Nos vies
53 pages
Français

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Description

"J’ai l’oeil, je n’oublie à peu près rien, ce que j’ai oublié, je l’invente. J’ai toujours fait ça, comme ça, c’était mon rôle dans la famille, jusqu’à la mort de grand-mère Lucie, la vraie mort, la seconde. Elle ne voulait personne d'autre pour lui raconter, elle disait qu'avec moi elle voyait mieux qu’avant son attaque."
Le Franprix de la rue du Rendez-Vous, à Paris. Une femme, que l'on devine solitaire, regarde et imagine. Gordana, la caissière. L’homme encore jeune qui s’obstine à venir chaque vendredi matin... Silencieusement elle dévide l’écheveau de ces vies ordinaires. Et remonte le fil de sa propre histoire.

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Informations

Publié par
Date de parution 24 août 2017
Nombre de lectures 6
EAN13 9782283030493
Langue Français

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Extrait

MARIE-HÉLÈNE LAFON
NOS VIES
 
   
 
« J’ai l’œil, je n’oublie à peu près rien, ce que j’ai oublié, je l’invente. J’ai toujours fait ça, comme ça, c’était mon rôle dans la famille, jusqu’à la mort de grand-mère Lucie, la vraie mort, la seconde. Elle ne voulait personne d’autre pour lui raconter, elle disait qu’avec moi elle voyait mieux qu’avant son attaque. »
Le Franprix de la rue du Rendez-Vous, à Paris. Une femme, que l’on devine solitaire, regarde et imagine. Gordana, la caissière. L’homme encore jeune qui s’obstine à venir chaque vendredi matin… Silencieusement elle dévide l’écheveau de ces vies ordinaires. Et remonte le fil de sa propre histoire.

Nos vies est le nouveau roman de Marie-Hélène Lafon. Il aurait pour sujet la ville et ses solitudes.
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ISBN : 978-2-283-03049-3
À Jacques Truphémus
« Je dois être corps dedans. »
 
Jacques Truphémus
 
Elle s’appelle Gordana. Elle est blonde. Blonde âcre, à force de vouloir, les cheveux rêches. Entre les racines noires des cheveux teints, la peau est blanche, pâle, elle luit, et le regard se détourne du crâne de Gordana, comme s’il avait surpris et arraché d’elle, à son insu, une part très intime. Sa bouche est fermée sur ses dents. Elle s’obstine, le buste court et têtu, très légèrement incliné, sa tête menue dans l’axe. On devine des dents puissantes, massives, embusquées derrière les lèvres minces et roses. Le sourire de Gordana éclaterait comme un pétard de 14 Juillet. On ne la voit pas sourire. On imagine. On reste au bord de ce que doit être ailleurs, dans une autre vie, le sourire dégoupillé de Gordana. Et son rire. Un rire de gorge, grave, rauque, presque catastrophique. Un rire acrobatique et très sexuel. Le cou de Gordana est long, crémeux, solide, charnu. Ce cou habité de forces impérieuses la plante dans la vie comme un arbre en terre. Les pulls sommaires de Gordana, encolure ronde ou en V, dégagent son cou, pièce maîtresse d’un corps qui ne manque pas d’atouts canoniques. Les cuisses sont longues, minces, galbées, d’un jet dru. Elles reposent à plat, moulées dans le jean, posées l’une à côté de l’autre, en immuable oblation. Gordana ne croise pas les jambes, la position deviendrait intenable. Elle se tient droite, la blouse, courte rouge gansée de blanc, ouverte sur ces cuisses efficaces. Et que dire des seins. La blouse fermée n’y suffirait pas. Ils abondent. Ils échappent à l’entendement ; ni chastes ni turgescents ; on ne saurait ni les qualifier, ni les contenir, ni les résumer. Les seins de Gordana ne pardonnent pas, ils dépassent la mesure, franchissent les limites, ne nous épargnent pas, ne nous épargnent rien, ne ménagent personne, heurtent les sensibilités des spectateurs, sèment la zizanie, n’ont aucun respect ni aucune éducation. Ils ne souffrent ni dissidence ni résistance. Ils vous ôtent toute contenance. On se tient devant eux, on voudrait penser aux produits, faire les gestes dans l’ordre, sortir déposer ranger, vider remplir, la carte le code. On s’efforce on se rassemble on s’applique, tous, plus ou moins, femmes et hommes, vieux et jeunes et moyennâgés ; mais ça traverse, ça suinte, c’est organique. C’est une lueur tenace et nacrée qui sourdrait à travers les tissus, émanerait, envers et contre tout, de cette chair inouïe, inimaginable et parfaitement tiède, opalescente et suave, dense et moelleuse. On aimerait se recueillir, on fermerait les yeux, on joindrait les mains, on déviderait des litanies éperdues, on humerait des saveurs, des goûts, des grains, des consistances, des fragrances ténues ou lancinantes. On y perdrait son latin et le sens commun. Les seins de Gordana jaillissent, considérables et sûrs, dardés. C’est un dur giron de femme jeune et cuirassée.
 
Cuirassée parce que la vie est difficile. Gordana n’a pas trente ans. Son corps sue l’adversité et la fatigue ancienne. Le monde lui résiste ; rien ne lui fut donné, ni à elle ni à celles et ceux qui l’ont précédée, l’ont fabriquée et jetée là, en caisse quatre, au Franprix du numéro 93 de la rue du Rendez-Vous dans le douzième arrondissement de Paris. Le corps de Gordana, sa voix, son accent, son prénom, son maintien viennent de loin, des frontières refusées, des exils forcés, des saccages de l’histoire qui écrase les vies à grands coups de traités plus ou moins hâtivement ficelés. On ne sait pas où Gordana fut petite fille. Je suppose la fin des années quatre-vingt, l’est de l’Est, et les ultimes convulsions de républiques très moribondes. On suppute des faubourgs sommaires, des frères et des sœurs, des plus jeunes et des plus âgés, un père long de visage et long de jambes, les yeux clairs, les dents tôt gâtées, une mère inépuisable et harassée, l’école qui ne suffit pas à sauver, l’une de ces langues rugueuses que l’on dit minoritaires, des chansons en anglais et, très tôt, des rêves d’ailleurs. Gordana aurait eu quatre ou cinq ans, des nattes maigres nouées de rubans verts, un torse étroit, les jambes déjà longues, un air de guingois, et les yeux baissés sur le trésor frémissant qu’abrite le creux de ses bras arrondis, un chiot au museau carré et blanc, pas fini, comme elle, pas tout à fait arraché aux limbes ni tiré d’affaire. Une arrière-cour écrasée de soleil gris, derrière Gordana de vagues clapiers, et, à sa gauche, le bras fort et nu d’une femme que l’on devine vieille, rompue aux travaux qui broient les corps et les plient, une grand-mère peut-être. On ne voit pas les pieds de Gordana, que la photo coupe. Des couleurs délavées, une bande de ciel pâle, la jupe imprimée, du marron du vert encore, mêlés, le polo blanc sans manches, un jour d’été très enfui, de la lumière, de la chaleur dure, brutale, et cette portée de chiots que la mère délivrée n’aurait pas défendus, se bornant à laisser le rescapé, le choisi, l’élu au museau carré fourrager entre ses mamelles rosâtres et gonflées. J’ai vu la photo, je l’ai ramassée, elle était tombée, avec deux autres, du portefeuille de Gordana ; je l’ai regardée, j’ai reconnu Gordana qui ne savait pas que son portefeuille avait glissé sous la caisse, répandant une partie de son contenu ; je l’ai reconnue au cou long, à l’arrondi du menton. J’ai tout vu, tout retenu, le temps de retourner une deuxième photo, de l’apprendre aussi, et de rendre à Gordana, qui en avait terminé avec la cliente précédente, le portefeuille remis en ordre.
 
J’ai l’œil, je n’oublie à peu près rien, ce que j’ai oublié, je l’invente. J’ai toujours fait ça, comme ça, c’était mon rôle dans la famille, jusqu’à la mort de grand-mère Lucie, la vraie mort, la seconde. Elle ne voulait personne d’autre pour lui raconter, elle disait qu’avec moi elle voyait mieux qu’avant son attaque. Elle appelait son attaque le jour de sa première mort ; elle était gaie, pas accablée du tout, vive, débarrassée, elle disait ça aussi, débarrassée. Je ne lui demandais pas de quoi, peut-être de ces années vides qui avaient coulé entre la mort de son mari et sa maladie, à peine huit années en fait mais quatre-vingt-quatorze mois, pour rien ni personne, c’était son expression, même si elle ne se plaignait pas ; rien ni personne, sa fille unique en allée dans un pays perdu du côté de Moulins, rivée à la tâche entre trois nourrissons et une épicerie de campagne, et son Augustin mort, son Augustin, la crème des hommes, une fleur du paradis, un athlète de la vie, un virtuose de chaque jour, du vif-argent, le roi de la betterave et de l’endive ; ce grand-père avait été, comme son père et son grand-père avant lui, régisseur d’un fort domaine agricole dans le département du Pas-de-Calais, et probablement meilleur époux que père ; ma mère n’en disait pas grand-chose, sinon qu’il ne se consolait pas de n’avoir pas eu de fils pour reprendre le flambeau et continuer la lignée. Flambeau et lignée revenaient aussi dans les récits de grand-mère Lucie qui riait doucement des caduques espérances de son Augustin. Je riais avec elle, même si je ne comprenais pas tout de ces histoires anciennes ; très tôt j’ai seulement senti un vertige derrière certains silences où s’étaient englouties pour toujours les années des deux guerres et aussi la rencontre de mes parents, sans doute à Nevers où vivait alors la marraine de ma mère, haute figure d’institutrice retraitée et célibataire, morte en 1942, que mes frères et moi n’avons pas connue. Grand-mère Lucie m’appelait sa poulette, ou michonne, ou la sucrée quand j’ai attrapé quinze ou seize ans et qu’elle a cru que je devenais jolie, que je plairais aux garçons, qu’ils me plairaient aussi, que je serais amoureuse. Elle croyait ce que croient, ce que veulent croire les grands-mères quand elles sont rieuses et aveugles, et que leur petite-fille, la seule l’unique, attrape quinze ans. Les autres petits-enfants sont des petits-fils, plus oublieux et virevoltants, moins prompts à venir s’asseoir sur le fauteuil bas à côté de la grand-mère encalminée pour toujours devant la fenêtre, moins habiles à faire exister les choses, les bêtes et les gens pour toujours dérobés, enfoncés dans le noir. Elle disait que ça n’était pas le noir, elle parlait d’une sorte de kaléidoscope, ça remuait, des lueurs, ou des luisances, des vagues verticales comme un rideau de pluie dans le brouillard. Personne ne pouvait savoir ce qu’il y avait de l’autre côté de la première mort de grand-mère Lucie. J’étud

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