Le sang de la Sirène
213 pages
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Le sang de la Sirène , livre ebook

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Description

Anatole Le Braz (1859-1926)



"Les mains appuyées au bastingage, je regardais, dans le crépuscule embrumé d’un pâle matin d’octobre, se lever, de-ci de-là, sur les eaux, des formes d’îles aux contours imprécis, qu’on eût pu prendre aussi bien pour un fantastique troupeau de monstres. La vitesse de notre marche leur communiquait une sorte de vie mystérieuse, dans la clarté trouble du demi-jour où flottaient encore des restes de nuit. On les voyait surgir confusément et, presque aussitôt, s’atténuer, disparaître comme emportées par la fuite mouvante des houles.


L’irréalité du décor avait quelque chose d’étrange et de saisissant. Il semblait que l’on assistât peu à peu à l’éveil frissonnant de la lumière et à l’organisation du chaos... Nous entrions au cœur de ce boulevard de la mer qui s’appelle l’Iroise et que borde une double rangée de phares alignés ainsi que des réverbères. Le feu blanc de Saint-Mathieu, dressé très haut dans le ciel, clignotait derrière nous, comme une étoile qui va s’éteindre ; mais, à notre gauche, le feu rouge des Pierres-Noires continuait de brûler dans les profondeurs obscures de l’ouest et dardait sur l’abîme un reflet sanglant.


La Louise – un steamer de quelque cinquante tonneaux qui fait trois fois par semaine le service d’Ouessant – donnait tête baissée dans les vagues et les faisait gonfler sur ses flancs en deux bourrelets d’eau sombre, pareils à des glèbes retournées. Les vents étaient propices, on avait sorti toutes les voiles, pour aider à la machine. Nous filions grand largue, quoique d’une allure un peu heurtée. Sur le pont, une dizaine de personnes, y compris le matelot, le mousse et le capitaine. Celui-ci, svelte et vigoureux tout ensemble, le torse moulé dans un tricot de laine bleue, se tenait debout derrière la roue du gouvernail et jetait de temps à autre un ordre bref, en breton. Des femmes du Conquet, assises en groupe sur l’avant, récitaient leur rosaire en commun. Près de moi, un facteur des postes vérifiait le contenu de son sac, classait une à une les correspondances, – de menues lettres de gens de mer, ornées de timbres exotiques, avec de grosses suscriptions tremblées."


Recueil de 3 nouvelles qui sentent la Bretagne d'autrefois.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 18 février 2023
Nombre de lectures 0
EAN13 9782384421947
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0015€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Le sang de la Sirène


Anatole Le Braz


Février 2023
Stéphane le Mat
La Gibecière à Mots
ISBN : 978-2-38442-194-7
Couverture : pastel de STEPH'
lagibeciereamots@sfr.fr
N° 1192
À Madame André Bénac, née Edmée Champion

Je mets ce livre sous vos auspices, madame, d’abord parce qu’il ne saurait y en avoir pour lui de plus favorables, ensuite, parce que j’ai toutes raisons de croire que votre sympathie lui est d’avance assurée. Il évoque, en effet, des paysages qui vous sont chers à plus d’un titre, et des âmes qui, pour humbles qu’elles puissent être, vous ont toujours paru mériter, par une sorte de noblesse native, qu’on s’y intéressât.
Elles vous sont presque aussi familières qu’à moi-même, ces Bretonnes de la mer ou de la montagne, dont j’ai tâché de peindre en ces pages la grâce mélancolique et le charme voilé. Vous les coudoyez, chaque été, le long des grèves éclatantes ou dans les étroits chemins ombreux, autourr de l’oasis d’enchantement qu’un signe de vous a fait surgir des dunes embroussaillées de Beg-Meil. Les vieux manoirs, d’aspect historique, où elles songent leur vie plutôt qu’elles ne la vivent, ont pour vous un attrait mystérieux. Volontiers vous en passez le seuil ; volontiers, par les chauds après-midi de juillet ou d’août, vous vous y attardez dans le clair-obscur de la cuisine profonde qui mire les feuillages du dehors aux battants de ses meubles cirés et garde, en sa pénombre quasi souterraine, je ne sais quelle troublante odeur d’autrefois. On vous y accueille comme une « dame » des légendes, comme une fée. Quoi de plus naturel, en un pays que les fées n’ont point abandonné, où les yeux de Viviane sont restés ouverts dans l’eau des sources, où la blonde chevelure de Morgane ondule aussi radieuse que jamais sur la mer qu’elle embaume !... Et les esprits ne vous sont pas moins hospitaliers que les demeures. Ils vous sentent confusément de leur parenté. Ne communiez-vous pas dans le culte du rêve avec cette race de rêveurs ? La langue même, cette énigmatique langue bretonne, vieille comme les âges, n’est point entre eux et vous un obstacle. Vous en avez appris les mots essentiels, les doux vocables d’humanité qui seuls importent à ces cœurs affamés de tendresse. Un de leurs proverbes dit : « Plus vaut une poignée d’affection qu’une boisselée d’or. » Parce que vous êtes allée à eux, l’incantation d’amour aux lèvres, ils se sont révélés à vous.
Vous pouvez ainsi rendre témoignage en faveur de l’âme celtique, trop méconnue. Vous savez, pour l’avoir respirée, quelle merveilleuse fleur d’idéalisme persiste à s’épanouir en elle. Et vous savez aussi qu’elles ne sont point une pure fiction de littérateurs, ces filles des rivages cimmériens, qui hantaient le souvenir de Renan jusque sur les marches de l’Acropole et dont il comparaît les yeux aux vertes fontaines de leur pays, où, « sur des fonds d’herbes ondulées, se mire le ciel ». Il n’est pas une vallée de Cornouailles, pas un repli des monts d’Arrée, pas un estuaire du Trégor qui ne recèle quelqu’un de ces types secrets et suaves, quelqu’un de ces miracles ignorés. Mais, – vous l’avez constaté vous-même, – c’est dans les îles, égrenées au large des côtes, qu’il en faut chercher les exemplaires les plus accomplis. Cela se conçoit sans peine. Ces îles sont comme des terres cloîtrées, – pauvres, d’ailleurs, et d’une médiocre séduction. L’étranger n’y pénètre guère et leurs habitants, par contre, s’en évadent peu, de sorte que la race s’y maintient dans toute son intégrité. C’est un usage consacré, presque une règle religieuse, de ne s’y marier qu’entre soi. L’homme qui s’irait choisir une compagne au dehors commettrait une forfaiture. La consanguinité des unions, si elle altère parfois la sève familiale, parfois aussi l’enrichit et l’affine. Dans ces petites communautés insulaires, où la vie est simple, rude et saine, elle aboutit souvent, chez les femmes surtout, à d’admirables réussites d’élégance naturelle et de distinction sans apprêt. Vous en avez contemplé plus d’une, madame, de ces graves et sveltes patriciennes de la mer. Il rayonne de leur regard, de leur sourire, du rythme tout instinctif de leurs mouvements, un charme dont elles n’ont pas conscience, mais auquel leur entourage même ne laisse pas d’être sensible. Parce qu’il a la mémoire encore imprégnée des mythes de l’ère primitive, il voit en ces créatures privilégiées les arrière-nièces de quelque antique Vénus marine et se persuade que la magie des Sirènes a passé dans leur sang.
Au fond, il n’a peut-être pas si tort. La mer est pour beaucoup dans la perfection de ces êtres rares. Elle ne sert pas seulement d’un cadre magnifique à l’harmonie de leurs formes. Elle les modèle, en quelque mesure, à son image, teinte leurs prunelles de la nuance changeante de ses eaux, fait courir son azur dans leurs veines, communique à leur chair la transparence de ses nacres frémissantes, répand enfin sur toute leur personne un peu de sa grâce, de sa poésie, de son mystère, et, pour tout dire, de sa beauté. Joignez que, pour achever de légitimer la croyance populaire, elle ne se prive pas de leur faire cruellement expier ses dons. Elle ne leur permet le plus souvent qu’une royauté précaire, des amours inquiètes, un destin traversé des pires catastrophes. Il n’est que trop vrai, le tragique symbole d’une grande Némésis ancestrale s’acharnant sur des clans entiers de marins ! Elle a nom la mer, cette Némésis. C’est elle la Sirène éternelle, nourrice et meurtrière des races, source de tant de voluptés et de tant de larmes, sans cesse maudite, indéfectiblement aimée.
La mer !... Vous ne vous étonnerez ni ne vous plaindrez, madame, de la trouver presque à tous les feuillets et, pour ainsi parler, à tous les tournants de ce livre. C’est, ou peu s’en faut, la même qui, à Beg-Meil, berce vos rêveries à son murmure, la même encore qui vous sourit et vous chante la bienvenue, lorsque vous voyagez en Trégor. Je ne me flatte point d’avoir rendu ses prestiges. Je les subis depuis trop longtemps et j’en ai une impression trop profonde, pour ne savoir pas que tout verbe est pauvre et toute peinture misérable, en comparaison. Dussé-je pourtant être taxé de naïveté, je ne veux pas me refuser la satisfaction de rappeler ici le mot que M. Gaston Deschamps, dans une de ses chroniques, dit avoir recueilli des lèvres d’une des mondaines qui lisent, au lendemain de la publication du S ANG DE LA S IRÈNE dans la Revue de Paris : « Cet homme, déclarait-elle, a le sens de la mer. »
La mondaine, madame, ce n’était pas vous. Mais, ce qu’elle a pu dire, j’en aurais vraiment quelque orgueil si, à votre tour, – après avoir refermé ces pages et revu en imagination les paysages de mer qu’elles évoquent, – vous le pouviez penser.

A. L E B RAZ .
Quimper, Stang-ar-C’hoat, 22 mai 1901.
Le sang de la Sirène

À M. Armand Considère
I

Les mains appuyées au bastingage, je regardais, dans le crépuscule embrumé d’un pâle matin d’octobre, se lever, de-ci de-là, sur les eaux, des formes d’îles aux contours imprécis, qu’on eût pu prendre aussi bien pour un fantastique troupeau de monstres. La vitesse de notre marche leur communiquait une sorte de vie mystérieuse, dans la clarté trouble du demi-jour où flottaient encore des restes de nuit. On les voyait surgir confusément et, presque aussitôt, s’atténuer, disparaître comme emportées par la fuite mouvante des houles.
L’irréalité du décor avait quelque chose d’étrange et de saisissant. Il semblait que l’on assistât peu à peu à l’éveil frissonnant de la lumière et à l’organisation du chaos... Nous entrions au cœur de ce boulevard de la mer qui s’appelle l’Iroise et que borde une double rangée de phares alignés ainsi que des réverbères. Le feu blanc de Saint-Mathieu, dressé très haut dans le ciel, clignotait derrière nous, comme une étoile qui va s’éteindre ; mais, à notre gauche, le feu rouge des Pierres-Noires continuait de brûler dans les profondeurs obscures de l’ouest et dardait sur l’abîme un reflet sanglant.
La Louise – un steamer de quelque cinquante tonneaux qui fait trois fois par semaine le service d’Ouessant – donnait tête baissée dans les vagues et les faisait gonfler sur ses flancs en deux bourrelets d’eau sombre, pareils à des glèbes retournées. Les vents étaient propices, on avait sorti toutes les voiles, pour aider à la machine. Nous filions grand largue, quoique d’une allure un peu heurtée. Sur le pont, une dizaine de personnes, y compris le matelot, le mousse et le capitaine. Celui-ci, svelte et vigoureux tout ensemble, le torse moulé dans un tricot de laine bleue, se tenait debout derrière la roue du gouvernail et jetait de temps à autre un ordre bref, en breton. Des femmes du Conquet, assises en groupe sur l’avant, récitaient leur rosaire en commun. Près de moi, un facteur des postes vérifiait le contenu de son sac, classait une à une les correspondances, – de menues lettres de gens de mer, ornées de timbres exotiques, avec de grosses suscriptions tremblées.
Nous liâmes conversation : il me nomma des îles qui passaient, Béniguet, Morgol, Quéménès, pauvres terres veuves, épaves d’un continent effondré.
Soudain, il dit :
– Molène !
Il me montrait du geste une haute croupe dénudée, une espèce de morne roussâtre vers lequel le vapeur inclinait maintenant sa marche.
– N’est-ce pas, continua le facteur, qu’elle mérite bien son nom d’« Île Chauve » ? C’est un proverbe du pays qu’il n’a jamais poussé dans Molène que deux arbres, l’un en pierre, et c’est le clocher, l’autre en fer, et c’est le mât du sémaphore.
II

Nous stoppâmes en eau profonde, au pied d’un môle arrondi. Le jour levant éclaira, en face de nous, sur la rive, une petite bourgade silencieuse, aux maisons d’aspect ancien, toutes semblables, uniformément blanchies à la chaux. Des mouettes voletaient d’un toit à l’autre, sans hâte, avec des mines familières d’oiseaux apprivoisés. Leurs cris étaient toute l’animation de ce pauvre village, resté comme en détresse sur ce radeau de granit, en plein

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