Un homme dans la nuit
567 pages
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Description

Gaston Leroux (1868-1927)



"À toute vapeur, le train filait dans la Prairie. Il avait quitté les rives du Missouri, laissé derrière lui les faubourgs manufacturiers d’Omaha City et dirigeait sa course folle vers Cheyenne, traversant dans toute sa largeur, de l’est à l’ouest, l’État de Nebraska. Le train se trouvait alors dans la partie la plus dangereuse de son parcours de New York à San Francisco.


Aujourd’hui que les Peaux-Rouges se sont civilisés et qu’ils montent dans le train après avoir pris leurs tickets, la sécurité des voyageurs dans le Nebraska est aussi complète que dans les autres États de l’Union.


Mais, si nous nous reportons d’une vingtaine d’années en arrière, il n’en allait point de même. Et quand les Omahas, les Gowas ou les Delawares, les Pawnies et surtout les Sioux, quand quelques membres des tribus du Nebraska sortaient des « territoires réservés » pour prendre le train, c’était pour le prendre d’assaut. Déjà, à cette époque, ils étaient à demi domptés et ne songeaient guère à mettre le siège devant Cheyenne ni à affamer la ville, comme ils l’avaient fait quelques années auparavant. Les représailles avaient été trop terribles. Néanmoins, quelques troupes indépendantes s’attaquaient encore au « monstre de fer et de feu ».


Ainsi nous expliquons-nous que, cette nuit-là, les voyageurs de l’Union Pacific railway n’étaient point pressés de dormir. À peu près tous, hommes et femmes, avaient abandonné les « sleeping car » et leurs couchettes pour les « parlors » et pour les « smoking ».


Mais les passerelles surtout et les terrasses s’encombraient de voyageurs. Il faisait, du reste, une nuit chaude, et l’on étouffait dans les wagons."



Dans le train de l'Union Pacific Railway, un milliardaire, Jonathan Smith, est tué par sa propre fiancée Mary alors qu"il allait faire feu sur Charley, son amant.


Vingt ans plus tard, à Paris, tout le monde est fou amoureux d'une actrice : Diane...

Sujets

Informations

Publié par
Nombre de lectures 0
EAN13 9782374635217
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0019€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Un homme dans la nuit
Gaston Leroux
Novembre 2019
Stéphane le Mat
La Gibecière à Mots
ISBN : 978-2-37463-521-7
Couverture : pastel de STEPH'
lagibeciereamots@sfr.fr
N° 521
PROLOGUE
Un drame sur l’Union Pacific railway
I
À toute vapeur, le train filait dans la Prairie. Il avait quitté les rives du Missouri, laissé derrière lui les faubourgs manufacturiers d’ Omaha City et dirigeait sa course folle vers Cheyenne, traversant dans toute sa large ur, de l’est à l’ouest, l’État de Nebraska. Le train se trouvait alors dans la partie la plus dangereuse de son parcours de New York à San Francisco.
Aujourd’hui que les Peaux-Rouges se sont civilisés et qu’ils montent dans le train après avoir pris leurs tickets, la sécurité des voy ageurs dans le Nebraska est aussi complète que dans les autres États de l’Union.
Mais, si nous nous reportons d’une vingtaine d’anné es en arrière, il n’en allait point de même. Et quand les Omahas, les Gowas ou le s Delawares, les Pawnies et surtout les Sioux, quand quelques membres des tribu s du Nebraska sortaient des « territoires réservés » pour prendre le train, c’é tait pour le prendre d’assaut. Déjà, à cette époque, ils étaient à demi domptés et ne song eaient guère à mettre le siège devant Cheyenne ni à affamer la ville, comme ils l’ avaient fait quelques années auparavant. Les représailles avaient été trop terri bles. Néanmoins, quelques troupes indépendantes s’attaquaient encore au « mon stre de fer et de feu ».
Ainsi nous expliquons-nous que, cette nuit-là, les voyageurs de l’Union Pacific railway n’étaient point pressés de dormir. À peu pr ès tous, hommes et femmes, avaient abandonné les « sleeping car » et leurs cou chettes pour les « parlors » et pour les « smoking ». Mais les passerelles surtout et les terrasses s’enc ombraient de voyageurs. Il faisait, du reste, une nuit chaude, et l’on étouffa it dans les wagons. Les « passengers » étaient armés. Il y avait des re volvers à toutes les ceintures. À Omaha, les autorités avaient prévenu le chef de t rain qu’une attaque des Indiens avait eu lieu la nuit précédente et que, dans la lu tte, trois voyageurs avaient disparu. Quand on les mit au courant de l’incident, quelques étrangers qui traversaient l’Amérique en touristes jugèrent bon de séjourner à Omaha et « lâchèrent » le convoi. Mais un Français continua sa route, prétendant que ces farceurs d’Américains voulaient lui « monter le coup » et que « ces histo ires-là n’arrivaient que dans les romans de Jules Verne ». Il avait lule Tour du monde en quatre-vingts jourset ne redoutait pas le sort de Passe-Partout.
Tout le monde était donc sur ses gardes, cette nuit-là, sur l’Union Pacific railway. Le mécanicien avait reçu l’ordre d’accélérer la mar che et sa machine avait bientôt atteint une vitesse de vertige. La locomotive, ombre monstrueuse, trapue, énorme, h ennissant et crachant de la
flamme, fuyait dans le noir, trouait la nuit.
D’une extrémité à l’autre du train, les boys distri buaient des boissons glacées. Les porters,ou garçons de couleur, se mettaient à la dispositio n despassengers,de leurs moindres fantaisies, en cet hôtel roulant et confortable qu’était déjà un train américain.
Le convoi avait d’abord remonté les bords de la riv ière Platte, franchi les stations de Summit Siding, Papillion, Elkhorn, Diamonds, Fré mont, Shell Creek (le ruisseau de coquillages) ; on approchait de Columbus. L’atta que avait eu lieu entre Columbus et Silver Creek (le ruisseau d’argent).
Dans ledining car,vaste salle à manger dont nos wagons-restaurants ne donnent aucune idée, luxueusement meublée de dressoirs char gés de vaisselle d’étain, trois personnages s’étaient attardés : deux hommes et une jeune fille, une jolie brune au regard bleu.
Les deux hommes buvaient du whisky arrosé d’eau tiè de et parlaient d’affaires. La jeune fille n’écoutait pas, les yeux grands ouverts sur la nuit du dehors, qu’elle regardait fuir, à travers les glaces.
L’un des buveurs, de haute stature et de puissante corpulence, le visage fortement coloré, disait à son voisin, un jeune hom me à la figure rase, au profil de « joli garçon », aux cheveux blonds plaqués sur le front en une mèche large, à la mode anglaise :
– Écoutez, Charley. Je ne vous ai point dit le but de notre voyage.
– Vous ne devez m’en entretenir qu’à Denver.
– Arriverons-nous à Denver ?
– Qui vous fait douter ?...
– Nous serons attaqués cette nuit.
– Peut-être. Et après ?
– Il peut m’arriver un accident. – Non. – Vraiment ?
– Il ne vous arrivera rien du tout. Vous avez la « chance ». Du reste, sir Jonathan Smith n’a jamais douté de sa chance. Qu’avez-vous d onc ? Je ne reconnais plus le « roi de l’huile ».
Sir Jonathan réfléchit profondément et dit : – C’est vrai, je ne suis plus « moi-même ». Pour la première fois de ma vie, j’ai peur. Charley ricana :
– Ah ! ah ! le roi de l’huile a peur... Peur de quo i ?
– Je ne sais pas, fit Jonathan.
– Eh bien, je le sais, moi. Voulez-vous que je vous le dise ?
– Dites : je ne serai pas fâché de le savoir. Charley vida son verre, appela le stewart qui rappo rta du whisky et s’expliqua : – C’est simple. Vous êtes heureux... trop heureux. Vous n’avez jamais été aussi heureux. Vous allez vous unir, dans un mois, à une jeune fille pauvre que vous
adorez et... qui vous aime.
Charley fixa attentivement la jeune fille qui sembl ait n’avoir pas entendu.
– Et qui vous aime... Cet événement tient plus de p lace dans votre vie que tous ceux qui vous ont conduit si rapidement à cette for tune colossale, la fortune du roi de l’huile... Oui, vous êtes si heureux que vous ne croyez pas à votre bonheur... Vous redoutez qu’il ne vous échappe. Voilà de quoi vous avez peur... Votre vieux cœur durci, votre vieux cœur tanné de marchand de p étrole et de salaisons... s’est amolli « au souffle de l’amour », comme l’on dit da ns lesmagazinesde miss Mary... Ah ! ah ! vous êtes un sentimental.
Charley ricana encore :
– Un sentimental, vous dis-je !
Sir Jonathan regarda Charley et dit :
– Ça n’est pas possible !...
Charley continua :
– Un sentimental, vous dis-je ! Vous ne savez pas c ombien votre cœur est malade... Non, vous ne le savez pas... Mais je vais vous l’apprendre. Écoutez ceci : Admettons que miss Mary, après avoir dit oui, dise non ! Le roi de l’huile fut debout, frappa la table d’un formidable coup de poing et cria : – Taisez-vous, Charley ! Vous êtes un fou !
Et il répéta, dans une animation extraordinaire :
– Vous êtes un fou ! un fou ! un fou !
Charley, très calme, l’apaisa :
– Ce n’est qu’une hypothèse.
– Oui, oui, fit Jonathan en se rasseyant, ce n’est qu’une hypothèse...
– Admettons donc...
– Non, non, n’admettons pas... – Je veux bien ne pas admettre, mais vous ne saurez pas alors à quel point votre cœur est malade. – Alors, admettez ; moi, je n’admets pas. – Je suppose donc que miss Mary dise non après avoi r dit oui. Pour qu’elle redise ce oui, vous donneriez bien toutes vos huiles et to us vos pétroles de Pennsylvanie et vos usines d’Oil City ? All right ! Et si ça ne suffisait pas, vous donneriez peut-être encore vos vastes établissements de Chicago et toutes vos salaisons p assées, présentes et à venir ? All right ! Et si ça ne suffisait pas encore, vous abandonnerie z sans doute les immenses terrains que vous venez d’acheter au pied des colli nes Noires et qui sont, dit-on, infiniment riches en minerai d’or ? All right ! Et toute votre fortune acquise, enfin ! Et vous iri ez joyeusement à la ruine, quitte à recommencer une fortune nouvelle, plutôt que de r enoncer à ce joyau unique au monde et qui vaut à lui seul toutes les richesses d e la terre : miss Mary !
Jonathan baissa la tête et fit doucement un dernier «all right ! ». – Vous connaissez maintenant l’état de votre cœur, conclut Charley. – Oui, tout cela est vrai. Je donnerais tout pour M ary.
Il prit la main de la jeune fille, la serra dans le s siennes en un geste de passion.
– Vous voyez, Mary, ce que vous avez fait de mon vi eux cœur tanné, comme dit Charley. Miss Mary tourna lentement la tête vers le roi de l ’huile et lui sourit. – Oh ! votre sourire, Mary, votre sourire ! Il faut que vous sachiez ce que m’a fait votre sourire. Il faut que vous sachiez ce que j’étais avant votre sourire !
Sir Jonathan se leva et allait, sans aucun doute, s e livrer à une tirade de « jeune premier », quand il se rassit soudain et, se tourna nt vers Charley :
– Avant, il faut que je vous parlebusiness,mon bon Charley. Réglons la situation comme si l’un de nous devait être scalpé dans deux heures. Je puis mourir... disparaître... – Plus bas ! interrompit Charley. Si le stewart entendait, il rirait. – Je puis mourir, et il faut que vous connaissiez l e but de notre voyage à Denver.
– Je vous écoute.
– Vous me disiez tout à l’heure que j’avais acheté d’immenses terrains au pied des collines Noires et qu’ils devaient être riches en minerai d’or. C’est vrai. Malheureusement, l’or est engagé dans ces minerais en parties presque invisibles. On ne peut l’en extraire qu’au prix des plus grande s difficultés. Cela tient aux sulfures qui l’entourent. Jusqu’alors, on a usé de la vapeur d’eau surchauffée, comme désulfurant, sur ce minerai, préalablement ré duit en poussière, et l’on a traité ce résidu par l’amalgamation. Les résultats sont plus que médiocres. Et c’est ce qui explique le peu de valeur relative de ces te rrains et le bon marché de leur vente. Mais imaginez un procédé inconnu, une invent ion nouvelle qui fasse rendre à ces terrains vingt fois plus d’or qu’ils n’en donne nt à cette heure... Alors, c’est la fortune.
– Sir Jonathan, interrompit Charley, vous parlez co mme un pauvre.
– On n’est jamais assez riche. Eh bien, ce procédé, je le possède, Charley. Et c’est pour l’expérimenter que nous nous rendons au pied des collines Noires. Vous comprenez dès lors que je ne tiens point à emporter avec moi, si je disparais, le secret de l’invention. Vous me fûtes toujours un em ployé fidèle, Charley, et intelligent. À Oil City, vous m’avez été du plus gr and secours, et je vous dois en partie la prospérité de mes établissements. Si le s ort veut que je ne puisse exploiter mes terrains aurifères avec le procédé dont je vous parle, je ne vous lègue pas les terrains, mais je vous donne le procédé. Je vous ju re que c’est mieux. – Et comment pourrai-je prendre connaissance de cette invention merveilleuse ? – Voici. Vous laissez, à Cheyenne, l’Union Pacific railway. Vous prenez l’embranchement de l’Union Pacific railroad et vous débarquez à Denver. Allez immédiatement à l’hôtel d’Albany et demandez sir Wa llace. C’est un de mes meilleurs amis. Quand vous le verrez venir à vous, prononcez immédiatement ces paroles convenues : «The queen city of the Plains». Sir Wallace comprendra et vous livrera un pli. Je le lui ai remis à mon derni er voyage au lac Salé, ne voulant point emporter avec moi les papiers précieux qu’il contient. Ils vous appartiendront,
Charley. C’est le procédé, c’est l’invention mervei lleuse, comme vous disiez tout à l’heure.
– Merci, sir Jonathan. Mais vous n’êtes pas encore enterré, que diable ! Et si je ne dois être riche qu’au lendemain de votre mort, je s uis pauvre pour longtemps. Que ne prenez-vous l’habitude d’être généreux de votre vivant ? Cette générosité après décès est profondément immorale. Elle pousse les pl us vertueux à désirer secrètement qu’un accident propice leur enlève les êtres les plus chers.
– Vous avez de ces pensées, Charley ?
– Parfaitement, depuis que vous m’avez entretenu d’ une fortune possible...
– Vous voulez plaisanter. Cela m’étonne. Vous ne pl aisantez jamais. Vous êtes d’une humeur bizarre, Charley.
– Si je pense à votre mort, je pense aussi au déses poir que miss Mary en ressentirait, et cela m’empêche de la souhaiter. – Voilà qui est bien dit, mon ami. Cette chère Mary ! Jonathan se tourna vers la jeune fille.
– À vous aussi, dit-il, j’ai pensé.
– Allons, allons, ne nous attendrissons pas, interr ompit Charley. Je vous en prie, ne nous racontez point votre testament...
– C’est vrai. Je suis une vieille bête. C’est de vo tre faute, Mary. Jamais je n’eusse pensé à ces choses avant votre sourire, ma petite M ary. Et, maintenant que j’ai réglé lebusiness,je veux vous parler de mon amour pour vous et vous dire ce que vous avez fait de cet animal grossier qui était le roi de l’huile.
Miss Mary desserra les dents. – Je sais ce que je vous dois, mon bon ami, mais vo us ne me devez rien. À vous entendre, on vous croirait mon obligé. Je ne le veu x pas. – Ma foi, voilà une belle querelle amoureuse, fit C harley, sarcastique.
– Oui, je veux lui dire que j’étais une sorte de mo nstre au physique et au moral, un être égoïste et féroce qui a fait souffrir et mouri r quantité de misérables pour l’édification de sa fortune et la satisfaction de s es instincts. Maintenant, je ne suis plus ce monstre moral...
– Mais vous êtes toujours le monstre physique, dit froidement Charley.
Un peu « estomaqué », le roi de l’huile se tourna v ers Charley :
– Que signifie ceci ?
– Ceci signifie que, si miss Mary a modifié le mons tre moral, elle a laissé son enveloppe au monstre physique. Vous ne sauriez vous froisser de vos propres expressions. Il n’était point en son pouvoir de fai re tomber votre ventre, que je sache, ni de changer la couleur de vos cheveux.
Jonathan répondit tristement :
– Hélas ! non. Mais, puisqu’elle m’accepte ainsi, c ’est que je ne lui déplais point. N’est-ce pas, Mary ?
– Je serai votre femme, dit-elle.
– Vous voyez bien. Mary n’a jamais menti. Et le roi de l’huile eut un attendrissement. Pour s e donner une contenance, il tira
son couteau de sa poche, un large couteau effilé qu i pouvait servir à découper les gens et les choses, à tailler les Indiens et les on gles. Il en usa pour se nettoyer les dents. Et comme les observations peu flatteuses de Charley sur son physique lui trottaient par la tête, il ouvrit un petit miroir q u’il avait en réserve dans son gilet et se contempla dans la glace, cependant que son couteau nettoyait sa mâchoire.
À ce moment, sir Jonathan avait en face de lui miss Mary et tournait le dos à Charley. Tout en jouant du couteau dans sa bouche, il se répétait à part lui les paroles de Mary : « Je serai votre femme... Je sera i votre femme... Je serai votre... »
Il n’acheva pas cette dernière phrase intime. Son c outeau lui échappa des mains, et le roi de l’huile devint d’une pâleur mortelle... Dans sa glace, il venait de voir, derrière lui, Cha rley dont les lèvres articulaient nettement et silencieusement, à l’adresse de miss M ary, ces trois mots : « I love you. »
II
Le train avait dépassé Columbus. Les dernières nouv elles étaient assez rassurantes. Les Indiens n’avaient point donné sign e de vie depuis vingt-quatre heures. On pensait généralement qu’ils s’étaient re tirés au-delà de Silver Creek, aux environs de Lone Tree (l’arbre solitaire). C’est ce qui se disait sur les passerelles, où l’on veillait toujours. – À moins qu’ils n’aient rétrogradé jusqu’à Kearney , fit un Canadien qui prétendait connaître les coutumes des tribus de ces parages po ur avoir eu déjà à repousser leur assaut. – Pour moi, prétendit un Yankee, on ne les verra po int avant Plum Creek. – À moins qu’ils ne s’en soient allés jusqu’à Alkan i, Big Spring ou Julesbourg, dit en riant le Français sceptique qui avait lule Tour duMonde en quatre-vingts jours.
Bah ! fit le Canadien, ils ne sont point problématiques du tout.
– Vous les avez vus ? interrogea le Français incréd ule. – Mieux que je ne vous vois, attendu que la chose s ’est passée de jour. Ils étaient fort laids. – Je crois surtout, monsieur le Canadien, que la ch ose s’est passée dans votre imagination. Comme Canadien, vous êtes beaucoup Fra nçais et un peu « du Midi ». Nous autres gens du Nord...
– Vous n’allez point prétendre que Québec est en Pr ovence ? fit le Canadien, agacé.
– Je le regrette, monsieur. Non, je n’irai point ju sque-là.
J’estime qu’il y a plus de danger à traverser le bo ulevard, au carrefour Montmartre, à quatre heures du soir, qu’à se promen er en express, dans le Nebraska, à deux heures du matin. Le Yankee s’appro cha du Français et lui dit :
– Je parie avec vous.
– Vous pariez avec moi ? – Oui, monsieur, je parie avec vous pour les Indien s. Et vous pariez pour le boulevard. – Je ne comprends pas.
– Oh ! cela m’étonnerait beaucoup d’un Français. Je parie que je passe quatre fois le boulevard, au carrefour Montmartre, vous di tes. Alors je ne serai pas écrasé. Et vous vous traverserez quatre fois l’État de Nebr aska, sur l’Union Pacific railway, et vous serez attaqué, au moins une. Parfaitement. Je dis. Tenez-vous ? – Mais, pour tenir votre pari, mon cher monsieur, i l me faudrait revenir en Amérique, et mon commerce de la rue du Sentier... – Aoh ! je voyagerai bien pour la France, pour trav erser le boulevard...
– Impossible, cher monsieur, impossible...
– Je croyais qu’impossible n’était pas un mot franç ais. Je me trompais. Au revoir, monsieur. L’Américain s’éloignait, quand il revint soudain su r ses pas et dit au Français :
– Voulez-vous parier pour ce voyage, tout seul ? – Il y tient, fit le commerçant de la rue du Sentie r. Et qu’est-ce que nous parions ? – Dix mille dollars. Ça va ? Le Français fit un bond : – Cinquante mille francs !... J’aimerais mieux un d éjeuner... Oui, parions un déjeuner. Voulez-vous ?...
– Un déjeuner à Tortoni ? fit l’Américain.
– Mais ça va vous déranger ?
– Non : c’est tout près.
– L’Océan... Il y a l’Océan... – Pourquoi vous dites l’« Océan » ? Ces Français so nt rigolos... Je parle de Tortoni, 107, O’Farell street, San Francisco. – Je vous demande pardon : c’est que nous avons aus si, à Paris, un Tortoni.
– Ah ! vous nous copiez !... Ça va ? – Ça va ! L’Américain et le Français, pour sceller le marché et rendre définitif le pari, se livraient à unshake-handdes plus vigoureux, quand leurs mains furent soudai n séparées par le passage aussi rapide qu’inattendu d ’un gros et grand corps qui fuyait de passerelle en passerelle, se rendant à l’ arrière du train, sur la terrasse, plate-forme découverte qui termine presque tous les convois américains.
Arrivé au bout de sa course, Jonathan criait sa dou leur à la nuit immense de la Prairie, et les cris se perdaient dans le roulement de tonnerre de ce train qui mugissait de toutes ses roues, de tous ses essieux, de toutes ses chaînes, de toutes ces choses de fer et d’acier qu’il emportait à travers l’espace à une vitesse de cent kilomètres à l’heure.
La nuit de ces espaces et la plainte mugissante de ce train qui semblait condamné à des courses sans but dans des plaines sa ns limites, étaient bien le cadre et l’accompagnement qu’il fallait à la douleu r de cet homme.
Jonathan revoyait les lèvres de Charley, ces lèvres pâles et minces, ces lèvres imberbes qui articulaient la phrase d’amour. Car le doute n’était point permis. La voix serait sortie de cette bouche retentissante et aurait crié : «I love you ! » qu’il n’aurait pas été plus sûr de son malheur.
D’où venait donc qu’il n’avait point tué cet homme ? Que ne s’était-il retourné et ne l’avait-il broyé ? Où avait-il puisé cette force suprême de contenir l’effroyable colère qui s’était ruée en tout son être et le dési r immédiat de vengeance qui, une seconde, avait armé son bras du couteau tombé à terre et précipitamment ressaisi ? Par quel miracle s’était-il redressé calme en appar ence et dompté ? Par quel sortilège, d’une voix naturelle, leur avait-il anno ncé qu’il les laissait seuls quelques instants, ayant des ordres à donner auporterpour ledrawing room ?
Car il avait accompli cet effort surhumain et son g este banal avait ouvert et refermé la portière du car. Mais aussitôt sur la pa sserelle, à l’abri des regards de Charley et de Mary, ses mains étaient allées déchir er sa poitrine sous la chemise, arrachée, et un « han ! » formidable de douleur ava it jailli de sa gorge contractée, et alors comme un fou, il s’était précipité dans le co rridor central, il avait traversé le train dans toute sa longueur et il était venu s’aba ttre dans un coin de cette terrasse
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