Dragon Blanc
218 pages
Français

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Description

Ying-Yang cultive le riz au Pays des brumes, dictature violente séparée de la Chine par un fleuve infranchissable. Nourri durant son enfance des histoires de voyages de son grand-père, il rêve d’un autre ailleurs qu’il n’arrive pourtant pas à se représenter, mais qui s’apparente à la liberté.


Dans cette obsession, il cherche un moyen de franchir la frontière imperméable. Un jour, au-delà de l’horizon surgit alors Dragon Blanc, montagne légendaire n’apparaissant à travers les époques que pour annoncer un événement exceptionnel. Dès lors, Ying-Yang sait qu’il va partir.


Au cours d’un voyage initiatique de dix ans, ses pas le conduiront à la découverte de la nature humaine dans ce qu’elle a de meilleur, mais également de pire...


Faut-il laisser toute sa vie derrière soi pour une once de liberté ?


Jean-Michel Leboulanger est romancier, musicien et passionné de photographie. Il a beaucoup voyagé de par le monde. Son pays de prédilection est le Japon où il a séjourné à de nombreuses reprises et dont il s’est imprégné de la culture. L’auteur est surtout connu pour ses polars et thrillers, mais pratique également le roman traditionnel. « Le rêve d’Habib », son septième roman, a reçu le prix du Polar normand et le prix Polars de Nacre.


Dragon Blanc est son neuvième roman.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 18 mai 2023
Nombre de lectures 1
EAN13 9782382111864
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0105€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

DRAGON BLANC
Jean-Michel Leboulanger
DRAGON BLANC
M+ ÉDITIONS 5, place Puvis de Chavannes 69006 Lyon mpluseditions.fr
Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
© M+ éditions Composition Marc DUTEIL ISBN : 978-2-38211-168-0
À Victor, mon petit-fils, qui a eu la bonne idée de naitre tandis que je terminais ce roman.
LIVRE I
LE PAYS DES BRUMES
1
Ying-Yang priait. Comme chaque fin de nuit avant que naisse le jour p astel. Assis en tailleur sur la coursive de bois à la seule lueur d’une bougie, dos droit, yeux fermés, il priait ; pour les êtres disparus, pour ceux à venir. Il priait pour s on père Ying-Bok, qu’il avait peu connu, pour sa mère morte en couche, pour Hyun-Su le grand -père qui l’avait élevé. Pour cet enfant qui n’avait survécu que trop peu de jours… Il priait également pour les vivants. Pour Lu-Han, sa femme encore endormie, et Joon-Li, son vieil ami, sage parmi les sages et qui avait connu le monde d’avant. Avant que les Guides Suprêmes de la dynastie ne se succèd ent de père en fils et dominent le pays tout entier en l’excluant du reste du monde. Il ouvrit une boite en bambou clair rangée près de la porte et en sortit un bâton d’encens qu’il approcha de la bougie. Aussitôt, une flamme rouge jaillit qu’il éteignit d’un geste de la main avant de planter le bâton dan s un interstice du plancher. Hyun-Su lui avait enseigné à ne jamais poser son souffle im pur sur l’encens au risque de froisser les esprits vers lesquels montait la fumée odorante et bleutée. À peine échappée, celle-ci disparaissait déjà dans l’obscurité, ne laissant qu’un parfum doux et fleuri derrière elle. Ying-Yang n’avait ni foi, ni religion. Il n’aurait su dire pourquoi il sacrifiait à ce rite, sinon qu’il en sentait la nécessité, comme un homma ge aux anciens et à ses proches. Prier seul sur la coursive lui procurait aussi un c alme profond qui lui permettait d’évacuer ses peurs, de trouver un semblant de tran quillité intérieure afin de surmonter la dureté de sa vie. Un moment pour lui seul qui ve nait conclure une nuit d’oubli du jour. L’homme se levait bien avant l’aube. Bien avant que le village lui-même ne se réveille. Ainsi, personne n’avait connaissance de s on rituel. Ce qu’il faisait était interdit. Ou du moins pas formellement autorisé, ce qui reven ait au même. Derrière ses paupières closes, il sentit venir progressivement l es lueurs de l’aurore. Dans le même temps, la fraicheur nocturne s’effaça. Il ouvrit les yeux et se retrouva face aux rizières émergeant de la nuit évanescente. Ce ne fut d’abord que le vague contour rectangulair e des talus de pierres et de terre, puis le reflet bleu des eaux stagnantes d’où montai t déjà la brume qui durerait tout le jour. Les rizières se diluaient ainsi continuelleme nt dans un horizon flou de brouillard transparent, identique à une aquarelle qu’un peintre aurait noyée d’eau. Rapidement, un camaïeu de bleu et de pourpre dessin a alors le paysage tandis qu’un soleil rougeâtre montait à l’est. Cependant tout se mblait à plat, sans relief. Il n’y avait aucune distance, ni repère évoquant une quelconque profondeur. Le monde de Ying-Yang était plat. Exactement comme cette aquarelle à laquelle il songeait quelques secondes plus tôt, où tout se confondait et se mêla it sur le même plan pour ne former qu’un tout dans une bulle embrumée aux limites ince rtaines. Pourtant, les limites existaient, bien réelles, tel le la frontière, brute et définitive, forêt de poteaux de béton alignés tout au long des berges du grand fleuve et revêtus de lourds buissons d’acier jusqu’en leurs sommets. Ell e barrait l’accès au pays voisin : la Chine, pays ennemi du peuple et de son dirigeant, l e nouveau Guide Suprême. Enfin, le soleil se transforma en disque pâle derri ère les nuées. Tel un rideau qu’on ouvre, les brumes s’éloignèrent vers les terres mar écageuses. Quelques minutes encore et les dents du Yong apparurent. Ainsi appel ait-on ces immenses cônes calcaires, montagnes pointues et abruptes éparpillé es sur la plaine et que bordaient à leur base des forêts de bambous géants. Le Yong éta it un dragon mythique qu’on trouvait toujours près des fleuves et des rizières. Une sorte de gardien bienfaisant des agriculteurs et autres planteurs de riz. Il aurait aimé partager ces instants de paix avec L u-Han, mais sa femme n’osait pas prier autrement que pour le Guide Suprême du peuple . Les plants de riz poussaient leurs pointes vertes à la surface des eaux, qu’aucune ride ne venait troubler. Elles croissaient lentemen t, promesses de nourriture pour le reste de l’année, de bien-être et de ventres rempli s. C’était déjà ça… D’après les rumeurs, certaines régions n’étaient pa s aussi chanceuses. Des gens mouraient de faim, mangeaient des feuilles, des sou pes d’écorces de bouleau ou
d’érable. De la terre, disaient certains. Le commissaire du peuple colportait lui-même ces ru meurs pour mieux les éteindre ensuite. « Si vous avez entendu que vos camarades c revaient de faim dans le pays, c’est faux, archi-faux. Ce ne sont que mensonges pr opagés par les antirévolutionnaires pour créer la peur dans les populations et les déto urner du but unique de notre Guide Suprême : faire que notre peuple soit le plus heure ux du monde. Ce qui est le cas ! Les frontières nous protègent de la barbarie de l’extér ieur. Les famines existent, mais pas chez nous. Les Chinois ont faim, les Russes ont fai m. Depuis des années, ils enfantent leurs rejetons uniquement dans le but de les dévore r en périodes de disette, c’est-à-dire tout le temps. La barbarie et l’obscurantisme règnent partout sur la planète, sauf ici. Grâce à notre Guide Suprême, père du peuple, e t protecteur du pays ». Généralement, des vivats plus ou moins spontanés ve naient conclure le discours. Comment vérifier soi-même que les populations ne mo uraient pas de faim ? Il était quasi impossible de voyager à l’intérieur du pays, à moins d’avoir un bon motif : famille, deuil. Et encore, un fonctionnaire accompagnait les personnes dans leur voyage, les guidait et leur indiquait même l’endroit où il fall ait se rendre, quelquefois bien éloigné de la destination initiale. Quant à voyager à l’étranger, c’était inimaginable. Toujours par protection, bien sûr. Ne pas confronter le citoyen camarade aux perversio ns et autres dangers du monde, au-delà de la frontière. Les dernières volutes bleues disparurent dans l’air immobile. À l’intérieur de cette bulle de brumes, Ying-Yang s’était construit une vi e aussi douce qu’il était possible. Les brumes ne recouvraient pas seulement sa vallée, ric he de deux récoltes de riz par an. Une autre sorte de brume recouvrait le pays tout en tier, le mettant sous un couvercle de plomb, qui le rendait invisible aux yeux du reste d u monde. Qui savait ce qui se passait ici alors que les citoyens eux-mêmes demeuraient da ns l’ignorance de ce qui les entourait ? Ils n’écoutaient que les mensonges d’Ét at aux gesticulations nationalistes grandiloquentes et ridicules. Ridicules pour ceux q ui avaient un soupçon de neurones pour réfléchir à ce qui était assené à force de slo gans aux discours stéréotypées. Ce qui était le cas de Ying-Yang. Mais combien étai ent-ils à penser comme lui ? Combien étaient conscients de la situation dans laq uelle on maintenait le peuple ? Ying-Yang croyait depuis longtemps qu’il était le s eul. Faute d’oser en discuter avec quiconque de crainte d’être arrêté et envoyé dans u n camp de travail d’où il ne ressortirait plus. La liberté était dans le silence. La peur et la propagande empêchaient chacun de réfl échir. Certains étaient persuadés qu’on pouvait lire leurs pensées. Les plu s jeunes générations étaient déjà perdues, nourries au sein du discours officiel. Déc érébrés, ils étaient devenus les ennemis de leurs propres parents qui ne leur faisai ent plus confiance et n’osaient pas parler devant eux de peur d’être dénoncés. Ce pays était perdu. Quelquefois, Ying-Yang en vena it à espérer cette invasion barbare que les autorités redoutaient tant, prétext e à toutes les brimades, à tous les travaux forcés au nom du Guide Suprême, et à ces ba rbelés courant le long du fleuve, censés les protéger de l’extérieur. Une dernière volute consuma l’encens tandis que se dispersait son parfum, telle une âme qui s’envole. L’heure était venue de vivre avec les autres habitants du village. Retrouver la vie commune, les champs et le riz. Il se leva et ramassa la boite contenant les bâtonnets d’encens et ses trésors les plus préc ieux. Ceux qu’il cachait à tous, même à Lu-Han. Au creux du coffret de bois était nichée une boule à neige, le seul souvenir qu’il gardait de son grand-père, disparu depuis tant d’an nées et qui l’avait élevé à la mort de son père. À l’intérieur de la boule de verre se dre ssait une maison aux multiples étages. Ying-Yang n’avait jamais réussi à tous les compter. À chaque tentative, le doute s’installait à un moment ou un autre, la vue brouil lée par les fenêtres minuscules qui se superposaient. Il ne savait pas lire les signes qui étaient inscrits sur le socle, mais il savait qu’il s’agissait de New York. Hyun-Su avait vécu dans la grande ville pendant la guerre, celle avec les Japonais et les Allemands. Quand il la secouait, de fins flocons blancs se dis persaient dans le globe de verre
pour retomber lentement vers le bas et former un ma nteau de neige. Parfois, Ying-Yang avait le sentiment qu’il vivait lui aussi dans une boule à neige. Une sphère close dont il ne pouvait s’échapper. Dont les parois étaient cett e brume qui ne se découvrait jamais, ou pas suffisamment pour voir au-delà de ce qui éta it permis. Le pays entier ressemblait à cette boule à neige, secoué continuel lement en tous sens. Il se leva et sans faire de bruit, se dirigea vers la chambre. Lu-Han reposait, le visage à demi enfoui dans son oreiller de paille. De sa bo uche entrouverte s’échappait un peu de salive comme un fil de nacre sur ses lèvres. Sen tant le regard de son mari, elle se réveilla à son tour et ouvrit les yeux avant de les refermer aussitôt. La voix embrumée, elle murmura : – Tu as bien dormi ? La même question chaque matin recommencée. Un ritue l pour se dire bonjour. Les secondes passaient en silence. Que pouvait-il r épondre à cette question anodine qu’il se posait à lui-même ? Il aurait voul u dire que non, que le sommeil était une fuite, une échappatoire à sa vie, et qu’une nui t, il continuerait de dormir une bonne fois pour toutes. À jamais. Mais Lu-Han n’aurait pas compris. Il aurait droit à des conversations sans fin, à des questionnements inquisiteurs, à l’inquiétude nichée dans les yeux de sa femme comme à chaque fois que la normalité vacillait sur ses ba ses. Toujours et encore des questions. Ying-Yang n’aimait pas les questions. Il avait trop peur des réponses. – Oui… finit-il par dire. Il se dirigea vers la cuisine et ranima le feu dans la cuisinière, comme chaque matin, comme chaque jour. Une journée de plus, semblable à celle d’hier et elle-même semblable aux précédentes. Il imagina tout à coup q ue les suivantes ressembleraient à celle-ci également ; des jours identiques, absurdes et vains. L’enfer devait ressembler à ça : un éternel recommencement. Ce n’était pas une surprise, il savait que lui-même vivait en enfer. Un enfer clos, entouré de barbelés , avec des diables en uniforme brun, casqués, bottés et armés, aux visages durs et impén étrables. Aux décisions débiles et incohérentes. Que lui arrivait-il ? Son cerveau exprimait plus de colère que d’habitude. Il connaissait cet univers par cœur et savait s’en abs traire pour qu’il lui soit moins lourd. Mais aujourd’hui, tout son corps semblait refuser c e jour à venir. Comme s’il était de trop dans sa vie. La veille, Ying-Yang avait eu trente-cinq ans. Au P ays des brumes, chaque anniversaire était fêté par l’ensemble du village. Tout le monde s’était réjoui de le lui souhaiter, de lui offrir des cadeaux : quelques bou lettes de riz parfumées, enveloppées dans des feuilles de bambou, une statuette de bois en forme d’oiseau. Joon-Li, le doyen et chef du village, l’avait sculptée avec deu x branches. En l’observant attentivement, on pouvait y voir un envol, identiqu e à celui qui l’emmènerait au loin. Seuls les oiseaux pouvaient franchir la frontière e t le fleuve pour circuler d’un bord à l’autre en toute liberté. Bien sûr, il arrivait que lquefois qu’un soldat les prenne pour cible depuis son mirador, histoire de s’occuper durant le s longues heures à surveiller le territoire ennemi. Au cas où celui-ci déciderait de franchir le fleuve, puis le champ de mines et la double rangée de barbelés électriques. Pour ne pas perdre la main, les militaires s’entrainaient sur les passereaux, les g rues, les corbeaux. En fait, ils tiraient sur tout ce qui volait et franchissait la ligne int erdite, comme si ceux-ci narguaient les hommes et le régime du Pays des brumes. Pas un seul être vivant n’était autorisé à franchir la frontière. Avaient-ils seulement pensé que seuls les poissons du fleuve intéressaient les oiseaux ? À moins que les poissons n’eussent pas le droit non plus de circuler dans les eaux frontalières ? Étaient-ils seulement au couran t, les poissons ? Ying-Yang déroula sa grande carcasse et s’étira, le s bras levés au ciel, touchant presque le plafond des doigts. Son torse semblait m aigre malgré une musculature fine et robuste. Il avait toujours été ainsi, grand, fil iforme, osseux, d’une corpulence différente de celle des autres villageois, petits, menus et aux jambes courtes. Maigre, il l’avait toujours été. Il avait beau manger tout ce qu’il voulait, il ne grossissait pas. Son visage était mince également, triangulaire, avec de s pommettes hautes qui perçaient
ses joues sous les fines fentes des yeux hérités de ses ancêtres chinois. Il avait des traits réguliers et aristocratiques. À sa manière, il en imposait aux autres par sa simple présence. Lu-Han bougea dans le lit. Elle s’était assise et r egardait son mari sans le voir vraiment. Le visage et les yeux gonflés de sommeil, elle prenait toujours un long temps avant de se réveiller complètement. Un peu comme le s enfants au sortir de la nuit. À cette pensée, Ying-Yang revit l’image de leur fils. Ce souvenir imprévu le tenailla quelques secondes. Un petit être si jeune, parti tr op vite, portrait de sa mère, rond et potelé de partout. Lu-Han dormait nue. Son corps avait la couleur des perles, d’un blanc nacré presque translucide. Il attirait toujours Ying-Yang qui en aimait les courbes, les épaules rondes et les seins menus aux pointes brunes où il s’abritait après l’amour. La veille, la fraicheur du soir les avait rapproché s sous la couverture. Sans rien se dire, ils s’étaient unis. Aucun mot ne venait jamais troubler les gestes et l es caresses, les impudeurs qu’ils osaient dans ces seuls moments. Il s’introduisait d ans sa moiteur et sentait alors gonfler le souffle de Lu-Han dans sa nuque. Chacun gardait les yeux fermés, les doigts de Lu-Han agrippés aux fesses de Ying-Yang pour lui donner le rythme de son plaisir. S’il en aimait le corps, Lu-Han demeurait une incon nue pour Ying-Yang. Il ne savait pas s’il ressentait de l’amour pour elle. Parce qu’ il ignorait les signes qui font qu’on est amoureux. Avec les années, il avait développé de l’ affection et avait volontiers accepté sa présence depuis qu’il avait été en âge de se mar ier et qu’on lui avait confié Lu-Han pour femme. Quinze années de vie commune, et il ne connaissait pratiquement rien d’elle. Elle ne se confiait que rarement et quand elle le faisait, ce n’était que pour exprimer des avis anodins qui ne pouvaient refléter en rien ce qu’ell e était. Lu-Han aimait rire et écouter des chansons tristes. Ce qui n’était pas incompatib le. Elle se satisfaisait de tout, même si le travail était dur dans les rizières et que la vie ne les avait pas toujours bien servis. En apparence, la mort de leur bébé l’avait laissée de marbre. Ce n’était que posture pour avancer. Ying-Yang l’avait surprise une fois, le visage enfoui dans un linge qu’avait porté l’enfant. Pour cueillir une once ultime de son odeur ? Il en avait découvert davantage sur elle dans ces quelques secondes d’obs ervation secrète que dans toutes les années partagées. Il connaissait également d’elle, les peurs. La prud ence à ne pas dire un mot déplacé et qui pouvait être mal interprété. Le respect des institutions, la superstition envers le Guide Suprême. – Je vais faire le thé… Elle se leva, saisit une chemise qu’elle enfila à l a hâte tout en se dirigeant vers la cuisine. Ying-Yang entendit les bruits habituels du petit matin : la bouilloire, la théière, le riz qui tombait en pluie dans la casserole pour le petit-déjeuner. Il savait qu’il avait encore quelques minutes devan t lui. D’un pas trainant, il retourna sur la coursive à l’arrière de la maison. À présent , le paysage était baigné d’or et de bleu. Il ressemblait à un cocon. Ying-Yang avait so uvent le sentiment d’en être la chrysalide, mais sans l’espoir d’en sortir papillon un jour. L’horizon n’existait pas au Pays des brumes. Au plus loin du regard, les dents du Yong fermaient la plaine où le fleuve finissait par s’abandonner en serpentant à s es pieds. Les cônes de pierre se devinaient plus qu’ils ne se montraient. Ils n’étaient qu’un flou spectral dans le paysage. Néanmoins, certains jours de grande chaleur les faisaient apparaitre brièvement dans l’éclat d’un soleil au z énith. Puis, les brumes d’été remontaient des rizières pour grimper en limbes vap oreux au long des murs de pierre avant de s’accrocher à leur sommet. Depuis la cuisine, il entendit la voix de Lu-Han l’ appelant pour le petit-déjeuner. Il aperçut alors un minuscule tas de cendres sèches, l à où il avait planté le bâton d’encens. Ying-Yang passa la main dessus et en léch a la paume. Il aimait le goût des âmes envolées…
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