ce ne fut pas Gilles que j’aperçus en pre mier mais les accessoires dont il était affublé : pinces à vélo, béret enfoncé jusqu’aux oreilles, suroît de marin. Un clown, un auguste ! Hilare, lèvres troussées par un sourire rejoignant le béret, il fit trois fois le tour de la place sur son biclou, un demi course aux sacoches rouges, bras en l’air, air de vainqueur, en
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rajoutant dans sa réponse aux saluts qui célébraient son exploit matinal, une corvée en fait que tous ces kilomètres vallonnés depuis chez lui jusqu’au point d’embarquement. Il se défit minutieusement, le béret d’abord qu’il ôta en ébouriffant sa tignasse noire, puis le suroît dans la poche duquel il glissa le couvrechef. Il rangea le tout dans les sacoches y compris les pinces à vélo. J’étais un petit monseigneur hanté par le ridicule, ce ridicule toujours au centre de l’aphorisme préféré de mon père : « Le ridicule ne tue peutêtre point, mais qu’estce qu’il égratigne ! » Certains trouvent tout beau, d’autres tout gris, d’aucuns tout cher, d’aucunes tout chou ; mon père trouvait tout ridicule. C’était sa référence, sa norme, son credo. Si ses yeux d’aigle avaient enserré Gilles sur sa bicyclette, il l’aurait trouvé ridicule. Voilà sans doute une des raisons pour lesquelles, immédiate ment, celuici me fascina. Mon attirance pour lui naquit d’une première tentative de séparation, à la fois symbolique et velléi taire, du père. Qui plus est, je découvrais qu’on pouvait être bien différent de l’image que je donnais sans que cela ne prêtât à se moquer, mais simplement à rire de bon cœur. Si j’étais du genre coincé, Gilles se comportait en parfait affranchi : allure déliée, propos spontanés, sans affèterie ni calculs, contrairement à moi qui avais tendance, par exemple, à m’excuser deux fois avant de demander pardon pour une peccadille ! Notre rapprochement s’opéra par une succession de touches prudentes et furtives. D’abord des coups d’œil furtifs, sous forme de longs uppercuts de diversion vers le ciel entrecoupant des directs timides vers les mirettes de l’autre. Le round d’observation s’acheva.
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Ce fut enfin un mot, puis un chewinggum offert avec un « T’en veux ? – Oui ». Puis le hasard de la cour goudronnée du collège où nous nous rangions en file, lui dans la sienne de quatrième technique et moi dans la mienne des latinistes distingués, de plus en plus souvent à la même hauteur, non loin de notre point de repère bientôt commun : le vieux platane près des toilettes. Il m’est impossible de dater avec exactitude le moment où s’accomplit notre rencontre qui devait davantage tenir d’une empathie de nos phéromones que d’une élection consciente de l’autre en tant qu’ami. Le désir dut l’emporter sur la raison. Ce qui, pour moi, représentait une grande première.
Nous étions devenus inséparables. Un mois au plus avait passé depuis notre premier trajet dans le car scolaire et j’étais au fond, sur la large banquette arrière, toujours à son côté. Peu à peu, je me levais plus tôt pour l’attendre le matin sur la place, je l’aidais à ranger son fourbi dans ses sacoches. Le soir, je l’accompagnais, me tenant à son portebagages le temps d’une course de trois cents mètres jusqu’au pont de chemin de fer. Sur le tablier, nous regardions passer le tout dernier vapeur avant de nous quitter, silhouettes floues sculptées dans la fumée. De nos premières conversations, qui prirent presque d’em blée forme de confidences, je me souviens surtout que Gilles évoquait fréquemment les filles. Son propos n’avait rien de trivial, ce qui, certes, m’aurait fait rougir et rire gras. Non, il me déniaisait subtilement, délicatement, moi le bêta, l’engourdi. Ses discours tenaient un peu de sa passion pour la mécanique : il m’en entretenait comme d’une investigation technique au
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sein d’un monde inconnu dont il aimait à évoquer le mystère. J’en tirais l’exquis bénéfice d’aborder un domaine qui relevait chez les miens de l’interdit, pour ne pas dire du ridicule, encore. Je ne fus pas un enfant très heureux, mais j’ai toujours mesuré ma chance de n’être point né fille ou de ne pas avoir eu de sœur. J’imagine encore avec une crainte rétrospective ce qu’eût été, chez nous, le lot d’une fille, chez nous où le mot de débauche suintait des moues parentales à l’observation d’un baiser dans la rue, forcément consenti par la fautive, toujours fille d’Ève et tentatrice.
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Ma mère venait de faire amiami avec madame Plumeau, une horrible voisine, exconcierge de la ville ayant abandonné sa loge, mais pas sa langue. Elle nous servait au ménage et aux ragots, les derniers mieux achevés. Ma mère ne sacrifiait pas aux tâches domestiques alors que le temps qu’elle passait à ne rien faire le lui aurait largement permis. Mais mon père, sur le sujet, ne voulait rien entendre. Il avait une haute idée du statut de son épouse. Elle devait se tenir à sa disposition, et surtout ne rien entreprendre qui eût pu le déjuger aux yeux de ses ouvriers avec qui il marquait en permanence ses distances en dépit de ses mines de chattemite. Il leur servait fréquemment des prêchiprêcha boyscouts, ce qui, à ses yeux, suffisait à le rendre sympathique. Ma mère, quand même autorisée par son époux à aller faire les courses dans la ville voisine, emmenait madame Plumeau dans sa Dauphine, sur les conseils de mon père qui doutait de la stabilité de la voiture confortée en conséquence par le poids respectable de la femme de ménage. Celleci s’en trouvait tout honorée, ma mère et mon père rassurés, et moi ravi puisque l’équipée leur prenait toute la matinée du jeudi. J’allais en pro fiter pour m’esbigner régulièrement.
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Gilles et moi commençâmes à parler un peu de nous. Notre point de rencontre favori se situait au dépotoir où Gilles aimait fouiller. Je le regardais faire sans comprendre. Il n’avait pas encore jugé utile de me révéler les motifs de ses recherches. Il autopsiait le tas d’ordures, fourrageait dans la moindre car casse, déboulonnait, dévissait, brandissait à bout de bras la pièce désolidarisée d’un vieux frigo ou d’un squelette de mobylette, hochait la tête à mon intention comme pour obtenir un avis que j’étais bien en peine de lui donner. Il constituait plusieurs tas, celui des rebuts inutilisables, celui des récupérations envi sageables et celui des probables. Fouilles finies, il procédait au choix définitif puis au chargement souvent problématique de ses trophées dans la petite remorque arrimée à son vélo. Tête haute et sourire satisfait, mon copain ferrailleur du jeudi s’éclip sait alors, des plans plein la caboche. – T’as envie de savoir à quoi ça sert ? me demandatil enfin au terme d’une de ses prospections. – Oh ! Tu sais… – Si tu veux, t’as qu’à me suivre. Gilles ne haussait jamais le ton. Il semblait ne pas attacher d’importance à mes réponses. D’autres soucis que cellesci, bien dérisoires, devaient lui accaparer l’esprit. Cette foisci encore, il ne prit pas garde à ce que j’allais décider. Il s’ébranla avec son chargement. Après une courte hésitation, je le rattrapai, la curiosité à fleur de peau.
Après deux kilomètres de bonne route, nous empruntâmes un chemin de terre cahoteux qui serpentait entre des haies jusqu’au sommet d’une colline. Le chemin venait se perdre dans une entrée de champ, un long herbage en pente hérissé de fougères
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