Les ogresses
282 pages
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Les ogresses , livre ebook

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Description

Paul Arène (1843-1896)



"Un drôle de corps, mon camarade Estevanet, ou plutôt un drôle d’esprit, une âme vraiment originale ! Dès l’enfance il avait une façon à lui de voir les choses de ce monde.


Toujours à courir les champs d’où il rapportait au collège des cailloux de forme bizarre, des nids d’oiseaux de proie périlleusement dénichés et d’étranges plantes montagnardes dont les bergers seuls savaient le nom, un matin il arriva avec deux grenouilles, capture rare ! car dans nos pays de calcaire les eaux mortes n’abondent pas. Au bout de quelque temps les grenouilles parurent dépérir : immobiles, leur ventre blanc aplati sur le verre du bocal, elles n’avaient plus cœur à gober les mouches. Alors Estevanet s’imagina que ses grenouilles s’ennuyaient. – « Lâche-les en Durance... » lui dis-je. – « Non ! c’est leur étang qu’il leur faut ; partout ailleurs elles s’estimeraient exilées. Il est si joli cet étang : un trou d’eau tout bleu et tout vert à cause des reflets du ciel et des grands iris qui s’y mirent. Sous la berge, le temps a creusé un tas de retraites moussues ; c’est là que mes grenouilles étaient heureuses, c’est là qu’elles retrouveront le bonheur ! » Toute une après-midi, par des chemins perdus, nous cherchâmes l’étang dont Estevanet ne se rappelait plus la place, et que nous redécouvrîmes enfin à l’heure où le soleil se couchait. Par exemple, la récompense fut douce ; déjà loin de l’étang, doublant le pas pour rentrer à l’heure, nous entendions encore les grenouilles reconnaissantes chanter."



Recueil de 42 histoires.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 02 octobre 2022
Nombre de lectures 0
EAN13 9782384421305
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0015€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Les ogresses


Paul Arène


Octobre 2022
Stéphane le Mat
La Gibecière à Mots
ISBN : 978-2-38442-130-5
Couverture : pastel de STEPH'
lagibeciereamots@sfr.fr
N° 1128
Les ogresses

Un drôle de corps, mon camarade Estevanet, ou plutôt un drôle d’esprit, une âme vraiment originale ! Dès l’enfance il avait une façon à lui de voir les choses de ce monde.
Toujours à courir les champs d’où il rapportait au collège des cailloux de forme bizarre, des nids d’oiseaux de proie périlleusement dénichés et d’étranges plantes montagnardes dont les bergers seuls savaient le nom, un matin il arriva avec deux grenouilles, capture rare ! car dans nos pays de calcaire les eaux mortes n’abondent pas. Au bout de quelque temps les grenouilles parurent dépérir : immobiles, leur ventre blanc aplati sur le verre du bocal, elles n’avaient plus cœur à gober les mouches. Alors Estevanet s’imagina que ses grenouilles s’ennuyaient. – « Lâche-les en Durance... » lui dis-je. – « Non ! c’est leur étang qu’il leur faut ; partout ailleurs elles s’estimeraient exilées. Il est si joli cet étang : un trou d’eau tout bleu et tout vert à cause des reflets du ciel et des grands iris qui s’y mirent. Sous la berge, le temps a creusé un tas de retraites moussues ; c’est là que mes grenouilles étaient heureuses, c’est là qu’elles retrouveront le bonheur ! » Toute une après-midi, par des chemins perdus, nous cherchâmes l’étang dont Estevanet ne se rappelait plus la place, et que nous redécouvrîmes enfin à l’heure où le soleil se couchait. Par exemple, la récompense fut douce ; déjà loin de l’étang, doublant le pas pour rentrer à l’heure, nous entendions encore les grenouilles reconnaissantes chanter.
Très discret, un peu sauvage même et n’ouvrant guère, par crainte des railleries, le trésor de sa délicate sensibilité, Estevanet à ses moments perdus cultivait la guimbarde, un instrument dont la tradition se perd malheureusement, car c’était un instrument à souhait pour les natures timides comme la sienne et jalousement renfermées. La guimbarde – vous le savez peut-être – consiste en une minuscule lyre d’acier munie, au milieu, d’une languette. La façon d’en user est simple : on serre la lyre entre les dents, et on fait vibrer la languette du bout du doigt. Chacun peut ainsi, à la condition d’aspirer le son fortement, se jouer dans le creux du ventre, les plus adorables musiques. Le public, d’ailleurs, n’entend rien, et seul le virtuose a le bénéfice de son génie, ce qui est le comble de l’Art pour l’Art... Dans nos courses à travers la campagne, Estevanet portait toujours sa guimbarde sur lui. Il s’asseyait au pied d’un arbre, préludait. Et moi, admirant de confiance, je me figurais d’après le jeu de sa physionomie, tour à tour souriante ou extatique, les mélodies intérieures dont il se régalait solitairement.
Une sympathie nous liait, étant tous les deux amoureux !
Moi d’abord... mais peu vous importe de savoir pour qui je pleurais à douze ans.
Lui – toujours épris d’irréel – avait fini par découvrir dans le recueil des contes de fées un digne objet à ses amours. Il m’en fit un jour la confidence. Ce n’était (je vous le donne en mille !) ni la fillette au chaperon rouge, trop jeune quand le loup la mangea ; ni la douce et naïve enfant, si magnifiquement récompensée, car depuis perles et diamants sortaient de ses lèvres avec la parole, pour avoir, sur le bord du chemin, donné à boire aux fées mendiantes ; ni la sœur de Sœur-Anne, mélancolique châtelaine, qu’il eût été pourtant héroïque et beau de défendre contre son abominable époux ; ni la Belle-au-Bois-Dormant cachée dans son château brodé derrière un impénétrable rempart d’arbres entrelacés et de ronces ; ni l’adroite princesse que, grâce aux tours du Maître Chat, le marquis de Carabas épouse ; ni celle encore à qui Riquet à la Houppe donna de l’esprit. Ce n’était pas davantage Cendrillon allant au bal en équipage dans une écorce de citrouille, avec six souris pour attelage et six gros lézards pour laquais ; ce n’était pas davantage Peau-d’Âne, la radieuse infante aux robes couleur de soleil et de lune. Quant à Griselidis, elle ne pouvait être en cause : les aventures de l’infortunée marquise de Saluces manquant dans la Mère-l’Oye sur papier à chandelle que nous avait vendue un colporteur. Non ! celle qu’il aimait, c’était... vous rappelez-vous le Petit-Poucet ? simplement les sept filles de l’Ogre. – Toutes les sept ? Toutes les sept. »
À cet âge, on n’y va pas de main morte et ce sournois d’Estevanet me donnait, pour expliquer un tel choix, les plus convaincantes raisons. En vain lui faisais-je remarquer que le bon Perrault trace d’elles un portrait médiocrement flatteur : – « Ces petites ogresses avaient le teint fort beau parce qu’elles mangeaient de la chair fraîche comme leur père ; mais elles avaient de petits yeux gris et tout ronds, le nez crochu, et une fort grande bouche avec de longues dents fort aiguës et fort éloignées l’une de l’autre. Elles n’étaient pas encore fort méchantes ; mais elles promettaient beaucoup, car elles mordaient déjà les petits enfants pour en sucer le sang... » – Tout ça, répliquait Estevanet, c’est des bêtises. Perrault, sans doute, fut mal renseigné, ou bien il aura volontairement falsifié les faits pour excuser l’indigne conduite de son héros qui répond à l’hospitalité de la bonne ogresse en faisant égorger ses filles. « Elles avaient le teint fort beau... » Tu vois que la vérité perce et qu’elles devaient être adorables malgré ce que Perrault raconte de leurs yeux ronds et de leur nez crochu ! « Elles n’étaient pas encore fort méchantes... » Pourquoi cet encore ? Et qui nous dit qu’elles ne seraient pas devenues, en grandissant, bonnes et douces comme leur mère ?... Là-dessus, Estevanet inventait un autre dénouement, prétendant le tenir de sa nourrice, dans lequel Petit-Poucet et ses frères enlevaient les filles de l’Ogre, les épousaient et devenaient de grands seigneurs.
Il avait fini par me convaincre. Nous espérions bien, un jour ou l’autre, trouver le château de l’Ogre au fond d’un bois. Auquel cas, c’était convenu ! Estevanet, se réservant l’aînée, daignerait me laisser choisir parmi les autres. Et le soir, entre deux chimériques airs de guimbarde, nous rêvions aux sept jeunes ogresses, dans leur grand lit, roses, superbes et coiffées de couronnes d’or.

-oOo-

Nous nous étions perdus de vue, Estevanet et moi. Je le savais devenu peintre, faisant de l’Art à peu près pour lui seul : toujours sa façon de jouer de la guimbarde ! Nul mieux pourtant qu’Estevanet ne traduisit la Parisienne d’aujourd’hui, corsage insolent, lèvres cruelles, et son charme doublement sensuel fait de chair saine et d’artifice. Mais ces toiles d’un modernisme raffiné, perpétuelle glorification de la femme, ces légers croquis, fins comme des fleurs et vagues comme des symboles, restaient incompréhensibles au public.
Estevanet avait, disait-on, hérité. On lui prêtait des aventures...
J’appris un jour qu’il était mort.
Un ami commun m’introduisit dans son atelier. Sur les murs, sept portraits de femmes, ou de filles si vous voulez ! toutes les sept se ressemblant par un même air de beauté indifférente et dure ; et, dans le coin, un grand tableau recouvert d’un voile. « C’est celui, nous dit le concierge, auquel il travailla le dernier... La peinture est, paraît-il, fort belle, mais personne encore n’a su en deviner le sujet. » Dans un lit somptueux, ennuagé de riches tentures, sept femmes dormaient, les mêmes que celles des portraits : vermeilles, grasses, souriantes, une couronne d’or au front. Et, debout sur la pointe des pieds, pâle, retenant son haleine, et ses yeux enfantins remplis de désir et d’effroi, le Petit-Poucet regardait.
Figure-toi, ami lecteur, que les braves garçons, ingénus sous leur air sceptique, dont ce livre te dira les aventures d’amour, sont tous un peu cousins du pauvre Estevanet qui, malgré trahison et déboires, obstinément, jusqu’à la mort, avait cru à la bonté possible des ogresses.
Tremblement de terre à Lesbos

– Allons, bon ! s’écria celle des deux qui était blonde, voilà maintenant que nous avons un tremblement de terre à Lesbos.
– Où vois-tu un tremblement de terre ? interrompit la brune, car la seconde était insolemment brune, brune d’un brun nu, sans fard ni bijoux, portant les cheveux drus et courts.
– Mais dans le Temps , tiens, là, regarde...
Et câlines, côte à côte penchées, comme heureuses de l’occasion, elles suivaient du doigt la dépêche, – doigts aux ongles polis, pas méchants et roses avec des airs de griffes qui auraient démissionné ! – caressant de leurs frisons d’ébène et d’or, faisant palpiter sous leurs haleines confondues la grave feuille de Neffizer étonnée en même temps que ravie d’une aussi voluptueuse aubaine.
La dépêche disait ceci :

« (S ERVICE H AVAS )

« Dardanelles, 28 octobre.
« Le tremblement de terre aurait fait de 150 à 200 victimes dans l’île de Mételin, ancienne Lesbos.
« Un stationnaire de guerre portant des vivres et des tentes est parti pour Mételin. »

Les deux femmes s’entreregardèrent un instant, silencieuses, leurs yeux complices et passionnés pleins du désir d’une mort commune ; mais comme chez ces nerveuses créatures l’émotion se prolonge peu, l’une ayant ri, l’autre en fit autant, et cette phrase s’envola :
– Un tremblement de terre à Lesbos ? J’aurais bien voulu assister à ça tout de même !
À coup sûr, elles n’avaient sur Lesbos, géographiquement parlant, que des idées vagues.
Par bonheur un jeune savant se trouvait là, l’inévitable jeune psychologue sceptique et doux, habile à envelopper de phrases sucrées les conceptions les plus perverses, qui depuis Renan remplace auprès des dames les petits abbés d’il y a cent ans et les poètes chevelus suivant la formule de 1830.
Ayant pris le journal, de sa voix dolente, comme lointaine, et pourtant nuancée de tendre ironie, à son tour le jeune psychologue soupira : – Oui ! ce tremblement de terre... grande beauté... spectacle rare

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