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EAN : 9782335004304
©Ligaran 2014
Personnages
Chrysale : bon bourgeois.
Philaminte : femme de Chrysale.
Armande : fille de Chrysale et de Philaminte.
Henriette : fille de Chrysale et de Philaminte.
Ariste : frère de Chrysale.
Bélise : sœur de Chrysale.
Clitandre .
Trissotin : bel esprit.
Vadius : savant.
Martine : servante de cuisine.
L’Épine : laquais.
Julien : valet de Vadius.
Un notaire .
*
La scène est à Paris, dans la maison de Chrysale.
Acte premier
Scène I
Armande, Henriette.
ARMANDE
Quoi ! le beau nom de fille est un titre, ma sœur,
Dont vous voulez quitter la charmante douceur,
Et de vous marier vous osez faire fête ?
Ce vulgaire dessein vous peut monter en tête ?
HENRIETTE
Oui, ma sœur.
ARMANDE
Ah ! ce « oui » se peut-il supporter,
Et, sans un mal de cœur, saurait-on l’écouter ?
HENRIETTE
Qu’a donc le mariage en soi qui vous oblige, Ma sœur ?…
ARMANDE
Ah, mon Dieu ! fi !
HENRIETTE
Comment ?
ARMANDE
Ah, fi ! vous dis-je.
HENRIETTE
Et qu’est-ce qu’à mon âge on a de mieux à faire
Que d’attacher à soi, par le titre d’époux,
Un homme qui vous aime et soit aimé de vous ;
Et de cette union, de tendresse suivie,
Se faire les douceurs d’une innocente vie ?
Ce nœud, bien assorti, n’a-t-il pas des appas ?
ARMANDE
Mon Dieu, que votre esprit est d’un étage bas !
Que vous jouez au monde un petit personnage,
De vous claquemurer aux choses du ménage,
Et de n’entrevoir point de plaisirs plus touchants
Qu’un idole d’époux, et des marmots d’enfants !
Laissez aux gens grossiers, aux personnes vulgaires,
Les bas amusements de ces sortes d’affaires ;
À de plus hauts objets élevez vos désirs,
Songez à prendre un goût des plus nobles plaisirs ;
Et, traitant de mépris les sens et la matière,
À l’esprit, comme nous, donnez-vous toute entière.
Vous avez notre mère en exemple à nos yeux,
Que du nom de savante on honore en tous lieux ;
Tâchez, ainsi que moi, de vous montrer sa fille,
Aspirez aux clartés qui sont dans la famille,
Et vous rendez sensible aux charmantes douceurs
Que l’amour de l’étude épanche dans les cœurs.
Loin d’être aux lois d’un homme en esclave asservie,
Mariez-vous, ma sœur, à la philosophie,
Qui nous monte au-dessus de tout le genre humain,
Et donne à la raison l’empire souverain,
Soumettant à ses lois la partie animale,
Dont l’appétit grossier aux bêtes nous ravale.
Ce sont là les beaux feux, les doux attachements,
Qui doivent de la vie occuper les moments ;
Et les soins où je vois tant de femmes sensibles
Me paraissent aux yeux des pauvretés horribles.
HENRIETTE
Le Ciel, dont nous voyons que l’ordre est tout-puissant,
Pour différents emplois nous fabrique en naissant ;
Et tout esprit n’est pas composé d’une étoffe
Qui se trouve taillée à faire un philosophe.
Si le vôtre est né propre aux élévations,
Où montent des savants les spéculations,
Le mien est fait, ma sœur, pour aller terre à terre.
Et dans les petits soins son faible se resserre.
Ne troublons point du Ciel les justes règlements,
Et de nos deux instincts suivons les mouvements.
Habitez, par l’essor d’un grand et beau génie,
Les hautes régions de la philosophie,
Tandis que mon esprit, se tenant ici-bas,
Goûtera de l’hymen les terrestres appas.
Ainsi, dans nos desseins, l’une à l’autre contraire,
Nous saurons toutes deux imiter notre mère :
Vous, aux productions d’esprit et de lumière ;
Moi, dans celles, ma sœur, qui sont de la matière.
ARMANDE
Quand sur une personne on prétend se régler,
C’est par les beaux côtés qu’il lui faut ressembler ;
Et ce n’est point du tout la prendre pour modèle,
Ma sœur, que de tousser et de cracher comme elle.
HENRIETTE
Mais vous ne seriez pas ce dont vous vous vantez,
Si ma mère n’eût eu que de ces beaux côtés ;
Et bien vous prend, ma sœur, que son noble génie
N’ait pas vaqué toujours à la philosophie.
De grâce, souffrez-moi, par un peu de bonté,
Des bassesses à qui vous devez la clarté ;
Et ne supprimez point, voulant qu’on vous seconde,
Quelque petit savant qui veut venir au monde.
ARMANDE
Je vois que votre esprit ne peut être guéri
Du fol entêtement de vous faire un mari ;
Mais sachons, s’il vous plaît, qui vous songez à prendre ;
Votre visée au moins n’est pas mise à Clitandre ?
HENRIETTE
Et par quelle raison n’y serait-elle pas ?
Manque-t-il de mérite ? est-ce un choix qui soit bas ?
ARMANDE
Non ; mais c’est un dessein qui serait malhonnête,
Que de vouloir d’un autre enlever la conquête ;
Et ce n’est pas un fait dans le monde ignoré
Que Clitandre ait pour moi hautement soupiré.
HENRIETTE
Oui ; mais tous ces soupirs chez vous sont choses vaines,
Et vous ne tombez point aux bassesses humaines ;
Votre esprit à l’hymen renonce pour toujours,
Et la philosophie a toutes vos amours :
Ainsi, n’ayant au cœur nul dessein pour Clitandre,
Que vous importe-t-il qu’on y puisse prétendre ?
ARMANDE
Cet empire que tient la raison sur les sens
Ne fait pas renoncer aux douceurs des encens,
Et l’on peut pour époux refuser un mérite
Que pour adorateur on veut bien à sa suite.
HENRIETTE
Je n’ai pas empêché qu’à vos perfections
Il n’ait continué ses adorations ;
Et je n’ai fait que prendre, au refus de votre âme,
Ce qu’est venu m’offrir l’hommage de sa flamme.
ARMANDE
Mais à l’offre des vœux d’un amant dépité
Trouvez-vous, je vous prie, entière sûreté ?
Croyez-vous pour vos yeux sa passion bien forte,
Et qu’en son cœur pour moi toute flamme soit morte ?
HENRIETTE
Il me le dit, ma sœur, et, pour moi, je le crois.
ARMANDE
Ne soyez pas, ma sœur, d’une si bonne foi,
Et croyez, quand il dit qu’il me quitte et vous aime,
Qu’il n’y songe pas bien et se trompe lui-même.
HENRIETTE
Je ne sais ; mais enfin, si c’est votre plaisir,
Il nous est bien aisé de nous en éclaircir :
Je l’aperçois qui vient, et sur cette matière
Il pourra nous donner une pleine lumière.
Scène II
Clitandre, Armande, Henriette.
HENRIETTE
Pour me tirer d’un doute où me jette ma sœur,
Entre elle et moi, Clitandre, expliquez votre cœur ;
Découvrez-en le fond, et nous daignez apprendre
Qui de nous à vos vœux est en droit de prétendre.
ARMANDE
Non, non : je ne veux point à votre passion
Imposer la rigueur d’une explication ;
Je ménage les gens, et sais comme embarrasse
Le contraignant effort de ces aveux en face.
CLITANDRE
Non, Madame, mon cœur, qui dissimule peu,
Ne sent nulle contrainte à faire un libre aveu ;
Dans aucun embarras un tel pas ne me jette,
Et j’avouerai tout haut, d’une âme franche et nette,
Que les tendres liens où je suis arrêté,
Mon amour et mes vœux sont tout de ce côté.
Qu’à nulle émotion cet aveu ne vous porte :
Vous avez bien voulu les choses de la sorte.
Vos attraits m’avaient pris, et mes tendres soupirs
Vous ont assez prouvé l’ardeur de mes désirs ;
Mon cœur vous consacrait une flamme immortelle ;
Mais vos yeux n’ont pas cru leur conquête assez belle.