Quand la coutume bombarde
83 pages
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Quand la coutume bombarde , livre ebook

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Description

Après De séduction en séduction et Les fleurs de potr, Léopold Hnacipan nous plonge une nouvelle fois au cœur de la coutume kanak et de la vie en tribu.


Parfois tragiques, souvent drôles, toujours profonds, ses récits illustrent son regard tendre mais sans concession sur sa propre culture. Une occasion extraordinaire de partir à la rencontre du peuple kanak, de ses mystères, de sa magie et de ses tabous.


Ce recueil comporte huit textes, pour la plupart inédits :


- Aller aux Vêpres


- Vivre et mourir à Xujo


- Ekölöini


- Quand la coutume bombarde


- Ouria


- Drehu, l'île mystérieuse


- Paroles d'outre-tombe


- Ponoz, cordon ombilical

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 16 décembre 2022
Nombre de lectures 2
EAN13 9791021904316
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,0022€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

1
Léopold Hnacipan
Quand la coutume bombarde
2
Sommaire
Avertissement: Vous êtes en train de consulter un extrait de ce livre.
Voici les caractéristiques de la version complète :
Comprend 191 notes de bas de page - Environ 316 pages au format Ebook. Sommaire interactif avec hyperliens.
Aller aux Vêpres ..................................................................................................................... 2 Vivre ensemble et mourir à Xujo ..................................................................................................... 2 Ekölöini, l’aurore des solitudes ......................................................................................................... 2 Quand la coutume bombarde ........................................................................................................... 2
Drehu,lîlemystérieuse.35.........................................................................................................................................................................................................................................................-
Ouria.55....................................................................................................................................................................................................................................................................................... -Parolesdoutre-tombe.71........................................................................................................ ................................................................................................................................................... -Ponoz,cordonombilical78.........................................................................................................................................................................................................................................................-
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© mai 2022 – Éditions Humanis – Léopold Hnacipan Tous droits réservés – Reproduction interdite sans autorisation de l’éditeur et de l’auteur. Image de couverture : peinture numérique de Luc Deborde. ISBN version imprimée : 979-10-219-0432-3 ISBN versions numériques : 979-10-219-0431-6 Certaines nouvelles de ce recueil ont déjà été publiées par ailleurs : Ponoz, cordon ombilical, chez Écrire en Océanie en 2016 ; Vivre ensemble et mourir à Xujo, chez Sillages d’Océanie en 2018 ; Ouriachez Littera Mahoi en 2021. Ces textes ont été révisés pour la présente édition.
4
ALLERAUXVÊPRES
Que Dieu tout puissant, créateur du ciel et de la terre, règne en maître aujourd’hui, et pour les siècles des siècles. Le gros lézard posé à côté de Saingön donnait de brusques coups d’épaule, comme pour approuver ses incantations. Et que Saingön soit toujours souverain pour gouverner et hériter de tous les bienfaits du Très-Haut, aujourd’hui et à l’infini des jours. « Amen » aurait sans doute dit la bête, si elle avait été douée de parole. Elle se contentait de remuer les épaules avec un peu plus d’entrain. Tout son corps bougeait, flasque comme une mamelle gorgée de lait. Le sorcier caressait la tête de son protégé. Ou de son maître, nul ne savait. Tel était le spectacle livré à quelques hommes de la tribu qui passaient devant la case du vieux sorcier, un après-midi des vêpres, prenant un raccourci pour se rendre au presbytère. Les visiteurs ignoraient s’ils avaient surpris Saingön en train de jouer avec sa bête ou s’il ne feignait de les ignorer que pour les impressionner. Pour Dredreth, un homme reclus et sans histoire, cette scène confirmait les dires de ceux qui avaient déjà vu le sorcier réaliser d’autres extravagances. Un jour, disait-on, il avait croqué le bourgeon de la cime d’un sapin colonnaire sans le toucher des mains. Par des incantations, il avait obligé l’arbre majestueux à ployer jusqu’à sa hauteur, rien qu’en le fixant des yeux. À la tribu, on lui attribuait d’autres actes méphistophéliques. Tout le monde craignait ses pouvoirs. Et cet après-midi du jour du Seigneur, il nourrissait son totem, les yeux enfoncés dans leurs orbites comme au centre d’un halo. Il en était de même pour le lézard : ses yeux illuminaient d’un vert fluorescent le coin des secrets, derrière le poteau central. La case tout entière était colorée de cette lueur fantastique. Seul le visage de Saingön demeurait d’un noir absolu. Entre lui et son reptile, un bol rempli d’un liquide sombre était posé sur une assiette tapissée de plumes et de duvet de volaille. La bête lapait goulûment l’offrande de sa langue fourchue. Et à chaque parole du sorcier, l’animal levait la tête et agitait ses épaules d’un soubresaut qui dévalait en cascades à travers son corps flasque. Chut… fit Ficahlu qui épiait le vieil homme depuis un moment. — Qu’y a-t-il ? chuchota Cilako. . Il le nourrit.Le vieux Saingön et son lézard. Son boucan 1 Je n’ai jamais rien vu comme ça, s’étonna Cilako. Les autres spectateurs demeuraient bouche bée, se demandant sous quel ciel ils se trouvaient. Passons ! Et l’air faussement détaché, Ficahlu s’avança en sifflotant. Les autres le suivirent. Le sentier qui courait derrière la demeure du vieil homme les mena vers la petite porte de la case. Le mamala . De ce point de vue, la scène n’avait rien de comparable. Le vieil homme 2 lisait paisiblement sa bible. Il était allongé sur sa natte, comme pour profiter du vent qui faisait frémir sa chevelure hirsute. Alors qu’il s’étonnait de les voir passer, ils lui dirent qu’ils
1 Boucan: fétiche, gri-gri. 2 Mamala: petite porte de la case qui donne accès directement au fond de la case, derrière le poteau central. C’est la porte des femmes. 5
allaient au service dominical de l’après-midi. D’un air étourdi, il leur demanda quel jour on était. Puis il les pria de ramasser des pommes kanak et de couper le bananier dont les fruits mûrs attiraient la convoitise nocturne des roussettes. Ficahlu lui répondit qu’il le ferait à son retour d’Eika . Puis les visiteurs repartirent. 3 Le lundi, la grand-mère Wadrimë revenait de We, et Fegina devenait, une fois de plus, le centre des opérations stratégiques de « la grande distribution ». Toutes les familles des alentours le savaient. Les enfants arrivaient de partout et s’agglutinaient autour de la case de Fegina comme des abeilles sur une fleur de pommier kanak. Ils attendaient le grand partage. Ils avaient vu la navette passer sur la route. Lorsque la vieille femme descendit du bus, ils se pressèrent autour d’elle, puis la suivirent jusqu’à sa maison après s’être partagé ses fardeaux. La mère poule et ses poussins. La grand-mère retira alors la robe popinée qu’elle avait portée pour aller toucher son mandat à la poste, 4 et les enfants se regroupèrent en cercle. Face à elle, si possible. Une pomme sortit d’un paquet sous les regards envieux. Personne ne parlait, ou alors à voix basse. La voix des rapporteurs s’éleva soudain au milieu des murmures : Grand-mère, tu sais, Hnatu n’a pas obéi la dernière fois. Il n’a pas voulu aider maman à couper du bois pour la maison. Mais il mange toujours beaucoup alors que le docteur lui a dit de manger moins. Oui, mais toi aussi, tu n’obéis pas non plus. En plus, tu marches avec les grands. Grand-mère, lui et les grands garçons ont volé des pastèques dans le champ de grand-mère Pamani. Et ce fut à nouveau le brouhaha dans la case. Wadrimë dut élever la voix pour imposer le calme et séparer les enfants qui allaient en venir aux mains. Quand le silence fut à peu près revenu, la grand-mère prit la parole pour sermonner son monde. Le cercle se reforma tout autour d’elle. Je vous ai déjà dit que ce n’est pas bien de désobéir. Dieu, de là où il se trouve, voit tout. Et il peut intervenir pour nous récompenser ou nous punir. J’ai vu Qahe, le responsable de l’école du dimanche. Il a dit de reprendre Hnatu parce qu’il a volé des pastèques chez sa 5 grand-mère. Ça, c’est parce qu’il marche toujours avec les grands garçons. Hnatu, il faut que tu arrêtes. Hnatu était au bord des larmes. Mais il se retenait par peur d’être qualifié de femmelette. La grand-mère se tourna vers un autre garçon. Vous devez prendre exemple sur Jönelai. Lui, il aide sa grand-mère à mouliner le café. Il va au magasin quand on le lui demande. Il rentre vite après à la maison pour se baigner et faire ses devoirs du lendemain. Sa mère me l’a dit dans le petit marché, à côté de la poste. Le silence tomba sur l’assemblée. Les regards n’étaient pas tournés vers le garçon cité en exemple, mais vers la poche de pommes. Combien ? Même pas une dizaine ! Mais les pommes seraient bientôt coupées en fines parts et chacun emporterait son morceau chez lui, tout joyeux, pour le manger ou pour le montrer aux autres membres de la maisonnée. Au cours de la sainte cène, les enfants de la maison recevaient des parts égales à celles de tous les autres. S’il en restait, elles seraient mises de côté et les enfants seraient appelés pour un autre partage, un autre jour. Mais, pour l’heure, les enfants ne pouvaient se détacher de la grand-mère qu’ils voulaient encore remercier, à qui ils rapportaient d’autres bêtises, ou bien pour corriger les dires des uns
3 Eika: presbytère. 4 Robe popinéeou « robe mission » : imposée aux femmes kanak au moment de la colonisation, et aujourd’hui portée par toutes les « femmes du monde ». Elles sont à la mode. 5 Reprendre Hnatu: le gronder. 6
et des autres. D’un air sévère, Wadrimë prévenait que les coupables n’auraient pas droit à ses présents lorsqu’elle retournerait à We pour toucher le mandat du mois suivant. La menace revenait comme un leitmotiv, mais les enfants s’en fichaient. Ils supposaient qu’elle aurait bientôt tout oublié et comptaient sur l’amour qui irriguait son cœur et qui la conduirait toujours à partager équitablement ce qu’elle achetait pour eux. L’existence de la vieille femme n’était que don de sa personne et de son temps. La coutume est toujours là pour rappeler à tout le monde que l’amour est au-dessus de tout. Fegina était le carrefour des commérages. Aussi variés que riches. De l’enfantin au plus sale. Du plus sobre au plus sombre. De toute sorte et de toute la tribu. Tout le monde connaissait la petite histoire du moment, prétendant que le malade de la famille voisine avait eu droit à une petite gâterie de la part de l’infirmière venue lui administrer des soins dans son lit médicalisé. Une petite fille qui vivait là-bas avait demandé à sa mémé s’il était bien de boire quelque chose dans l’entrejambe d’un homme. L’aïeule avait sursauté avant d’envoyer son époux vérifier les faits. Il constata que la gamine n’avait rien inventé. Pour justifier son excès de tendresse, l’infirmière avait aussitôt annoncé qu’elle voulait épouser son malade. Elle voulait surtout éviter d’être la risée des commères. La grand-mère rétorqua que des petits de leur âge ne devaient pas parler de ces choses-là. Elle expliqua que l’infirmière, épuisée par sa tournée, s’était sans doute assoupie sur son malade. Personne n’osa mettre sa version en doute, mais les sourires qui ornaient les petits visages disaient ce qu’ils en pensaient. Ils n’étaient pas si innocents que ça. Les plus petits s’intéressaient surtout aux anecdotes qui les concernaient. Sans surprise, Xenie rapporta que Lemuel avait uriné sur le docteur venu à l’école pour la visite médicale. Les maîtresses et les infirmières avaient dû se mettre à plusieurs pour maîtriser la colère du médecin. Xenie avait plus peur de l’homme que de ses ustensiles médicaux. La blancheur de sa peau lui évoquait le souvenir de ses tantes et grands-mères, parties loin à Igilan , et 6 disparues à tout jamais. Influencé par des pensées d’un autre âge, l’enfant craignait qu’elles n’aient été mangées par les méchants Blancs. Ijehe était le plus gentil. Il avait la sympathie de tous et n’exigeait aucune attention particulière. Il allait aux quatre vents avec la lenteur de son âge. Quatre ans. Les enfants l’avaient surnomméNuméro onze. On rapporta à Grand-mère qu’il laissait couler sa morve, même à l’école, et que Maîtresse n’arrêtait pas de le renvoyer aux vestiaires pour qu’il aille s’essuyer. On ajouta que le jeune rebelle prenait un malin plaisir à ne pas faire sa toilette correctement, afin d’échapper aux cours. L’affaire avait inspiré une chanson aux autres écoliers. Elle racontait la mauvaise posture d’un morveux devant une belle demoiselle dont il aurait voulu faire chavirer le cœur. Par snobisme, on la chantait en deux langues, en Drehu et en Nengone, et en canon : « Kölöiniö numero ooz, pitrona sasi koi hmunë ngo xoungefe webehngod. » Ces paroles étaient pleines d’ironie. Ceux qui ne connaissaient pas leur origine 7 supposaient qu’elles avaient été composées pour la gloire d’un joueur de football portant le maillot orné du onze. Ils ignoraient quewebehngod, en langue de Maré, se traduit parmorve en Français ! Lors de la découpe des pommes, chacun se devait d’être présentable. L’allure d’Ijehe posait toujours problème. Pas seulement en raison de l’épaisse tache gluante qui allait de son nez à ses lèvres, mais aussi pour les reflets douteux qui ornaient les revers de ses mains. Les traces de morve mal essuyées y brillaient comme des écailles de bête au soleil. Malgré tout, c’était toujours à lui que revenaient les meilleures parts, tout comme l’affection des autres enfants. Mais, avant la distribution, il est envoyé au robinet pour y faire sa toilette, sous la garde des plus grands, portant dans ses bras le grand coq de la maison,Hanying. Ijehe titubait sous la
6 Igilan: England, Grande-Bretagne. Le cadre spatio-temporel des contes est toujours situé loin, pour faire rêver et endormir rapidement l’enfant. 7 « Je t’aime numéro onze, je te désire toujours plus, mais ta morve me répugne. » 7
charge, si bien que les deux grandes filles, Georgette et Annah, devaient l’assister sur son parcours. L’une lui tenait la main tandis que l’autre portait le volatile. Le partage est un exercice particulièrement difficile parce qu’il crée des tensions dans chaque parti. Celui qui reçoit est conscient du pouvoir et des intentions de celui qui donne. Il se sent en position d’infériorité. La sincérité dans les coutumes exige cependant que l’on déplie tous les dons devant l’assemblée pour que chacun puisse constater leur valeur. C’était Wadrimë qui assurait le partage des bonbons, des pommes et des gâteaux. Chaque paquet était ouvert devant les yeux de tous. Tous les enfants se pressaient autour de la matrice. Au moment du partage, tous étaient considérés comme de la famille. Sans distinguo. Les enfants de la maison savaient très bien qu’ils n’auraient pas droit à un traitement spécial. À Fegina, le discours n’avait toujours que deux objectifs : sermonner les récalcitrants et louer ceux qui avaient un comportement correct. Le sens de l’éducation comptait avant tout. Une ombre vint soudain s’encadrer dans la porte. Le nom de « Saingön ! » fut crié et ce fut la débandade. Une envolée d’oiseaux dont il ne resta que Ijehe, la grand-mère et le coq. Le sorcier se tenait devant eux. Par tous les saints ! s’exclama Wadrimë. Quelle pelle t’a sorti de ta tombe de Hnatro, Saingön ? Tu devrais changer de comportement. Tu fais peur aux enfants. Faudrait crucifier une nouvelle fois le Christ pour te sauver du feu purgatoire. Je te jure. Tu ne te caches plus pour faire les choses de la nuit en plein jour. Les garçons t’ont vu hier. Ils l’ont dit. Fille de mon oncle, je n’ai fait que lire le livre des Saints ces temps-ci. Que le Très-Haut m’en soit témoin. Sur ta tête, je le jure. — Arrête de jurer sur ma tête. Mais sur la tête de qui, alors, veux-tu que je jure ? Tu es plutôt drôle, toi, hein ? Ben, ne jure pas. Pff ! En plus, tu ne m’as toujours pas donné de rejet du bananier poingo que tu as arraché en cachette derrière les sanitaires. Tu vois, nous ici, nous n’avons plus de 8 souches, ni à la maison ni dans nos champs, à cause de toi. Faudrait que tu nous en ramènes pour faire repartir la variété chez nous. Vous l’aurez à mon retour de coutume . 9 — Comment ! Tu veux déjà partir ? T’as même pas l’âge ! C’est la chose que tu fais en cachette qui travaille ton corps . Saingön, regarde-toi dans une glace. T’es très jeune et même 10 beaucoup moins âgé que moi. Mon Dieu ! De qui tu as hérité ces pratiques maléfiques ? Tantine, elle ne s’adonnait pas à ces choses-là que je sache… mon Dieu, là-haut. Va à la cuisine, les filles vont tirer à manger pour toi. Merci. Il est plutôt joli, le coq. Oui, mais il a un mauvais nom. J’ai oublié comment les gosses l’appellent. intervint Ijehe, tout fier, en caressant la crête tombante de son animal fétiche.Hanying ! 11 Couché, toi ! Allez ! Va à la cuisine avec le petit et sa bestiole. À tout à l’heure. 12 Après cette visite, Ijehe, le tout dernier de la maison, tomba malade. Son corps enfla tel un ballon. À la maison, tous les membres firent le lien avec le passage du sorcier. Les esprits s’enflammèrent. Wadrimë se rendit même chez son cousin pour lui demander des explications
8 À Drehu, les neveux et nièces n’ont pas le droit de cueillir des fruits des arbres de chez leur oncle maternel (ou de la famille de l’oncle) au risque de faire mourir la plante. 9 Saingön veut dire « quand je serai mort ». La coutume des morts revient aux oncles utérins. 10 Dans la société kanak, les oncles et tantes maternels jouent un rôle très important pour leurs neveux et nièces. Par extension, leurs époux/épouses et leurs enfants entretiennent également une relation particulière vis-à-vis de ces neveux et nièces. Cette relation fonctionne normalement sur la base d’un respect et d’une familiarité qui permet une plus grande franchise dans les propos échangés. Mais, bien souvent, la franchise l’emporte sur le respect. 11 Hanyingsignifie « chéri(e) » avec une connotation sexuelle. Ce mot est tabou entre frère, sœur, cousin et cousine. 12 « Tais-toi ! »
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sur la maladie de son petit-fils et sur la disparition mystérieuse du coq de la maison. Tout le monde bouillonnait de colère et de tristesse. Plus tard, voyant que le vieux sorcier n’était pas à la maison depuis quelque temps, la famille proche s’en inquiéta, et surtout la vieille Wadrimë qui regretta ses dernières paroles à l’égard de son cousin. Sa grande fille mariée à Mucaweng, une tribu du nord de Drehu et qui s’était jointe aux recherches, se fâcha. Elle s’en prit à sa mère, l’accusant d’avoir proféré des mots qui s’étaient transformés en actes. La maman de la maison avait maudit leur oncle. Parmi tous, Mucaweng faisait exception en accordant à Saingön une place dans son cœur. Elle méprisait les médisances dont il était l’objet au sein de la tribu. La brigade de We fut alertée. Des recherches officielles furent lancées. Mais aucun résultat ne fut concluant après plusieurs semaines, ni même après plusieurs mois. La dernière personne qui s’était rendue au domicile du disparu était Ficahlu. Il avait coupé le régime de bananes que Saingön avait proposé aux hommes de la tribu, lors du dimanche des Vêpres. Il fut convoqué à la brigade. Mais à Hunöj, le coupable était déjà tout désigné, même s’il n’était retenu en garde à vue que pour une audition. Les petites querelles et les récits de vie enfouis depuis des générations allaient refaire surface. On apprit que Ficahlu rendait régulièrement visite au vieil homme. Pendant les événements de 1984, ensemble, ils avaient fracassé les urnes des élections avant de séquestrer le sous-préfet de l’île. Les soirs de cette même période, ils faisaient le tour du district de Lössi à pied, pour ramasser des crabes de cocotier sur les routes du littoral. Leurs actions étaient alors approuvées par tous, même si certaines mauvaises langues affirmaient qu’ils se rendaient aussi à Nouméa certains soirs pour regarder des films pour adultes. — La parole est à vous, M. Gaiahmo. Ce sont les gens de Hunöj qui disaient que le tonton faisait son Batman . Il empoisonnait 13 tout le monde. Je voulais régler le problème. À votre façon. C’est Mesup… Non, c’est vous qui avez tiré. Je suis allé chez lui, le soir des vêpres… euh… avec les autres… Non, avec votre frère, comme vous le dites dans vos dépositions. C’était un jour de la semaine… — Oui. Continuez. Je lui ai mis une balle de 5.5 entre les yeux. Euh… Il ânonna ensuite quelques mots avant de tomber dans le silence. Le juge eut beau tenter de lui extraire d’autres paroles pour mieux comprendre son geste, Gaiahmo ne répondait plus. Ni par de petites phrases, qui n’auraient de toute façon rien expliqué, ni par des gestes de la tête, ni par des expressions du visage, ni par des raclements de gorge, comme le font les bêtes. Rien. Il demeura obstinément muet jusqu’à la fin de l’audience. L’avocat, hochant la tête comme un oiseau et balançant les bras le long de son corps, expliqua à l’audience comment il voyait les choses. Certes, les faits étaient horribles. Mais il ne s’agissait après tout que d’une malheureuse conséquence des addictions du prévenu. Les principaux coupables étaient l’alcool et le cannabis. L’homme n’était pas responsable de son acte. Avec les avocats, personne n’est jamais responsable de rien. Gaiahmo avait été recueilli par ses grands-parents. Ses parents se livraient à la vente et à la consommation de produits illicites. Ils s’étaient séparés à cause de l’alcoolisme, quelques jours à peine après sa naissance. Gaiahmo fut bientôt confié à l’assistance sociale qui le plaça dans moult familles d’accueil. Instable, il céda à son tour à l’alcool et à la délinquance. Il fit
13 Par magie, il s’envolait avec l’aide de son boucan pour répandre le mal. 9
quelques séjours au Camp-est par intermittence et au gré des petits délits contre lesquels il 14 essayait pourtant de résister. Un jour, le jeune homme succomba aux charmes d’une religion dont la pratique allait à l’encontre de sa propre culture. Des prédicateurs-prédateurs le convainquirent qu’il avait déjà sa place dans les cieux, parmi les élus assis à la droite de Dieu. Selon eux, il était de son devoir, en tant qu’homme juste, d’être à son tour adepte du prosélytisme. Tout cela ne fut pas suffisant pour son salut, à en croire les allers-retours qu’il continua de faire entre l’île de l’oubli et les familles d’accueil. 15 — Après la soirée d’anniversaire d’un cousin, Gaiahmo et Mesup se sont rendus chez leur oncle pour « régler son problème », selon leurs dires. Ils avaient emprunté un fusil de calibre 5.5 à un dénommé Jules, chasseur de la tribu. Ce fusil est exposé-là, devant vous. Gaiahmo a appelé son oncle qui, par hospitalité, lui a ouvert sa case. Le pauvre homme n’a pas eu le temps de parler, aveuglé par le faisceau lumineux de la lampe halogène que voici, en plein visage. Son neveu l’a aussitôt pris pour cible. Entre les deux yeux, comme il l’a dit. La suite s’est déroulée àNaoci. Une crevasse dans le sol, un réservoir naturel d’eau. Les deux hommes, animés par le désir de défendre une cause juste pour la tribu, et emportés par une consommation excessive d’alcool et de stupéfiants, ont immergé le corps après l’avoir ouvert et empli de pierres pour s’assurer qu’il coule. Ils ont ensuite réparti de la mousse et des algues à la surface de l’eau pour parfaire leur crime. Mais Gaiahmo n’était plus là pour écouter ce que l’on disait de lui et de ses actes, ni pour regarder sa famille en face, sur les chaises de la première rangée. Un simulacre de malaise l’avait saisi. Mesup, quant à lui, n’était pas venu à l’audience. Il n’était pas responsable, il avait seulement aidé son cousin à se débarrasser du corps de la victime. Après les réquisitoires et les allégations des uns et des autres pour que la vérité soit dévoilée comme de juste, tout le monde eut pitié de Gaiahmo. Le palais de justice parvint à faire triompher la « vertu ». La victime n’était pas le mort, béni soit son âme, comme disent les pratiquants. On était parvenu à tout renverser ! Dans la première rangée de la salle d’audience, Wadrimë regardait fixement le box vide des accusés. Sa pensée vagabondait. Sa haine envers Saingön s’étiolait. Sa dernière rencontre avec lui avait donc été celle des adieux, se dit-elle. Elle se désola que Gaiahmo ait quitté sa place et ne puisse plus suivre son procès, ni même dire une petite parole de pardon à la société. Le souvenir de Saingön lui revint alors en force et tomba comme un écran sur ses paupières. Il lui avait offert une tige de fleur de rosier quand elle était enceinte de sa fille, la maman de Ijehe. C’était une nuit sans lune de la Saint-Valentin. Saingön avait frappé à la porte. Elle lui avait proposé l’hospitalité, comme de coutume. Il était un peu échauffé, baignant encore dans les étourdissements vaporeux des lendemains de fête. Il lui apportait une fleur de rosier qu’il avait d’abord destinée à son épouse, Béatrice, encore vivante à l’époque. Pour faire comme les Blancs, avait-il dit. Mais Béatrice était allée respirer un autre parfum, cette même nuit, le laissant seul avec sa fleur, sa bonne cuisine et ses bonnes intentions. Harassé de solitude, Saingön était sorti pour se rendre chez sa cousine. Wadrimë savait que le reste de sa famille ne valait pas grand-chose. Lorsque plus rien ne va, c’est vers la maison des oncles maternels qu’il faut se tourner pour trouver refuge. C’est toujours une source intarissable de bonté. Au premier chant du coq, quand ils se virent pour le petit déjeuner, Saingön parla ouvertement à Wadrimë. Il n’avait plus rien à faire de Guava , son épouse. Elle pouvait partir 16 de la maison. Définitivement, si elle le voulait. En fin de compte, c’est ce qui arriva. Sa dame s’en alla bel et bien, sans dire un mot. Saingön demeura seul, optant pour l’autre manière d’aimer. Toute la tribu connaissait la suite. Amère.
14 Prison de Nouvelle-Calédonie. 15 L’autre appellation de la prison de Nouville par la jeunesse du pays, surtout dans les dédicaces radiophoniques. 16 Guavaet Béatrice désignent la même personne. La colonisation exigeait le port d’un prénom blanc (français) du calendrier pour en faciliter la diction. 10
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