Terre d Espagne
305 pages
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Terre d'Espagne , livre ebook

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Description

René Bazin (1853-1932)



"Saint-Sébastien, 12 septembre 1894.


M’y voici, en terre d’Espagne. Ne vous étonnez pas, mon ami, si je ne débute par aucune considération générale. Je ne connais rien du pays, – si ce n’est la petite Fontarabie, qui dort dans son armure ancienne, – ni rien des gens. Je n’ai, de plus, fait aucun plan, aucun projet, sauf de bien voir. Et je vous dirai, au jour le jour, ce que j’aurai visité le matin, entendu l’après-midi, rêvé le soir en prenant mes notes.


S’il s’en dégage quelque jugement, ce sont les choses mêmes qui parleront ; car, parmi mes bagages, je n’emporte aucun préjugé, aucun souvenir bon ou fâcheux, pas même une part d’action de vingt pesetas, qui m’engage, pour ou contre, dans les affaires d’Espagne.


J’entre par Irun. Le paysage est classique, et n’en est pas moins beau. En filant à toute vitesse sur le pont mi-partie français, mi-partie espagnol,"



1894 : Récit de voyage à travers l'Espagne de l'écrivain angevin René Bazin.

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Informations

Publié par
Nombre de lectures 1
EAN13 9782374635361
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0015€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Terre d'Espagne
René Bazin
Décembre 2019
Stéphane le Mat
La Gibecière à Mots
ISBN : 978-2-37463-536-1
Couverture : pastel de STEPH'
lagibeciereamots@sfr.fr
N° 536
I
L’entrée en Espagne. – Saint-Sébastien.
Saint-Sébastien, 12 septembre 1894.
M’y voici, en terre d’Espagne. Ne vous étonnez pas, mon ami, si je ne débute par aucune considération générale. Je ne connais rien d u pays, – si ce n’est la petite Fontarabie, qui dort dans son armure ancienne, – ni rien des gens. Je n’ai, de plus, fait aucun plan, aucun projet, sauf de bien voir. E t je vous dirai, au jour le jour, ce que j’aurai visité le matin, entendu l’après-midi, rêvé le soir en prenant mes notes.
S’il s’en dégage quelque jugement, ce sont les chos es mêmes qui parleront ; car, parmi mes bagages, je n’emporte aucun préjugé, aucu n souvenir bon ou fâcheux, pas même une part d’action de vingt pesetas, qui m’ engage, pour ou contre, dans les affaires d’Espagne.
J’entre par Irun. Le paysage est classique, et n’en est pas moins beau. En filant à toute vitesse sur le pont mi-partie français, mi-pa rtie espagnol, j’envie un peu, – oh ! une minute et sans qu’un regret s’ensuive, – les ri verains de cette Bidassoa, large, ensablée, toute blonde de lumière, dans sa triple c einture de montagnes, dont la première est verte. J’aperçois, à droite, la petite canonnière que commandait Loti, l’an dernier ; à gauche l’île des Faisans, un pauvr e banc de vase où poussent une trentaine d’arbres ; en face les fortins construits sur les mamelons, au temps de la guerre carliste. Je pense encore à la belle contreb ande qui se fait par là, dans les nuits d’orage ; aux troupes de chevaux qui passent, les naseaux bâillonnés pour ne pas hennir ; aux barques plates, chargées de pièces de soie, et dont les rames font si peu de bruit que l’oreille des douaniers, gens d e soupçon pourtant, croit n’avoir entendu que le glissement d’une truite ou d’une vag ue sur le sable.
Nous nous arrêtons précisément devant un nombre res pectable de ces douaniers, qu’en Espagne on appellecarabineros.Il faut ouvrir nos valises, changer de train, mais, avant tout, subir la visite sanitaire. Le cho léra n’a sévi nulle part en France, mais une ou deux bonnes coliques, constatées en pay s marseillais, au temps des fruits mûrissants, suffisent pour mobiliser la méde cine des frontières castillanes. Elle est représentée ici par un jeune homme rose, g ras, très blond, qu’on prendrait pour un Allemand. Nous sommes bien quatre-vingts vo yageurs, à la file indienne, gardés à vue dans une salle. Nous passons devant lu i. Il nous demande d’où nous venons. J’étais prévenu. Je lui montre un billet d’ Hendaye. Il me regarde, ne me trouve pas tout à fait l’air d’un Basque, n’en dit rien, et me délivre un papier, sur lequel il affirme que je ne présente aucun symptôme de choléra. Une petite note, au bas de la signature, me prévient que cette « patent e de santé » doit être remise, dans les vingt-quatre heures de mon arrivée, à la m airie de Saint-Sébastien, afin qu’on puisse me visiter pendant six jours, et que j ’encours, en cas de contravention, une amende de quinze à cinq cents francs.
J’ai préféré conserver la pièce. En remontant dans un wagon espagnol, qui ressemble à nos premières françaises, et n’est pas plus sale, quoi qu’on en dise, je fais mes débuts dans la langue castillane. Ils sont modestes, intimidés et balbutiants. Je demande pourquoi tant de précaution s inutiles. On me répond, avec esprit, qu’il faut distinguer, d’entre plusieurs au tres variétés, le choléra administratif ;
que c’est le moins redoutable, qu’on le prolonge au tant qu’on peut, et qu’il nourrit son homme. « Pour tous ces jeunes médecins, monsieu r, voyez la belle clientèle : trois ou quatre demi-heures de consultation par jou r, des patients obligatoires, pas d’ordonnance et si peu de danger ! »
Nous suivons une chaîne de montagnes nullement faro uches, en grande partie cultivées, dont les premières pentes, inclinées jus qu’à nous, sont couvertes de prairies, de maïs vert et de pommeraies. On boit du cidre, dans toutes les provinces basques, Guipúzcoa, Biscaye et Alava, même dans une bande des Asturies, près de la mer : celui de Gijon est renommé. Il est tomb é de fortes pluies les jours derniers ; les montagnes gardent au flanc un voile de brume transparente que pénètre le soleil chaud ; l’herbe est verte et droi te ; les fermes, disséminées, ont cet air de gaieté des fermes pyrénéennes, qui montrent d’un coup tout leur bien : de l’ombre et du soleil mesurés par les cimes, des gaz ons frais, des ruisseaux d’eau claire, un troupeau de cinq ou six vaches dans les hauts pâturages, trois meules de paille brune, que traverse une perche et que surmon te une croix, puis un cep de vigne sous le toit avançant, ou des piments rouges sur la rampe du balcon, ou des épis de maïs, prenant leur dernier or aux belles ra yées d’automne. « Vous verrez la triste Castille ! » me dit ma voisine. Je suis effr ayé, rien qu’à voir l’expression de ces yeux noirs, imitant la tristesse des plaines in définies.
Tout à coup, cette montagne de droite s’ouvre, et u ne rade apparaît, peu profonde au début, bordée de magasins et de dépôts de charbo n du côté que nous rasons, un peu rose de l’autre, à cause de deux rangs de ma isons, serrées au pied des rochers. C’est Passage, moins joli, moins pittoresq ue qu’on ne me l’avait dit. Deux navires de guerre espagnols sont là, tout pavoisés, car il y a une fête à Saint-Sébastien, une grande fête en l’honneur de l’amiral Oquendo, un brave du XVII e siècle, négligé quelque temps, et qui possède enfin sa statue aujourd’hui.
J’arrive, en effet, à Saint-Sébastien, et, laissant mes bagages aux mains des gens d’hôtel, je cours vers la foule massée de l’autre c ôté du pont, en face de la gare. Au-dessus des têtes mouvantes, un baldaquin de satin r ouge secoué par le vent, des panaches blancs, des lames de baïonnettes immobiles , et des bannières, très haut, rouges et jaunes, à la pointe des mâts qui décorent la promenade de la Zurriola. Tous mes efforts ne parviennent pas à me donner un bon rang : je n’aperçois pas la reine régente, vêtue de gris perle, me dit-on, ni l e jeune roi, en costume de marin, que me cachent les rideaux du dais, mais seulement, par une étroite fenêtre, entre un menton barbu et une jolie joue de femme, des tro upes qui défilent, marins de l’Alphonse XIIet de laReine-M ercédès,infanterie, artillerie, et, au-delà, des personnages en habit, en uniformes brodés, tous trè s dignes, tête nue, face au trône, ayant devant eux les massiers de l’ayuntamie nto, – lisez municipalité, – plus brillants encore que leurs maîtres, et qui portent une espèce de dalmatique aux larges bordures d’or.
Quand les musiques ont fini de jouer, que le cortèg e royal s’est éloigné, et que la foule commence à se disperser, je m’approche du mon ument du bon Oquendo, prétexte à tous les pétards qui continuent d’éclate r, aux fusées qu’on entend s’épanouir, invisibles dans l’air criblé de soleil. Je ne serais pas fâché d’apprendre quelque chose de ce héros, que je rougis d’ignorer. Il est représenté debout, saisissant son épée de la main droite, serrant, de l’autre, un drapeau contre sa poitrine. Sur le piédestal, je lis l’inscription su ivante : « Au grand amiral don Antonio de Oquendo, chrétien exemplaire, que le suffrage de ses ennemis déclara
invincible, la ville de Saint-Sébastien, orgueilleu se d’un tel fils, offre ce tribut d’amour. Saint-Sébastien, 1577, la Corogne, 1640. » Plusieurs personnes lisent avec moi, et je remarque , dans le nombre, un petit Basque à la mine intelligente et têtue, un de ces p assionnés qui ont l’air, au milieu des rassemblements humains, de chercher quelqu’un q ui ne sait rien, pour lui expliquer tout. Je me présente. Avec beaucoup de bo nne volonté de sa part, et de la mienne, je comprends que l’amiral est né là-bas, dans une humble maison qu’on peut découvrir au pied du mont Ulia, « car tous les Basques sont gentilshommes, monsieur, et peu importe la maison : ainsi, quand i l fallait des preuves de noblesse, avant 1868, pour entrer dans certaines écoles, un B asque n’avait à fournir que deux pièces, l’acte de naissance de son père et celui de son grand-père, enfants d’une des trois provinces. » Je comprends encore que le g rand Oquendo fut terrible aux Hollandais, que ceux-ci le déclarèrent invincibles, qu’il se retira un jour, vainqueur, avec dix sept cents traces de boulets dans la coque de son navire, – ces honnêtes boulets d’autrefois ! – et qu’il mourut de la fièvr e. « Mais ce fut quand même, ajoute l’inconnu, une mort de héros. Regardez ce visage. E st-ce celui d’un homme d’honneur ? Oquendo passait en vue de Saint-Sébasti en, malade, se sentant mourir. Ses marins lui demandèrent s’il fallait le débarquer, pour qu’il pût revoir les siens et reprendre des forces sur la terre natale. Il répondit qu’il avait ordre de se rendre à la Corogne, fit saluer, de vingt et un cou ps de canon, le sanctuaire de Lezo, et gouverna vers l’ouest. À peine fût-il à te rre, et couché sur un lit, que les derniers symptômes du mal apparurent : « Il n’y a p lus d’espérance, dit-il aux médecins, je suis dévoré de soif, donnez-moi un ver re d’eau fraîche ! » On le lui donna aussitôt. Il l’approcha de ses lèvres, le reg arda, et ne but pas : « Je l’offre à Dieu », fit-il. Et, comme il reposait le verre sur la table, il rendit l’âme. – Le trait vaut une bataille heureuse, répondis-je. Et on a laissé ce grand homme pendant deux siècles en oubli ? – Encore a-t-il fallu la ténacité du plus érudit, d u premier de nos historiens locaux, don Nicolas de Soraluce, qui n’a pas eu le temps, a vant de mourir, de voir la statue que vous voyez là. Songez qu’il enleva le premier v ote de l’ayuntamiento en 1867 !... Et puis, ajouta l’homme en baissant le to n, les ennemis du sculpteur, pour lui nuire, l’ont accusé d’être carliste... Être car liste, ça n’empêche pas d’avoir du talent, mais, vous savez, ça fait retarder les pend ules qui sonnent les bonnes heures... Serviteur, monsieur !
Je le regardais s’en aller, vif, un peu roulant sur ses jambes nerveuses, comme un joueur de paume, le béret frondeur tombant sur l ’oreille gauche, lorsque trois marins s’approchèrent vivement, pour se renseigner à leur tour.
C’étaient trois Français, des équipages des torpill eurs arrivés le matin ou la veille. Ils riaient, se donnant le bras, le col bleu ouvert , les joues toutes jeunes, les dents toutes blanches, et ils venaient. Celui du milieu l eva un peu le bras, et demanda :
– M’sieu ? Est-il en bronze, savez-vous ?
– Qui donc ?
– Leur amiral, on nous a dit que le moule avait cre vé, dans le coulage, et qu’ils avaient refait le bonhomme en plâtre, pour aujourd’ hui. Vot’voisin n’en a pas parlé ?
– Pas du tout.
– Pauv’vieux, tout de même ! n’avoir pas son bronze , c’est pas drôle ? Ils regardèrent ensemble, du coin de l’œil, en haut de la colonne, et, sans plus
penser à Oquendo, continuèrent leur tournée d’inspe ction.
Je fis comme eux.
Saint-Sébastien n’est pas une grande ville. On a vi te fait de la parcourir. Je sens qu’elle n’est pas très espagnole, mais qu’elle a un charme et que j’y séjournerai un peu. Elle a de larges boulevards neufs, un jardin d evant le palais de la députation provinciale, un parc au bord de la mer, une plage d ’une courbe exquise, que j’étudierai pour en emporter l’image vivante au ded ans de moi, et une place carrée à colonnades, appelée de la Constitution, pareille, m ’assure-t-on, à toutes celles que je verrai dans la suite. Il n’y a qu’un modèle, plu s ou moins riche, plus ou moins vaste, toujours rectangle, avec des boutiques sous les arcades, et l’Hôtel de Ville faisant façade. Le quartier où se trouve cette plac e est le plus ancien de Saint-Sébastien. Il ne remonte pas bien loin cependant, p uisque la ville fut détruite, en 1813, par les Anglais et les Portugais, et que de t rès rares maisons, qu’une inscription désigne, ont échappé à l’incendie et au x boulets des assiégeants. Mais les rues sont étroites, populaires, bruyantes, et l es tentures qu’on a mises aux balcons, rapprochées et flottantes, dans l’ombre d’ un côté, en plein soleil de l’autre, font un joli effet quand on les regarde en enfilade . Un ami m’accompagne une heure ou deux. Il sait merveilleusement les choses d’Espa gne. Il me montre les sombres caves, qu’éclaire une bougie tout au fond, et où l’ on boit du cidre en mangeant des coquillages de mer ; il m’apprend que cetamborileroqui se promène en habit bleu, bicorne et bas rouges, tenant sa flûte et son tambo ur, est un employé municipal qui a sa place dans toutes les solennités espagnoles. Grâce à lui, je comprends un petit geste, une nuance, mais curieuse. Nous causons avec deux Espagnols : je demande du feu à l’un d’eux pour allumer ma cigaret te ; il me tend la sienne, avec ce léger coup de doigt qui marque l’intention polie , puis, l’autre cherchant vainement dans sa poche une boîte d’allumettes, je crois pouv oir lui passer, à mon tour, la cigarette de mon voisin. Aussitôt, je remarque un m ouvement de surprise, à peine esquissé, très vite réprimé. Le propriétaire du feu commun ne dit rien, il sourit même par courtoisie. Mais, quand nous sommes seuls, mon ami m’explique le mystère. – L’étiquette castillane a de ces fiertés, me dit-i l, vous ne pouvez les connaître, vous les apprendrez peu à peu. Moi, je les aime, et je serais étonné si vous n’entendiez pas, un jour ou l’autre, citer ce prove rbe :Un cigare espagnol n’en allume jamais qu’un. » Je rentre à l’hôtel. Il est bâti à l’extrémité droi te de la plage, et devant moi, dans l’éclat languissant des crépuscules de septembre, l a baie commence à s’endormir. Elle est comme ces jolies femmes qui ont mieux que la beauté majestueuse : une grâce qui émeut. Sa large bande de sable fin, les q uais qui la bordent, les maisons neuves qui viennent ensuite, les collines étagées q ui ferment l’horizon, suivent la même ligne courbe, régulière et précise, qu’interro mpt assez loin, sur une roche avancée, le grand chalet de la reine, peint en jaun e pâle jusqu’au premier, avec des hauts capricieux, tout roses de briques et de tuile s. La côte reprend au-delà, promptement ramenée vers l’océan, et formée de mont agnes dont les dentelures sont bleues, et dont, je ne sais pourquoi, pour un rayon sans doute qui rejaillit de la mer, l’extrême pointe est verte. Une passe étroite, lumineuse, une autre montagne en face, ronde, boisée, couronnée par un fort, abri tant la vieille ville, et voilà Saint-Sébastien. La lumière décroît, et toutes les choses basses n’e n ont plus que des reflets ; il ne reste qu’un ciel d’or et comme un jet d’étincelles à l’ourlet des montagnes. Des
barques reviennent du large, très lentement, cachée s par leur voile molle. La foule remplit toute le Paseo de la Concha. Elle est calme aussi, sans beaucoup plus de couleur qu’une foule de nos pays français. La seule note espagnole que j’observe, c’est la durée de cette promenade, qui est un acte de la vie sociale, une occasion de se retrouver, de se saluer de la main ou de l’év entail, d’échanger quelques phrases de politesse, d’autant plus importante et p lus volontiers saisie que les réceptions intimes, en Espagne, et les visites même sont plus rares que chez nous. À six heures, à sept heures, à huit heures du soir, l’animation est égale. Le moment du dîner ne fait aucun vide appréciable dans les ra ngs des promeneurs. La brise commence à souffler, et les éventails continuent le ur conversation muette d’un groupe à l’autre. On se promène encore quand les pr emières fusées éclatent au bord de la mer. Ah ! les jolies fusées ! Chacune d’ elles en fait deux en passant sur la baie ; chaque étincelle crée une étoile. Le feu d’artifice dure deux heures. Dans les intervalles, en me retirant un peu de la fenêtre, je n’entends plus que la poussée régulière du flot qui s’étale sur la plage et couvre le murmure des voix ; je n’aperçois plus qu’un ciel profond, immense, au-dessus de la m er et des campagnes montueuses mêlées dans le bleu de la nuit, et je me croirais loin de toute ville, dans une de ces fermes entrevues ce matin, qui vont clor e leurs volets au vent plus frais qui souffle, s’il n’y avait devant moi, ancré au ce ntre de la baie, un croiseur de l’État, dont le phare électrique fouille les plis de la côt e, et, se fixant enfin sur le palais de la Reine, le heurte d’une barre de lumière qui le p artage en deux, et qui s’élève et s’abaisse au rythme du roulis.
II
e Sur la plage. – Le 7 d’artillerie de forteresse. – La fête en l’honneur des officiers français.
13 septembre.
Dès le matin, les couples de bœufs qui traînent les cabines de bains sont descendus sur la plage, et ont commencé à remonter les petites boîtes à rayures brunes, bleues ou rouges. Pendant une demi-heure, j e n’ai vu que cette promenade des bons bœufs roux, attelés à leurs guérites, qu’i ls tiraient avec le même effort apparent et la même placidité qu’ils mettent à traî ner la charrue. Une servante s’est baignée, dans l’eau frangée à peine d’écume blanche . Elle y est restée longtemps, riant d’être libre, battant la mer de ses deux bras superbes. Quand elle est sortie, les jambes nues, vêtue d’une jupe écarlate et d’une chemise, et ses cheveux noirs dénoués, elle avait l’air de la Jeunesse qui vient. Elle s’est arrêtée au bord ; elle a renversé un peu la tête pour regarder toutes ces ma isons de riches, dont les miradors vitrés étincelaient au soleil nouveau : se s yeux noirs ont cessé de sourire ; elle a repris conscience de la vie, et je ne l’ai p lus vue.
Alors, les baigneurs de la société élégante sont ar rivés. Les hommes se baignent à gauche, les femmes au milieu de la plage. Elles s ont les plus nombreuses, enfants, jeunes filles, matrones puissantes. Toutes , en entrant dans l’eau, mouillent le bout de leurs doigts, et font le signe de la cro ix. Les petits cris peureux ne manquent pas plus qu’en France, ni les domestiques bien stylés, tendant le peignoir pelucheux à trois pas de la vague, et je suis sûr q ue les autres plages du nord de l’Espagne, Bilbao, Santander, la Corogne, Gijon, Po ntevedra, présentent, en ce moment, le même spectacle banal. Je ne sais pas, mo n ami, si vous aviez des illusions à cet égard ; moi, je n’en avais aucune. Mais il faut en prendre son parti : une Espagnole, dans l’eau, se trempe comme une Fran çaise.
Heureusement, du côté du palais royal, sur le sable , je découvre une file de curieux, rangés le long d’une corde, et un autre groupe, sur le quai, au débouché de l’avenue qui monte et contourne le château. On doit attendre la reine, ou le roi, ou les infantes. Je sors rapidement, et je me mêle aux curieux du quai. Je ne me suis pas trompé. Trois officiers de marine sont debout s ur la plate-forme de l’escalier de bois qui conduit à la plage. Une baleinière, montée par une douzaine d’hommes, se balance à trente mètres du rivage. On a laissé glis ser, à mi-longueur du câble, le chalet mauresque, blanc et bleu, mobile sur des rai ls, où sont les appartements de bains de la famille royale. J’écoute si le bruit d’ une voiture, dévalant la pente, n’annonce pas l’arrivée. Rien. Je me remets à consi dérer la longue bande de sable, de plus en plus envahie, sauf en face de nous, dans la partie réservée que limitent deux cordes tendues. Tout à coup, un mouvement de m es voisins, qui s’effacent le long du parapet, me fait me retourner, et je reconn ais la reine, à quelques pas. Elle vient à pied, vêtue de deuil, élégante et marchant très bien. Le petit roi est à sa gauche, une des infantes à sa droite. Derrière elle , deux valets de pied seulement et deux grands lévriers qui sautent, l’un blanc et l’a utre jaune. Tout le monde se découvre et salue. La reine remercie en s’inclinant ; elle a le sourire intelligent, doux et triste. On la sent contente d’être ici, dans la liberté relative de Saint-Sébastien,
contente des marques de respect qu’elle reçoit, et malheureuse au fond. Et, pour dire toute mon impression, j’ai cru lire bien souve nt, sur le visage de jeunes femmes inconnues, la légende mélancolique de leur vie, les trois mots que rien n’efface : « Je suis seule » ; et il m’a semblé les relire sur le front de la souveraine qui passait entre ses deux enfants. J’ai regardé aussi le petit roi, qui m’a paru très vif, très éveillé, tout autre qu’on ne me l’avait dépeint. Il a été très amusant quand il est arrivé à l’escalier de bois. Les trois officiers at tendaient, immobiles. Il leur a tendu sa main à baiser, avec un geste si bien appris, d’u ne grâce enfantine si drôle et si aisée, que les assistants se sont mis à rire discrè tement. La cérémonie n’a pas été longue, quelques secondes au plus. La petite main, trois fois baisée, a saisi la rampe ; le roi d’Espagne a sauté les marches trois par trois, et a couru sur le sable, suivi des deux lévriers, vers un chariot à claire-v oie, peint en blanc, que la mer, très douce et montante, touchait du bout de ses larmes é talées. « Comme il est gentil ! » disaient les bonnes dames en mantille, mes voisines . Et leurs mains se joignaient d’émotion admirative, et, de leurs yeux noirs, elle s accompagnaient l’enfant, tête blonde, là-bas, qui ne pensait guère aux curieux.
La reine aussi le regardait, debout sous la véranda du chalet. Lui, sautait à pieds joints dans le chariot blanc, le faisait balancer u n peu sur les rails de fer, se penchait, surveillé par un des officiers monté avan t lui, se laissait cerner par la mer, attendait que la vague se fût retirée, et sautait d e nouveau à terre. L’infante aussi grimpait sur le plancher entouré d’eau, mais peureu sement, et se fatigua vite de ce jeu de garçon.
Au bout de trois quarts d’heure, le grand bain d’ai r pur était terminé sans doute. La reine est descendue sur le sable, et le chalet aux toits blanc et bleu, tiré par un câble, est remonté jusqu’au bout de la plage. Puis elle a pris place, avec le roi, l’infante, les officiers, dans le chariot blanc, qu i s’est mis à rouler, lui aussi, sur les rails. Brusquement, au milieu de la course, le treu il s’arrêta. La secousse faillit renverser les six voyageurs. Un lieutenant de vaiss eau tomba sur les genoux, un autre fut sur le point de piquer une tête sur le sa ble, l’infante se trouva assise dans la boîte : la reine plia seulement la taille, l’acc ident imprévu la laissa gracieuse, et elle riait pleinement tandis que le jeune roi, ravi , se levait sur ses pieds et agitait son mouchoir, pour commander au treuil de continuer la marche.
Je quitte la plage après que la famille royale, qu’ un landau est venu chercher, a pris la route du palais. Je songe à la reine d’Espa gne ; à toute l’énergie qu’il lui a fallu pour prendre la régence, dans un moment et da ns un pays où une hésitation entraînait une révolution ; à l’esprit de suite et d’adresse qu’elle a montré depuis. N’est-ce pas une habileté, une sorte de coquetterie royale, et qui a réussi, que ce choix de Saint-Sébastien pour résidence d’été ? La reine avait dix palais au lieu d’un, consacrés par la tradition, situés dans des p rovinces dont la fidélité était acquise. Elle a préféré rompre avec le passé, et, r ésolument, elle est venue habiter en plein centre carliste, en Guipúzcoa, dans cette Bretagne espagnole. On l’en a blâmée, mais la crânerie a plu. Je ne dis pas que t ous les cœurs soient changés, ni que les Basques, partisans des fueros que détruisen t un à un les ministres, votent en faveur du gouvernement de Madrid. Je dis seuleme nt que la reine est partout respectée ; que ce peuple de paysans et de marins, qui s’y connaît en chevalerie, est fier de la confiance que Marie-Christine a mise en lui. Entre elle et lui, il y a maintenant comme un lien personnel. On le devine qu and elle passe ainsi dans la foule, sans aucune garde que la loyauté des adversa ires de sa dynastie. Ils la défendraient au besoin. Dernièrement, le bruit ayan t couru que des anarchistes se
proposaient d’attenter à la vie de la reine, des pa ysans, des gens de la rue firent une sorte de faction aux approches du palais, penda nt plusieurs jours, et, ayant aperçu un homme de mine suspecte, le rossèrent d’im portance, sans autre explication, puis le laissèrent aller.
L’histoire de ce palais commence à peine, puisqu’il n’a été achevé qu’en 1893. L’idée de le bâtir fut toute personnelle à Marie-Ch ristine, et modifiait les habitudes de la souveraine elle-même. Les rois d’Espagne, jus qu’à présent, choisissaient, pour résidences d’été, des châteaux grands comme de s villages : l’Escorial aux onze cents fenêtres ouvertes sur les montagnes, la Granja, dont les jardins abondent en belles eaux, Aranjuez avec son avenue d ’ormes noirs. Alphonse XII aimait le Pardo, situé en forêt, entouré d’un parc de quatre-vingts kilomètres de circonférence, où se peuvent chasser toutes sortes de gibier, les loups compris. On fut très étonné quand la jeune reine régente, deux ans après son veuvage, laissant là ces splendeurs historiques, traversa le royaume jusqu’à la frontière du nord, et vint passer un mois et demi à Saint-Sébastien, du 1 3 août au 25 septembre 1887, dans une des villas qui couronnent les hauteurs. L’ année suivante, elle y passait deux mois. En 1889, elle ordonnait de commencer les travaux du palais de Miramar. Celui-ci a coûté trois millions de piécettes. Là où il s’élève, existait autrefois un couvent, détruit pendant la guerre de 1832, et d’où était partie, pour l’extraordinaire aventure que nous a contée M. de Hérédia, la fameus e Catalina de Erauso, la nonne Alferez. Des personnes très bien informées qu e j’ai interrogées, la première m’a dit que l’auteur des plans était, je crois, M. Selden Wornum ; la seconde, que l’architecte ordinaire, un Basque de grande réputat ion, s’appelait M. José de Goïcoa ; la troisième, que le style adopté, et amen dé par la fantaisie, était celui des cottages anglais du temps de la reine Anne : tous o nt ajouté, avec un mouvement d’amour-propre, que Marie-Christine aimait sa nouve lle résidence, qu’elle y vivait simplement et « confortablement », – le mot me fais ait sourire, – et que les autres châteaux royaux, châteaux de la plaine ou de la mon tagne, paraissaient abandonnés sans regret pour ce palais de la mer.Ad multos annos !C’est égal, le vieil Escorial doit être jaloux. J’irai le voir.
Je me promène, une partie de l’après-midi, avec une de ces personnes, l’un des plus érudits habitants de Saint-Sébastien, D. Pedro de Soraluce, le fils de l’historien de Oquendo. Ensemble, nous visitons le palais de la députation provinciale, très riche et très beau, digne d’une province dont les f inances font envie au reste de l’Espagne. Ses privilèges anciens ont été jalousés aussi, et presque tous supprimés. Avec l’Alava et la Biscaye, elle avait, avant la guerre carliste, la liberté du tabac, de la poudre, et l’exemption de l’impôt d u sang. Depuis 1876, elle a bien du mal à défendre les derniers restes de ses fueros . Les Basques ont dû subir le monopole du tabac, acheter leur poudre à l’État, fa ire le service militaire dans les armées d’Espagne : ils gardent seulement la liberté de s’imposer comme ils l’entendent. Les percepteurs du royaume n’ont aucun droit sur les contribuables, et ce sont les provinces elles-mêmes qui recouvrent l’ impôt, par leurs agents, lorsqu’elles ont payé à l’État la somme annuelle qu ’elles lui doivent. Encore ce débris d’autonomie est-il bien menacé. Quand M. Gla dstone, au mois de janvier dernier, vint visiter le palais que je parcours en ce moment, il s’arrêta au milieu de l’escalier monumental, devant la grande verrière qu i représente Alphonse VIII de Castille jurant les fueros, et demanda : « Le serme nt a-t-il été tenu ? – Monsieur, répondit quelqu’un de la députation, no us respectons l’Espagne, mais l’Espagne ne respecte pas nos droits. »
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