Là-bas
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Description

« Un dressing est une affaire sérieuse. Plus sérieuse qu’on ne l’imagine. Et Chloé ne prend jamais rien à la légère. C’est pourquoi elle a longuement pensé, et préparé ses bagages. Et elle a eu raison. Il s’agit maintenant de trouver la tenue adéquate pour se rendre au plus proche commissariat. Elle tenterait bien ce pull vert en cachemire très sobre, british style, mais cela suppose un pantalon à pinces, et elle n’a que ce Prado en laine mélangée qui tire plutôt sur le beige. Peut-elle oser ce mélange de couleurs ? Bien sûr, c’est ainsi que l’on crée les tendances, mais ici personne ne pourra la relayer. »

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 06 février 2013
Nombre de lectures 0
EAN13 9782748398731
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0067€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Là-bas
Corinne Champougny
Société des écrivains

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.


Société des écrivains
14, rue des Volontaires
75015 PARIS – France
Tél. : +33 (0)1 53 69 65 55
Là-bas
 
 
 
 
Chapitre 1
 
 
 
Ce qu’il faudrait, c’est un titre accrocheur. Tout est dans le titre c’est bien connu. Pour le reste, elle avisera plus tard. Un titre accrocheur et un chapeau totalement hype. Ce serait parfait. Ça, c’est du journalisme.
Chloé souffle imperceptiblement. Les cahots du train n’auront pas raison de sa dignité. Elle sait se tenir. Elle va juste étendre un peu les jambes, glisser ses mocassins Lodd’s sous la banquette en face, réajuster sa chemise Joe et Paul . Il ne fait pas chaud. Le chauffage est déréglé, bien entendu. Elle va devoir – au risque de la froisser – remettre sa veste Sandri . Elle n’a jamais connu de train pareil. Les lectrices de son magazine vont adorer. Aussi griffonne-t-elle fébrilement ses impressions sur un cahier Claudine.
Ce train d’avant-guerre aux horaires capricieux accueille une faune toute rustique. Il a, comme dit sa rédactrice en chef, un potentiel furieusement tendance. Chloé regarde défiler une campagne semi-montagneuse, de plus en plus sombre, aux collines boisées de sapins immenses serrés les uns contre les autres, témoins imperturbables de générations qui ont promené leurs regards curieux ou indifférents derrière les vitres de ce train poussif. Bien sûr, elle pensait prendre l’avion, mais l’aéroport n’est pas encore sécurisé depuis la guerre. Rien n’est simple. C’est le quatrième train qu’elle emprunte depuis Paris, et la dégradation des conditions de voyage a été constante, régulière, et s’est amplifiée nettement ses dernières heures, mais le journalisme n’est pas un métier de tout repos, elle le sait bien, aussi remet-elle une goutte de son parfum Furst de Von Clif et Erpels derrière l’oreille, il ne s’agit pas de laisser les odeurs corporelles gagner du terrain. Les siennes, mais surtout celles des rares voyageurs qui sont montés depuis la gare de Swatz, dernière étape avant l’ultime périple de huit heures de trajet. Bientôt, elle atteindra la capitale, Tzirk, et elle pourra reprendre pied dans la civilisation. Et puis, ce voyage d’une trentaine d’heures restera une expérience extraordinaire, le must have du journalisme. Hype, son magazine, publiera l’article immédiatement, et c’est Garance qui verdira de jalousie. Peut-être réussira-t-elle-même à faire tourner son nouveau maquillage Cindy Morez. Un comble.
Chloé grignote une barre diététique au müesli bio issu du commerce équitable et change de position. La nuit a été longue. Allongée sur une banquette de bois digne de ce fameux zen-concept de Victor Marz sur lequel elle a fait un article il y a deux mois, vaguement enroulée dans ce qui faisait office de drap, d’après la compagnie ferroviaire du Tzirkistan, elle a tenté d’oublier les cahots répétés qui la projetaient d’un côté à l’autre de sa couchette, le bruit obsessionnel des roues contre les rails, mais à quel siècle sommes-nous, et le souffle haletant, douloureux, épuisant de la locomotive asthmatique en fin de vie. Heureusement que je voyage en première classe, se répétait Chloé, en serrant les dents. Mais tout se paie. Même ce reportage-là.
Elle rêvait de couvrir des conflits, pas des guerres, mais des conflits, embusquée derrière des lunettes Yves Saint François, une écharpe Cécile nouée à la va-vite, un cameraman blond à la barbe négligée avec art qui la suivrait pas à pas, attentif à ses ordres, géniaux, elle rêvait de reportages dans l’urgence, incisifs, lumineux, fulgurants. Elle avait quinze ans et savait déjà l’essentiel.
Hype lui permettra de se révéler vraiment. C’est elle qui a eu l’idée de ce reportage. La guerre est terminée depuis six mois, et le grand public va adorer découvrir ce pays coupé du reste du monde depuis presque un siècle. Bien sûr, des confrères ont déjà saisi la balle au bond, mais sa vision sera bien plus fashion, son angle plus tendance, d’ailleurs le styliste Pierre Parker lui a demandé, à elle, en personne, de repérer les opportunités. Un pays neuf, en somme. Un marché énorme. Mais pour l’instant, il faut qu’elle détermine son approche. Le pays est montagneux, certainement très sauvage, fruste. Il faudrait mettre en avant les productions locales, le fromage, le saucisson, le vin de pays, peut-être même l’artisanat. Chloé verrait bien un reportage sur une ferme produisant de la laine de mouton, elle imagine déjà la paysanne en train de tondre ses animaux, avec une antique tondeuse mécanique bricolée par le grand-père. Une photo totalement sublime. Peut-être la couverture de Hype. Et si elle relançait le look bucolique cet été ? De grandes jupes fleuries, un fichu en soie griffé, une blouse vintage, avec l’accessoire fashion, un it bag en paille tressée par exemple. Chloé ramène une mèche blonde en arrière, d’une main légèrement tremblante. Décidément, elle est géniale.
Le train cahote de plus en plus, les aiguillages se succèdent et les vitres tremblent dans un bruit lancinant. Dehors, les immeubles succèdent aux immeubles, gris, imposants, délabrés, certains complètement détruits, les décombres semblent plus importants dans cette zone périphérique. Peu d’habitants dehors, juste quelques silhouettes vite entrevues, furtives. L’habitude des combats, sans doute. Le sol est recouvert d’une fine couche de gelée blanche. Chloé décide de préparer ses boots Salva et sa parka Prado. Il faut savoir s’adapter quand on devient reporter, se fondre dans le décor. Dit-elle en ouvrant son sac Wuatton.
Avancer. Poser ses mains bien à plat sur les genoux, lever les yeux, droit, et avancer. Pier connaît les gestes.
Par la fenêtre embuée et comme rayée par des centaines de petites griffures, le vent pense-t-il ou la pluie, il aperçoit les rails blancs de givre, les pierres du ballast recouvertes d’une fine poudre qui virevolte au passage du train, et, plus loin, des immeubles, insensibles au froid, aux saisons, impassibles, inamovibles dans leur laideur figée comme une évidence, un rappel à la raideur, à l’obstination, à la bêtise. Le train cahote, change d’aiguillage, hésitant entre les différentes voies possibles, un peu perdu par l’entrelacement des rails, les multiples stratégies, la nécessité de faire un choix.
Et Pier soupire. Faire un choix. Peser de toutes ses forces, et se faire violence. Avec la diérèse, pour désarticuler le mot et le faire battre aux tempes, certains procédés sont nécessaires.
Le train vibre maintenant, puis se résigne enfin à suivre la voie de droite, presque rectiligne, jusqu’au quai assombri par l’auvent métallique délimité par la grosse horloge ronde. Sur le quai, peu de monde. C’est l’heure creuse, pense Pier, qui voit immédiatement se gonfler la baudruche de dix-huit heures, heure pleine de laquelle s’échappent en courant des centaines de voyageurs pressés, fatigués, petites fourmis qui s’agitent en tous sens, bien inutilement, comme le font toujours les fourmis. Encore ces images, et ces clichés. D’avant. De bien avant. Pourtant, il a choisi, opté, décidé, et le train est entré en gare. Il faut donc se lever.
Pourrait-il dire que la ville l’attend. Non. Quelques bus cahotent d’un arrêt à l’autre, bondés, surchauffés, engourdis par ce petit matin frileux, quelques silhouettes glissent, d’un trottoir à un passage pour piétons, d’un café à une antique voiture, la ville n’attend personne, jamais, et surtout pas lui, depuis le temps. Le regard apprivoise les rues, les devantures, les dénivellations du sol goudronné des trottoirs, les courants d’air à certains angles de maisons, et la ville finit par se livrer, s’imprimer en nous, délivrer ses euphories et ses lassitudes, ses émotions. C’est alors notre ville. Et nous sommes son souffle.
Elle n’attend personne. Elle ne t’attend pas. Tu l’as compris en sortant de la gare, petit instant d’hésitation, je vais où, comment, il faut que je m’insère, que je sois piéton, ville, transparence, que j’adapte mon pas, tout de suite, que je me fonde, sans réfléchir, la rue d’en face, vague souvenir, peu importe, les trottoirs inégaux, les poubelles au milieu, cette ville n’était pas aussi sombre, mais les souvenirs sont toujours lumineux, imbécilement lumineux, ils renvoient à un non-lieu, tu le sais bien toi qui as étudié la Littérature, la grande, la Majuscule, la sérieuse, ici même, et tu te laisses prendre à ton piège, fatigué.
Tu es fatigué. L’ultime excuse. Celle des enfants qui croient encore à la toute-puissance des mots. La fatigue t’excuse et protège. Pelures d’oignons. Strates inertes d’un vague ramassis de renoncements. Abandon. Alors tu marches droit, il ne te reste plus que ça, avancer droit.
Un marché, sur la gauche. C’est bien. Il se souvient. Des beignets au fromage. Comme un animal, pense-t-il soudain, il se souvient d’un lieu par le goût, il a mangé des beignets au fromage, quand, peu importe, les souvenirs sont sensuels, primaires, bruts. La rue droite. Celle des boutiques, du bruit, des papiers sales, des bousculades, des bus qui frôlent les piétons aventureux, celle des après-midi à se fondre dans un mouvement désordonné, pour se croire comme, c’était à l’époque où parfois il faisait bon se croire, comme. Avec tout le temps pour en rire, après. Parce que le temps était infini, docile, prometteur, étal. Alors il en riait. Il riait beaucoup.
Pier connaît les gestes, il passe la main dans ses cheveux, réajuste son écharpe, adapte son pas à celui des rares passants, la ville est devenue une ombre, un théâtre vide, sinistre, il sait qu’à sa droite il y a la grande place

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