La lecture à portée de main
114
pages
Français
Ebooks
Écrit par
Alfredo Álamo
traduit par
Jacques Fuentealba
Publié par
Les éditions du 38
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Un militant communiste fuit la guerre Civile espagnole pour faire face à un futur peuplé de cauchemars qui le conduira des camps de réfugiés sur la côte française aux profondeurs d’un bunker de la ligne Maginot, à l’aube de l’invasion menée par les forces de l’Axe.
Dans ce roman, Alfredo Álamo mélange réalité et fiction, folie et rêve, pour traîner le lecteur jusque dans un coin obscur où rien n’est ce qu’il paraît et où, chapitre après chapitre, l’espoir se fane.
Présentation
Un militant communiste fuit la guerre Civile espagnole pour faire face à un futur peuplé de cauchemars qui le conduira des camps de réfugiés sur la côte française aux profondeurs d’un bunker de la ligne Maginot, à l’aube de l’invasion menée par les forces de l’Axe.
Dans ce roman, Alfredo Álamo mélange réalité et fiction, folie et rêve, pour traîner le lecteur jusque dans un coin obscur où rien n’est ce qu’il paraît et où, chapitre après chapitre, l’espoir se fane.
ALFREDO ÁLAMO
MAGINOT
Traduction de Jacques FUENTEALBA
Les Éditions du 38
Pyrénées
1.
Chaque nouvelle journée, chaque conversation ou regard, n’ont été qu’un cadeau pervers. J’ai vécu une existence d’emprunt, produit tout entier d’un hasard, d’un destin auquel je n’ai jamais cru. Malgré les cauchemars, l’angoisse ou la douleur, je suis reconnaissant pour ces moments supplémentaires, non sans me sentir coupable, même si je ne les ai jamais demandés ou désirés. En mon for intérieur, je priais pour qu’ils ne se tarissent jamais.
Une grosse cicatrice rosâtre me barre le front et finit là où se trouvait auparavant mon oreille gauche. C’est une marque indélébile, une trace qui me rappelle qui j’étais lorsque j’avais encore tant d’idées, tant de courage et tant de fierté. Cela fait très longtemps, et à la fois trop peu.
Nom. J’en ai tant utilisé au cours de ma fuite. Jaume le Communiste : celui-là, je le portais à Barcelone. Sans patronyme. Je n’en avais pas besoin. Le Parti était ma seule famille. Je fus communiste sans jamais avoir touché une machine ni travaillé dans une usine. Ce qui dans mon expérience s’approchait le plus du prolétariat fut l’imprimerie avec laquelle travaillait la maison d’édition qui payait mes traductions.
Je croyais en l’égalité, la fraternité, la révolution, la lutte des classes et la méchanceté innée des patrons. Lorsque la guerre commença, on eut besoin de personnes comme moi qui jonglaient avec les chiffres, écrivaient des lettres et traduisaient des messages de l’anglais ou du français. Qui criaient des consignes et dirigeaient des gens. Communiste. Je ne m’étais jamais senti aussi fier de mon nom.
Malgré tout ce que je viens de vous raconter, je finis par fuir. Ce fut peu avant la chute de Barcelone aux mains de l’armée fasciste. J’ai agi comme tant d’autres dans ma situation, ceux qui, sans doute, figuraient en tête sur les listes d’exécution. Au sein du Parti, on me conseilla de ne pas regarder en arrière, de traverser la frontière avec la France. Ils me donnèrent des noms, des messages et des suppliques. Jaume le Communiste avait encore beaucoup de travail qui l’attendait. Voilà l’excuse que je trouvai pour les abandonner à leur sort.
Marta, José, María, Manuel, Amparo, Damián. Leurs prénoms sont gravés en lettres de feu dans ma mémoire. Nous nous rencontrâmes sur le chemin de l’exil, d’un village à l’autre, dans des autobus ou des camionnettes. Tous fuyaient vers la France. J’aurais aimé dire que nous fûmes amis, mais nous n’étions que des compagnons, des voyageurs parvenant à peine à se connaître, une fois quelques paroles échangées et autant de lieux communs.
Le sergent qui nous ordonna de nous arrêter aurait simplement pu nous emprisonner. Là-bas, ton identité, ton origine comptaient peu. Nous étions tous des réfugiés sans faction, patrie ou couleurs. Peu importait sur quelle armée tu tombais, la guerre rend toujours les hommes coupables de quelque chose, aussi regardaient-ils ailleurs, le plus souvent. Je suppose que nous n’avions pas eu de chance. Et que j’avais tout aggravé.
Il faisait froid. Le soleil n’avait même pas encore fini de poindre. Nous étions figés dans vingt centimètres de neige. Devant nous, cinq soldats et un sergent. Aucun d’entre eux ne voulait rester là très longtemps.
— Vous êtes comme des rats, dit le sergent.
J’ai peu de souvenirs de lui. Ses yeux, verts, fatigués par tant de guerre. Il fumait un cigare noir qui laissait échapper une fumée épaisse, laquelle ne tarda pas à empuantir le coin avec son odeur de tabac sale et brûlé. Il s’approcha et nous inspecta comme il l’aurait fait de ses propres troupes. Il nous insulta et nous poussa. Aucun ne leva les yeux du sol.
Jusqu’à ce qu’il arrive à ma hauteur.
Je le regardai. Droit dans les yeux. Et, tandis qu’il parlait, je pensai combien je le haïssais. Porc. Fils de pute. Connard. Fasciste. Porc. Ni ma tête ni mon attitude ne lui revenaient. Il jeta son cigare et me souffla au visage sa dernière bouffée de fumée. Je m’interdis de ciller. Il me poussa violemment et je tombai dans la neige. Je continuai à le fixer. Porc. Connard. Fasciste.
Il s’approcha et me lança un coup de pied. À moi. À Jaume le Communiste. Je me mis à rire. Je reçus un autre coup, mais je me moquai de lui de plus belle. J’étais Jaume le Communiste et lui, personne. Je perdis le compte des coups. Une douleur infernale irradiait dans tout mon corps. Mais je ne cessai de rire.
Les coups de pied s’arrêtèrent, tout simplement. Je levai le regard et entendis le claquement métallique d’une arme en train de s’armer. Ce fut la première fois que j’aperçus l’obscurité régnant dans le canon d’un pistolet. Puis une détonation retentit. Un tonnerre sourd et vide, comme celui d’un pétard. Silence, douleur. Rien d’autre.
J’étais mort. Il fallait que je le sois. J’étais un martyr de la vraie foi assassiné par les nouveaux Romains. Tombé en résistant courageusement. Pour les péchés d’autrui. Heureux dans mon ignorance stupide.
Marta était blonde. Elle avait des yeux d’un vert très clair. Des sourcils fins, un long nez et des lèvres fendues par le froid. Je ne pourrai jamais oublier son visage… la première chose que je vis en me réveillant. La tête de Marta à côté de la mienne, éclatée par un tir de fusil à bout portant. J’essayai de bouger, de m’enfuir. Je ne pus rien faire. J’étais à moitié enterré et couvert par d’autres corps. Pris dans une toile d’araignée composée de bras et de jambes inertes. Sans force. Ma tête brûlait. Et à côté de moi, sans autre endroit où poser mon regard, le visage de Marta.
Je pleurai. Criai. Me tortillai, essayant de m’échapper. Je ne sais pendant combien de temps je poursuivis mes efforts jusqu’à parvenir à me traîner, centimètre par centimètre, en grattant la terre gelée, hors de cette satanée tombe.
Un soleil moribond brillait dans le ciel.
La neige était rouge.
Argelès
2.
Je survécus.
Quelqu’un dut me prendre en pitié. Je ne sais pas si ce fut un berger qui me trouva sur son chemin ou un autre groupe de réfugiés courant le long de ces sentiers enneigés. Je ne sais jusqu’où j’avançai, au bord de l’évanouissement, en sang, complètement désorienté, avant de plier une nouvelle fois devant la fatigue et l’épuisement. Abandonné et donné pour mort. Un autre corps au bord de la sente.
Avec le temps, la douleur se rappela à moi. Le bruit dans ma tête aussi, un sifflement aigu qui ne s’éteignait jamais et me perforait les tympans. La neige également. Toujours d’un rouge brillant, même si je sais que c’était impossible. Pas grand-chose de plus. Des voix. Des visages que je ne revis jamais. Tout cela mélangé en un vacarme d’images qui me provoquait des vertiges.
Les démangeaisons furent la première chose qui me vint à l’esprit avec clarté. Des démangeaisons incessantes, insupportables, douloureuses et sales. Je les sentais surtout au niveau de la tête, de la blessure qui me barrait le front, mais je n’étais pas en mesure de me gratter : mes mains étaient bandées. Je pouvais à peine me frotter, sans beaucoup d’énergie, sans trouver le moindre soulagement.
Je recouvrais peu à peu conscience, au rythme lent de jours et de nuits qui se confondent les uns avec les autres, jusqu’à former un doux cauchemar.
Je me trouvais dans un petit hôpital de campagne, juste quatre toiles de bâche, quelques lits ensanglantés et une poignée de volontaires s’occupant des réfugiés. Ils avaient recousu ma blessure à la tête, soigné mes hématomes, coupures et mains presque congelées. J’eus de la chance de ne perdre aucun doigt.
Ce que je gardai pour toujours des Pyrénées fut une pneumonie qui s’installa dans mes poumons, les rapetissant, les épuisant et les remplissant d’une plèvre qui me provoquait une toux humide et visqueuse. Je suppose que la mort refusa de me laisser simplement partir.
Quand je fus en état de marcher, on me transféra dans une maison proche de l’hôpital. Les infirmières passaient pour nous prodiguer les soins tous les matins et, de temps en temps, un médecin passait pour nous examiner. Je crois que je ne dis rien durant un mois, peut-être plus. Personne ne s’attendait à ce que je m’exprime en français. Ce fut une vraie surprise pour les docteurs. Ils ne s’attendaient pas du tout à ce que je reparle.
Presque au même moment, les cauchemars commencèrent. Marta, José, María, Manuel, Amparo, Damián. Comment les mettre de côté, alors que je vivais leurs vies ? Comment cesser de penser à eux, alors que je leur avais volé le seul bien précieux qui leur restait ? Je voyais leurs visages. Je voulais croire qu’ils ne me faisaient même pas de reproches. C’était le pire. Comme s’ils me pardonnaient, au fond. Je n’ai jamais mérité un quelconque pardon.
Je me réveillais de ces rêves, couvert d’une sueur froide et collante. Avec le temps, j’arrêtai de crier, de me lever terrifié, j’appris à me taire, à serrer les dents. La dernière image était toujours la même. Marta. À mes côtés. Avec la tête ouverte, qui me regarde et me sourit. Quelque chose se brise en moi. Le rêve se termine. Une nuit d’emprunt de plus. Un jour de plus sur la Terre, qui ne m’appartient pas. À partir de cette période-là, les choses se déroulèrent ainsi.
Deux mois plus tard, ils me donnèrent l’autorisation de sortie. J’étais guéri. Cela signifiait que mon destin se trouvait entre les mains de la bureaucratie française, comme celui du reste des réfugiés. On vint me rendre visite. Je crois qu’il s’agissait d’un militaire, même s’il était habillé en civil. Il me demanda mon