La Fin du monde
46 pages
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La Fin du monde , livre ebook

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Description

« Passé un temps, la bibliothèque, on s'y fait. De loin, les rayonnages semblent identiques, les livres similaires, leur statut semblable. Mais on comprend vite que les séries LF-XIX-RO sont prestigieuses. LF-XIX-RO-MB jouit d'un statut exceptionnel. Mais je l'ai bien mérité, dit-elle, après les infortunes que j'ai subies. Passe de mourir d'ennui dans une bibliothèque, mais mourir d'ennui à la campagne, ça non, je ne le souhaite à personne. Savez-vous ce que c'est qu'un homme idiot sept jours sur sept ? LF-XIX-RO-MB n'aime guère qu'on l'emprunte. Elle se tapit sous l'escalier en espérant que le lecteur optera pour Balzac ou Zola. De toute façon, ils nous confondent, se moque-t-elle. Moi, avec ma signature LF-XXI-MAA, je n'ai que le droit de me taire. J'ai froid, j'ai chaud, mes voisins m'ignorent. »

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 16 novembre 2016
Nombre de lectures 1
EAN13 9782342057881
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0026€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

La Fin du monde
Hervé Richard
Mon Petit Editeur

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.


Mon Petit Editeur
175, boulevard Anatole France
Bâtiment A, 1er étage
93200 Saint-Denis
Tél. : +33 (0)1 84 74 10 24
La Fin du monde
Port-Jaguen
Chaque fois, on voudrait ôter de sa mémoire et pour toujours ce jardin qui se perd dans la mer, mais bientôt, on préfère se perdre que de le perdre, et l’on reprend chaque année le chemin de l’été, le barrage de la Rance, Saint-Malo, Dinard, Ploubalay, un virage, la Presqu’île, on y est. La mort de ma grand-mère faillit mettre fin à ces étés oniriques, puisque nul, de mon père à mes tantes, n’avait les moyens de régler la succession. Il fallut l’intervention d’Oncle Sam – avocat américain, francophone et francophile – pour que la maison reste la propriété indivise de la famille – propriété indivise d’une famille divisée.
 
On n’arrive pas plus à décrire le dehors – le jardin dans la mer, le vent, les mâts, la digue – que le dedans – qui parle à qui, qui supporte qui, qui ne peut pas voir qui. Depuis un demi-siècle que cette famille est ma famille, cette maison ma maison – j’en possède la 120 e part exactement – rien n’a bougé. Les pièces nous accueillent et nous repoussent dans la même indifférence, après nous en viennent d’autres, le couloir étroit et presque aveugle est le témoin de ces changements de régime. Tante Mano remplace Tante Francette, on le reconnaît tout de suite aux post-it collés partout : « Attendez la position 0 avant d’ouvrir la machine », « Laissez la cuisine comme vous l’avez trouvée », « Éteignez les lumières », « Ne faites pas de bruit en montant ».
 
Pareille à la pension Vauquier – misère en moins – la maison de Port-Jaguen forme un système cohérent, et, tel le fameux jeu d’échecs de Saussure, la plus exacte caractéristique des êtres qui l’habitent est d’être ce que les autres ne sont pas. Armé de ce principe fondamental, je suis assez fort pour braver les tempêtes. Elles ne tardent pas. Comment as-tu osé changer les meubles de place, crie Tante Babeth à ma grand-mère, et, à peine arrivée, la voilà repartie, ni vue ni connue, on l’aura entendue en tout cas. Les tempêtes se suivent et se ressemblent, heureusement pour nous, les abris ne manquent pas. Les jours de pluie, nous montons au billard, nous nous roulons dans nos sacs de couchage, nous mimons les grandes personnes. Du rez-de-chaussée les voix s’élèvent, tonitruantes, stridentes, fluettes, c’est à qui devinera qui parle. Des portes claquent, des moteurs vrombissent, du billard on dirait la guerre, mais il ne nous arrivera rien.
 
Pour les raconter ces histoires, chacun utilise le temps qu’il veut. Les uns l’imparfait – ma grand-mère surtout –, les autres le passé composé. Oncle Jean, lui, se pique de parler au passé simple – sans respecter toujours la règle des vingt-quatre heures : « Que vîtes-vous ce matin au marché ? » demande-t-il à ma grand-mère – et tandis que nous, morts de rire au billard, nous passons et repassons son passé simple en boucle – pour nous, au billard, Jean, c’est le gros lot, facile à reconnaître, facile à imiter – ma grand-mère répond imperturbable que le fromage blanc a augmenté, que les fruits ne sont plus ce qu’ils étaient, que tout va à vau-l’eau. Les passés simples de Jean sont tout sauf simples, et je lui dois d’avoir entrevu cet abîme incommensurable qui existe entre les mots et les choses.
 
On n’arrive pas non plus à démêler le vrai du faux. C’est toujours le plus fort qui a raison. Un jour, c’est Oncle Édouard qui s’emporte contre la France, un autre jour, c’est Tante Christine qui s’emporte contre ma mère, un troisième jour, c’est Tante Mano qui défend bec et ongles son modèle d’éducation. Comme par jour de tempête on ne sait plus, du jardin ou de la mer, lequel des deux donne la réplique à l’autre, on ne sait pas non plus, de la vérité ou du mensonge, lequel des deux a commencé. Chacun d’entre nous a son idée, mais la beauté du lieu, la chaleur des repas, la bienveillance de ma grand-mère ont bientôt raison de nous. Nous restons, nous nous entendons, nous nous embrassons, nous laissons les inimitiés hors de l’été. Les histoires de famille sont vraies et fausses à la fois, exagérées, douteuses, improbables. Comme ces mots celtes, elles muent sans cesse – adoucies, renforcées, étouffées – c’est toujours la même histoire, et pourtant, que Tante Mano la raconte, ou Tante Christine, ou Tante Babeth, trois histoires se font face, mais la torpeur de l’été nous commande de ne pas choisir : nous sommes heureux et peureux à la fois.

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