Cléa
295 pages
Français

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Description

À mes proches, à mes soutiens des premiers mots, À tous les lecteurs du Chaînon manquant Cléa : Du grec ancien KLEOS, qui peut être interprété au sens de « bonne renommée », ou du terme latin CLAVIS qui signifie « clé » ou « fermeture ». Le matin du 7 avril de l’an trente, Jésus, condamné à mort par les Romains, porte sa croix dans les rues de Jérusalem. À 10 heures, il arrive en haut du mont Golgotha où il est crucifié devant sa mère. Vers midi, un soldat lui donne à boire à l’aide d’une éponge suspendue au bout d’une branche d’hysope. À 13 heures, il perd connaissance. À 15 heures, il meurt. 1 « Chacun porte en lui le sens qu’il donne au monde. » Paul Ricœur Basilique Saint-Pierre de Rome, de nos jours Cent quatre-vingt-huit mètres. Cent vingt-deux jusqu’aux marches du baldaquin de Bernin, puis une trentaine supplémentaire jusqu’à l’autel. Cela représentait environ quatre cent cinquante de ses pas. À de nombreuses occasions, il les avait comptés. Il ne saurait pas dire combien de fois, mille, peut-être plus. Il avait eu le temps. La toute première, c’était douze ans plus tôt. Celle-là, il s’en souvenait bien. Il avait l’impression de flotter au-dessus des âmes, comme porté par les milliers de regards qui le dévisageaient et qu’il devait conduire vers la rédemption. Puis, au fil des années, la douleur était apparue. Chaque pas lui était devenu plus pénible.

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Informations

Publié par
Date de parution 13 juin 2019
Nombre de lectures 21
EAN13 9782819505884
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0700€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

À mes proches, à mes soutiens des premiers mots,
À tous les lecteurs du Chaînon manquant
Cléa : Du grec ancien KLEOS,
qui peut être interprété
au sens de « bonne renommée »,
ou du terme latin CLAVIS
qui signifie « clé » ou « fermeture ».
Le matin du 7 avril de l’an trente, Jésus, condamné à mort par les Romains, porte sa croix dans les rues de Jérusalem.
À 10 heures, il arrive en haut du mont Golgotha où il est crucifié devant sa mère.
Vers midi, un soldat lui donne à boire à l’aide d’une éponge suspendue au bout d’une branche d’hysope.
À 13 heures, il perd connaissance.
À 15 heures, il meurt.
1

« Chacun porte en lui
le sens qu’il donne au monde. »
Paul Ricœur

Basilique Saint-Pierre de Rome, de nos jours
Cent quatre-vingt-huit mètres. Cent vingt-deux jusqu’aux marches du baldaquin de Bernin, puis une trentaine supplémentaire jusqu’à l’autel. Cela représentait environ quatre cent cinquante de ses pas. À de nombreuses occasions, il les avait comptés. Il ne saurait pas dire combien de fois, mille, peut-être plus. Il avait eu le temps. La toute première, c’était douze ans plus tôt. Celle-là, il s’en souvenait bien. Il avait l’impression de flotter au-dessus des âmes, comme porté par les milliers de regards qui le dévisageaient et qu’il devait conduire vers la rédemption. Puis, au fil des années, la douleur était apparue. Chaque pas lui était devenu plus pénible. Ses articulations fatiguées supportaient plus difficilement le poids de son corps, et la distance lui semblait chaque fois supérieure. À tel point qu’aujourd’hui, avant d’entamer la traversée, il se demandait s’il allait y parvenir seul. L’allégresse des premières années n’était plus que souffrance. Parfois, il imaginait que ses afflictions étaient une épreuve voulue par Dieu et que chacune de ses douleurs portait en elle une part de l’expiation du monde. Bien sûr, c’était très exagéré, lui-même en était conscient, il était juste devenu un vieil homme.
Ce qui allait se passer ce matin-là ne pouvait pas être prévu.
Pas après pas, il avançait, lentement, se concentrant sur le fil lumineux central et s’efforçant de ne pas trop grimacer pour les photos. Même s’il ne les regardait pas de face, il ne pouvait les ignorer. À chaque mètre parcouru, des flashs scintillaient, se reflétaient sur le marbre devant lui et immortalisaient une déchéance qu’il ne pouvait plus repousser. Certaines trahisons sont inévitables, mais la pire de toutes est celle de son propre corps. Peut-être qu’à 88 ans il en avait assez fait. Pourtant, son esprit, lui, était toujours aussi fougueux. Mais à quoi sert une tête enthousiaste, lorsque le reste du corps ne peut plus se mouvoir ?
Les thuriféraires étaient passés quelques minutes plus tôt, et l’odeur d’encens n’avait pas encore eu le temps de se disperser. Sur les derniers mètres, il croisa les regards. Plusieurs cardinaux, des représentants de la curie romaine et quelques anonymes. Il les salua d’un mouvement fébrile de la main. Lorsqu’il arriva au pied des marches, il s’inclina un instant devant l’ambon portant les Saintes Écritures, puis regarda les dévots qui attendaient en pénitence sur la droite. Deux nourrissons que leurs mères tenaient dans leurs bras, un homme d’une cinquantaine d’années et une jeune adolescente aux longs cheveux blonds. À quelques jours des fêtes de l’Assomption, il devait servir une messe en la mémoire des premiers martyrs de la chrétienté. Celle-ci ne figurait pas sur son agenda officiel et à peine trois cents curieux avaient investi les premiers rangs de la basilique. La plupart étaient des touristes, ravis de se trouver là par hasard, à quelques mètres à peine du guide suprême de l’Église catholique. Comme souvent avant de dire une messe, Urbain XIV devait procéder à plusieurs baptêmes. Il s’accorda un petit moment de répit afin de reprendre son souffle, puis entama l’ascension des quelques marches le menant aux catéchumènes 1 qui attendaient en position de recueillement. Avant lui, les baptêmes papaux étaient traditionnellement effectués dans la chapelle Sixtine, en catimini ou presque, et uniquement pour les enfants des employés du Vatican ou pour certains hauts dignitaires étrangers. Dans un souci d’ouverture, il avait fait changer cette pratique. Désormais, la cérémonie était organisée dans la basilique Saint-Pierre et ouverte à toutes les familles chrétiennes romaines sur une simple inscription. Son camerlingue 2 étudiait les nombreuses demandes et en sélectionnait quelques-unes en fonction de leur représentativité. Le message qu’il souhaitait diffuser à travers ces baptêmes était simple, il était un pasteur comme les autres et tous les fidèles pouvaient venir à lui, même si cela lui compliquait parfois un peu les choses et qu’avec les années ça ne s’arrangeait pas.
Lorsqu’il arriva devant eux, les cloches de l’horloge sud de la basilique venaient de carillonner onze heures. Les deux nourrissons furent brandis par leurs parents au-dessus du baptistère, puis un diacre versa l’équivalent d’un litre d’eau bénite sur la tête de chacun.
– Je vous baptise au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
L’eau ruissela sur leurs yeux et leurs visages. Le premier pleura instantanément, provoquant l’inquiétude de ses parents, alors que le second resta muet. Sans attendre, Urbain XIV demanda qu’on les enveloppe afin qu’ils ne prennent pas froid.
– L’un aimera l’eau et l’autre peut-être pas, pronostiqua-t-il aux parents avec un sourire bienveillant.
Lorsqu’ils furent essuyés, il dessina sur leur front un signe de croix à l’aide d’une huile parfumée. Il remercia les familles, puis sous le regard des touristes qui commençaient à s’agglutiner dans les allées transversales, se tourna vers l’homme qui suivait. Il s’agissait d’un grand gaillard d’origine orientale qui devait avoir une cinquantaine d’années. Contrairement aux familles des nourrissons, il était uniquement accompagné de sa fille. Une adolescente aux cheveux couleur charbon, moins typée que lui. Il ne se souvenait plus tout à fait de ce qu’on lui avait dit sur cet homme, si ce n’est qu’il s’agissait d’une conversion. Il était heureux de le baptiser, car il savait la valeur du chemin et la difficulté du catéchuménat, pour un converti. Lorsqu’il s’approcha, le pénitent s’agenouilla et baisa immédiatement ses pieds.
– Relevez-vous mon ami. C’est moi qui suis heureux de vous accueillir dans la maison de notre seigneur Jésus, qui est maintenant la vôtre.
Il effectua les sacrements, tandis que l’homme immergea le haut de son corps dans la cuve baptismale en or fin. Lorsqu’il eut terminé, il se redressa, puis dégoulinant d’eau bénite s’agenouilla de nouveau à même le marbre.
– Le royaume de Dieu grandit avec ceux qui sont dociles à l’Esprit saint. Je suis heureux de vous baptiser mon fils, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
Du pouce, il effectua sur son front un signe de croix à l’huile parfumée puis lui adressa une courte accolade. Il posa la main sur la tête de sa fille, qui filmait avec son téléphone, et la bénit à son tour. Il se dirigea ensuite vers la quatrième catéchumène, située à sa droite. C’était une jeune fille vêtue d’une traditionnelle robe blanche de baptême et d’une croix en bois à hauteur de poitrine.
Arrivant devant elle, Urbain XIV fut pris d’un tremblement. Il posa une main sur le balustre de bois verni pour ne pas tomber. Un mouvement d’inquiétude agita les premières rangées de la basilique. Il ne chuta pas, se reprit et fit signe à ses accompagnants que tout allait bien. Une migraine persistante qui ne le quittait pas depuis la veille lui avait rendu les premières heures de la journée difficiles. Il prit une longue inspiration et se concentra sur ce qu’il devait faire. Lorsqu’il leva les yeux, les halos de lumière entourant les éclairages artificiels lui parurent subitement s’élargir, comme s’ils allaient le percuter. Doucement, d’un geste du bras, il tenta de s’en protéger, puis, il tourna la tête vers elle.
Les quelques secondes qui suivirent allaient transformer à jamais le christianisme.

1 . Une personne qui est instruite en préparation du baptême.

2 . Cardinal responsable de la Chambre apostolique, qui assiste et représente le pape.
2

Sept semaines plus tard, dans une brasserie de San-Clemente – Californie
Même pour un Écossais comme lui, la musique était assourdissante. Minuit. Les verres de whisky avaient défilé, secs, sans glace et sans fioritures. Quatre, peut-être cinq. Il n’avait pas vraiment compté. Le barman, un Afro-Américain d’une trentaine d’années, semblait ravi de tronquer la monotonie de sa nuit contre un peu de compagnie et, malgré la sono, lui parlait sans discontinuer depuis son arrivée.
– C’est quoi déjà votre métier, Doc ?
– Je suis théologien.
– Téo… quoi ? reprit-il, presque en hurlant pour couvrir les décibels.
– THÉO LO GIEN, articula-t-il.
– Ah ouais… Et, c’est quoi comme spécialité ça ?
– J’enseigne les religions, leur histoire.
– Mais je croyais que vous étiez docteur ?
– Eh bien, j’ai un doctorat !
Adrian Sandgate aurait préféré être seul pour noyer sa déprime. Ne pas avoir à répondre à ce qui ressemblait de plus en plus à un interrogatoire. Mais vu qu’hormis un vieil homme immobile attablé dans le fond de la salle, ils n’étaient que tous les deux, il jouait le jeu.
– Vous êtes docteur en religion ?
– En quelque sorte, oui.
– Mais…, de quelle religion ?
– Un peu toutes.
– C’est possible ça ?
– Oui. C’est mon métier.
– Mais vous êtes catholique quand même ?
– Pourquoi, vous ne servez le whisky qu’aux catholiques ?
– Non, mais comme vous n’êtes pas arabe, pas indien, pas…
– Je pourrais être juif…
– Vous êtes juif ?
– Non.
Tout en essuyant les verres qu’il sortait précautionneusement de son lave-vaisselle, le barman le regardait d’un air narquois, comme s’il s’agissait d’un jeu dont il devait deviner la réponse.
– Vous êtes en train de vous payer ma tête, Doc…
– Vous savez, la plupart des religions boivent à la même source.
– Ma

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