Rome
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Description

Emile Zola (1840-1902)



"Pendant la nuit, le train avait eu de grands retards entre Pise et Cività Vecchia, et il allait être neuf heures du matin lorsque l’abbé Pierre Froment, après un dur voyage de vingt-cinq heures, débarqua enfin à Rome. Il n’avait emporté qu’une valise, il sauta vivement du wagon, au milieu de la bousculade de l’arrivée, écartant les porteurs qui s’empressaient, se chargeant lui-même de son léger bagage, dans la hâte qu’il éprouvait d’être arrivé, de se sentir seul et de voir. Et, tout de suite, devant la gare, sur la place des Cinq-Cents, étant monté dans une des petites voitures découvertes, rangées le long du trottoir, il posa la valise près de lui, après avoir donné l’adresse au cocher :


« Via Giulia, palazzo Boccanera. »


C’était un lundi, le 3 septembre, par une matinée de ciel clair, d’une douceur, d’une légèreté délicieuses. Le cocher, un petit homme rond, aux yeux brillants, aux dents blanches, avait eu un sourire en reconnaissant un prêtre français, à l’accent. Il fouetta son maigre cheval, la voiture partit avec la vive allure de ces fiacres romains, si propres, si gais. Mais, presque aussitôt, après avoir longé les verdures du petit square, arrivé sur la place des Thermes, il se retourna, souriant toujours, désignant de son fouet des ruines.


« Les thermes de Dioclétien », dit-il en un mauvais français de cocher obligeant, désireux de plaire aux étrangers, pour s’assurer leur clientèle.


Des hauteurs du Viminal, où se trouve la gare, la voiture descendit au grand trot la pente raide de la rue Nationale. Et, dès lors, il ne cessa plus, il tourna la tête à chaque monument, le montra du même geste."



L'abbé Pierre Froment, avec qui nous avons fait connaissance dans le roman "Lourdes", part à Rome pour défendre, auprès du Saint-Siège, son livre "La Rome nouvelle" menacé d'être mis à l'index.


Deuxième roman de la trilogie "Les trois villes".

Sujets

Informations

Publié par
Nombre de lectures 3
EAN13 9782374635521
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0022€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Les trois villes
Rome Émile Zola
Décembre 2019
Stéphane le Mat
La Gibecière à Mots
ISBN : 978-2-37463-552-1
Couverture : pastel de STEPH' lagibeciereamots@sfr.fr N° 552
I
Pendant la nuit, le train avait eu de grands retards entre Pise et Cività Vecchia, et il allait être neuf heures du matin lorsque l’abbé Pierre Froment, après un dur voyage de vingt-cinq heures, débarqua enfin à Rome. Il n’avait emporté qu’une valise, il sauta vivement du wagon, au milieu de la bousculade de l’arrivée, écartant les porteurs qui s’empressaient, se chargeant lui-même de son léger bagage, dans la hâte qu’il éprouvait d’être arrivé, de se sentir seul et de voir. Et, tout de suite, devant la gare, sur la place des Cinq-Cents, étant monté dans une des petites voitures découvertes, rangées le long du trottoir, il posa la valise près de lui, après avoir donné l’adresse au cocher : « Via Giulia, palazzo Boccanera. » C’était un lundi, le 3 septembre, par une matinée de ciel clair, d’une douceur, d’une légèreté délicieuses. Le cocher, un petit homme rond, aux yeux brillants, aux dents blanches, avait eu un sourire en reconnaissant un prêtre français, à l’accent. Il fouetta son maigre cheval, la voiture partit avec la vive allure de ces fiacres romains, si propres, si gais. Mais, presque aussitôt, après avoir longé les verdures du petit square, arrivé su r la place des Thermes, il se retourna, souriant toujours, désignant de son fouet des ruines. « Les thermes de Dioclétien », dit-il en un mauvais français de cocher obligeant, désireux de plaire aux étrangers, pour s’assurer leur clientèle. Des hauteurs du Viminal, où se trouve la gare, la voiture descendit au grand trot la pente raide de la rue Nationale. Et, dès lors, il ne cessa plus, il tourna la tête à chaque monument, le montra du même geste. Dans ce bout de large voie, il n’y avait que des bâtisses neuves. Sur la droite, plus loin, montaient des massifs de verdure, en haut desquels s’allongeait un interminable bâtiment jaune et nu, couvent ou caserne. « Le Quirinal, le palais du roi », dit le cocher. Pierre, depuis une semaine que son voyage était déc idé, passait les jours à étudier la topographie de Rome sur des plans et dans des livres. Aussi aurait-il pu se diriger, sans avoir à demander son chemin, et les explications le trouvai ent prévenu. Ce qui le déroutait pourtant, c’étaient ces pentes soudaines, ces continuelles collines qui étagent en terrasses certains quartiers. Mais la voix du cocher se haussa, bien qu’un peu ironique, et le mouvement de son fouet se fit plus ample, lorsque, sur la gauche, il nomma une im mense construction, fraîche et crayeuse encore, tout un pâté gigantesque de pierres, surchargé de sculptures, de frontons et de statues. « La Banque nationale. » Plus bas, comme la voiture tournait sur une place triangulaire, Pierre, qui levait les yeux, fut ravi en apercevant, très haut, supporté par un gran d mur lisse, un jardin suspendu, d’où se dressait, dans le ciel limpide, l’élégant et vigoureux profil d’un pin parasol centenaire. Il sentit toute la fierté et toute la grâce de Rome. « La villa Aldobrandini. » Puis, ce fut, plus bas encore, une vision rapide qu i acheva de le passionner. La rue faisait de nouveau un coude brusque, lorsque, dans l’angle, une trouée de lumière se produisit. C’était, en contrebas, une place blanche, comme un puits de soleil, empli d’une aveuglante poussière d’or ; et, dans cette gloire matinale, s’érigeait une colo nne de marbre géante, toute dorée du côté où l’astre la baignait à son lever, depuis des siècles. Il fut surpris, quand le cocher la lui nomma, car il ne se l’était pas imaginée ainsi, dans ce trou d’éblouissement, au milieu des ombres voisines. « La colonne Trajane. » Au bas de la pente, la rue Nationale tournait une dernière fois. Et ce furent encore des noms jetés, au trot vif du cheval : le palais Colonna, dont le jardin est bordé de maigres cyprès ; le palais Torlonia, à demi éventré pour les embellissements nouveaux, le palais de Venise, nu et redoutable, avec ses murs crénelés, sa sévérité tragique de forteresse du Moyen Âge, oubliée là dans la vie bourgeoise d’aujourd’hui. La surprise de Pierre augmentait, devant l’aspect inattendu
des choses. Mais le coup fut rude surtout, lorsque le cocher, de son fouet, lui indiqua triomphalement le Corso, une longue rue étroite, à peine aussi large que notre rue Saint-Honoré, blanche de soleil à gauche, noire d’ombre à droite, et au bout de laquelle la lointaine place du Peuple faisait comme une étoile de lumière : était-ce donc là le cœur de la ville, la promenade célébrée, la voie vivante où affluait tout le sang de Rome ? Déjà la voiture s’engageait dans le cours Victor-Emmanuel, qui continue la rue Nationale, les deux trouées dont on a coupé l’ancienne cité de part en part, de la gare au pont Saint-Ange. À gauche, l’abside ronde du Gesù était toute blonde de gaieté matinale. Puis, entre l’église et le lourd palais Altieri, qu’on n’avait point osé jeter bas, la rue s’étranglait, on entrait dans une ombre humide, glaciale. Et, au-delà, devant la faça de du Gesù, sur la place, le soleil recommençait, éclatant, déroulant ses nappes dorées ; tandis qu’au loin, au fond de la rue d’Aracœli, noyée d’ombre également, des palmiers ensoleillés apparaissaient. « Le Capitole, là-bas » dit le cocher. Le prêtre se pencha vivement. Mais il ne vit que la tache verte, au bout du ténébreux couloir. Il était pénétré comme d’un frisson par ces alternatives soudaines de chaude lumière et d’ombre froide. Devant le palais de Venise, devant le Gesù, il lui avait semblé que toute la nuit des jours anciens lui glaçait les épaules ; puis, c’était, à chaque place, à chaque élargissement des voies nouvelles, une rentrée dans la lumière, dans la douceur gaie et tiède de la vie. Les coups de soleil jaune tombaient des toitures, découpaient nettement les ombres violâtres. Entre les façades, on apercevait des bandes de ciel très bleu et très dou x. Et il trouvait à l’air qu’il respirait un goût spécial, encore indéterminé, un goût de fruit qui augmentait en lui la fièvre de l’arrivée. Malgré son irrégularité, c’est une fort belle voie moderne que le cours Victor-Emmanuel ; et Pierre pouvait se croire dans une grande ville quelconque, aux vastes bâtisses de rapport. Mais, quand il passa devant la Chancellerie, le chef-d’œu vre de Bramante, le monument type de la Renaissance romaine, son étonnement revint, son esprit retourna aux palais qu’il venait déjà d’entrevoir à cette architecture nue, colossale et lourde, ces immenses cubes de pierre, pareils à des hôpitaux ou à des prisons. Jamais il ne se serait imaginé ainsi les fameux palais romains, sans grâce ni fantaisie, sans magnificence extérieure. C ’était évidemment fort beau, il finirait par comprendre, mais il devrait y réfléchir. Brusquement, la voiture quitta le populeux cours Victor-Emmanuel, pénétra dans des ruelles tortueuses, où elle avait peine à passer. Le calme s’était fait, le désert, la vieille ville endormie et glaciale, au sortir du clair soleil et des foules d e la ville nouvelle. Il se rappela les plans consultés, il se dit qu’il approchait de la via Giulia ; et sa curiosité qui avait grandi, s’accrut alors jusqu’à le faire souffrir, désespéré de ne pas en voir, de ne pas en savoir tout de suite davantage. Dans l’état de fièvre où il était depuis son départ , les étonnements qu’il éprouvait à ne pas trouver les choses telles qu’il les avait attendues , les chocs que venait de recevoir son imagination, aggravaient sa passion, le jetaient au désir aigu et immédiat de se contenter. Neuf heures sonnaient à peine, il avait toute la matinée pour se présenter au palais Boccanera : pourquoi ne se faisait-il pas conduire sur-le-champ à l’endroit classique, au sommet d’où l’on voyait Rome entière, étalée sur les sept collines ? Quand cette pensée fut entrée en lui, elle le tortura, il finit par céder. Le cocher ne se retournait plus, et Pierre dut se soulever, pour lui crier la nouvelle adresse : « À San Pietro in Montorio. » D’abord, l’homme s’étonna, parut ne pas comprendre. D’un signe de son fouet, il indiqua que c’était là-bas, au loin. Enfin, comme le prêtre insistait, il se remit à sourire complaisamment, avec un branle amical de la tête. Bon, bon ! il voulait bien, lui. Et le cheval repartit d’un train plus rapide, au milieu du dédale des rues étroites. On en suivit une, étranglée entre de hauts murs, où le jour descendait comme au fond d’une tranchée. Puis, au bout, il y eut une rentrée soudaine en plein soleil, on traversa le Tibre sur l’antique pont de Sixte IV, tandis qu’à droite et à gauche s’étendaient les nouveaux quais, dans le ravage et les plâtres neufs des constructions récentes. De l’autre côté, le Transtévère lui aussi était éventré ; et la voiture monta la pente du Janicule, par une voie large qui portait, sur de grandes plaques, le nom de Garibaldi. Une dernière fois, le cocher eut son geste d’orgueil bon enfant, en nommant cette
voie triomphale. « Via Garibaldi. » Le cheval avait dû ralentir le pas, et Pierre, pris d’une impatience enfantine, se retournait pour voir, à mesure que la ville, derrière lui, s’étendait et se découvrait davantage. La montée était longue, des quartiers surgissaient toujours, jusqu’aux lointaines collines. Puis, dans l’émotion croissante qui faisait battre son cœur, il trouva q u’il gâtait la satisfaction de son désir, en l’émiettant ainsi, à cette conquête lente et partielle de l’horizon. Il voulait recevoir le coup en plein front, Rome entière vue d’un regard, la ville sainte ramassée, embrassée d’une seule étreinte. Et il eut la force de ne plus se retourner, malgré l’élan de tout son être. En haut il y a une vaste terrasse. L’église San Pietro in Montorlo se trouve là, à l’endroit où saint Pierre, dit-on, fut crucifié. La place est nu e et rousse, cuite par les grands soleils d’été ; pendant qu’un peu plus loin, derrière, les eaux claires et grondantes de l’Acqua Paola tombent à gros bouillons des trois vasques de la fontaine monumentale, dans une éternelle fraîcheur. Et, le long du parapet qui borde la terrasse, à pic sur le Transtévère, s’alignent toujours des touristes, des Anglais minces, des Allemands carrés, béants d’admiration traditionnelle, leur guide à la main, qu’ils consultent, pour reconnaître les monuments. Pierre sauta lestement de la voiture, laissant sa valise sur la banquette, faisant signe d’attendre au cocher, qui alla se ranger près des autres fiacres et qui resta philosophiquement sur son siège, au plein soleil, la tête basse comme son cheval, to us deux résignés d’avance à la longue station accoutumée. Et Pierre, déjà, regardait de toute sa vue, de toute son âme, debout contre le parapet, dans son étroite soutane noire, les mains nues et serrées ne rveusement, brûlantes de sa fièvre. Rome, Rome ! la Ville des Césars, la Ville des papes, la Ville Éternelle qui deux fois a conquis le monde, la Ville prédestinée du rêve ardent qu’il faisait depuis des mois ! elle était là enfin, il la voyait ! Des orages, les jours précédents, avaient abattu les grandes chaleurs d’août. Cette admirable matinée de septembre fraîchissait dans le bleu léger du ciel sans tache, infini. Et c’était une Rome noyée de douceur, une Rome du songe, qui semblait s’évaporer au clair soleil matinal. Une fine brume bleuâtre flottait sur les toits des bas quartiers, mais à peine sensible, d’une délicatesse de gaze ; tandis que la Campagne immense, les monts lointains se perdaient dans du rose pâle. Il ne distingua rien d’abord, il ne voulait s’arrêter à aucun détail, il se donnait à Rome entière, au colosse vivant, couché là devant lui, sur ce sol fait de la poussière des générations. Chaque siècle en avait renouvelé la gloire, comme sous la sève d’une immortelle jeunesse. Et ce qui le saisissait, ce qui faisait battre son cœur plus fort, à grands coups, dans cette première rencontre, c’était qu’il trouvait Rome telle qu’il la désirait, matinale et rajeunie, d’une gaieté envolée, immatérielle presque, toute souriante de l’espoir d’une vie nouvelle, à cette aube si pure d’un beau jour. Alors, Pierre, immobile et debout devant l’horizon sublime, les mains toujours serrées et brûlantes, revécut en quelques minutes les trois dernières années de sa vie. Ah ! quelle année terrible, la première, celle qu’il avait passée au fond de sa petite maison de Neuilly, portes et fenêtres closes, terré là comme un animal blessé qui agonise ! Il revenait de Lourdes l’âme morte, le cœur sanglant, n’ayant plus en lui que de la cendre. Le silence et la nuit s’étaient faits sur les ruines de son amour et de sa foi. Des jours et des jours s’écoulèrent, sans qu’il entendît ses veines battre, sans qu’une lueur se levât, éclairan t les ténèbres de son abandon. Il vivait machinalement, il attendait d’avoir le courage de se reprendre à l’existence, au nom de la raison souveraine, qui lui avait fait tout sacrifier. Pourquoi donc n’était-il pas plus résistant et plus fort, pourquoi ne conformait-il pas sa vie tranquillement à ses certitudes nouvelles ? Puisqu’il refusait de quitter la soutane, fidèle à un amour unique et par dégoût du parjure, pourquoi ne se donnait-il pas pour besogne quelque science permise à un prêtre, l’astronomie ou l’archéologie ? Mais quelqu’un pleurait en lui, sa mère sans doute, une immense tendresse éperdue que rien n’avait assouvie encore, qui se désespérait sans fin de ne pouvoir se contenter. C’était la continuelle souffrance de sa solitude, la plaie restée vive dans la haute dignité de sa raison reconquise. Puis, un soir d’automne, par un triste ciel de pluie, le hasard le mit en relation avec un vieux prêtre, l’abbé Rose, vicaire à Sainte-Marguerite, dans le faubourg Saint-Antoine. Il alla le voir au fond du rez-de-chaussée humide qu’il occupait, rue de Charonne, trois pièces transformées en
asile, pour les petits enfants abandonnés, qu’il ra massait dans les rues voisines. Et, dès ce moment, sa vie changea, un intérêt nouveau et tout-puissant y était entré, il devint l’aide peu à peu passionné du vieux prêtre. Le chemin était long, de Neuilly à la rue de Charonne. D’abord il ne le fit que deux fois par semaine. Puis, il se dérangea tous les jours, il partait le matin pour ne rentrer que le soir. Les trois pièces ne suffisant plus, il avait loué le premier étage, il s’y était réservé une chambre où il finit par coucher souvent ; et toutes ses petites rentes passaient là, dans ce secours immédiat donné à l’enfance pauvre, et le vieux prêtre, ravi, touché aux larmes de ce jeune dévouement qui lui tombait du ciel, l’embrassait en pleurant, l’appelait l’enfant du bon Dieu. La misère, la scélérate et abominable misère, Pierre alors la connut, vécut chez elle, avec elle, pendant deux années. Cela commença par ces petits êtres qu’il ramassait sur le trottoir, que la charité des voisins lui amenait, maintenant que l’asile était connu du quartier : des garçonnets, des fillettes, des tout-petits tombés à la rue, pendant que les pères et les mères travaillaient, buvaient ou mouraient. Souvent le père avait disparu, la mère se prostituait, l’ivrognerie et la débauche étaient entrées au logis avec le chômage ; et c’était la nichée au ruisseau, les plus jeunes crevant de froid et de faim sur le pavé, les autres s’envolant pour le vice et le crime. Un soir, rue de Charonne, sous les roues d’un fardier, il avait retiré deux petits garçons, deux frères, qui ne purent même lui donner une adresse, venus ils ne savaient d’où. Un autre soir, il rentra avec une petite fille dans ses bras, un petit ange blond de trois ans à peine, trouvée sur un banc, et qui pleurait, en disant que sa maman l’avait laissée là. Et, plus tard, forcément, de ces maigres et pitoyables oiseaux culbutés du nid, il remonta aux parents, il fut amené à pénétrer de la rue dans les bouges, s’engageant chaque jour davantage dans cet enfer, finissant par en connaître toute l’épouvantable horreur, le cœur saignant, éperdu d’angoisse terrifiée et de charité vaine. Ah ! la dolente cité de la misère, l’abîme sans fon d de la déchéance et de la souffrance humaines, quels voyages effroyables il y fit, pendant ces deux années qui bouleversèrent son être ! Dans ce quartier Sainte-Marguerite, au sein même de ce faubourg Saint-Antoine si actif, si courageux à la besogne, il découvrit des maisons so rdides des ruelles entières de masures sans jour, sans air, d’une humidité de cave, où croupiss ait, où agonisait, empoisonnée, toute une population de misérables. Le long de l’escalier bra nlant, les pieds glissaient sur les ordures amassées. À chaque étage, recommençait le même dénuement, tombé à la saleté, à la promiscuité la plus basse. Des vitres manquaient, le vent faisa it rage, la pluie entrait à flots. Beaucoup couchaient sur le carreau nu, sans jamais se dévêtir. Pas de meubles, pas de linge, une vie de bête qui se contente et se soulage comme elle peut, au hasard de l’instinct et de la rencontre. Là-dedans, en tas tous les sexes, tous les âges, l’humanité revenue à l’animalité par la dépossession de l’indispensable, par une indigence telle, qu’on s’y disputait à coups de dents les miettes balayées de la table des riches. Et le pis y était cette dégradation de la créature humaine non plus le libre sauvage qui allait nu, chassant et mangeant sa proie dans les forêts primitives, mais l’homme civilisé retourné à la brute, avec toutes l es tares de sa déchéance, souillé, enlaidi, affaibli, au milieu du luxe et des raffinements d’une cité reine du monde. Pierre, dans chaque ménage, retrouvait la même histoire. Au début, il y avait eu de la jeunesse, de la gaieté, la loi du travail acceptée courageusement. Puis, la lassitude était venue : toujours travailler pour ne jamais être riche, à quoi bon ? L’homme avait bu pour le plaisir d’avoir sa part de bonheur, la femme s’était relâchée des soins du ménage, buvant elle aussi parfois, laissant les enfants pousser au hasard. Le milieu déplorable, l’ignorance et l’entassement avaient fait le reste. Plus souvent encore, le chômage était le grand coupable : il ne se contente pas de vider le tiroir aux économies, il épuise le courage, il habitue à la paresse. Pendant des semaines, les ateliers se vident, les bras deviennent mous. Impossible, dans ce Paris si enfiévré d’action, de trouver la moindre besogne à faire. Le soir, l’homme rentre en pleurant, ayant offert ses bras partout, n’ayant pas même réussi à être accepté pour balayer les rues, car l’emploi est recherché, il y faut des protections. N’est-ce pas monstrueux, sur ce pavé de la grande ville où resplendissent, où retentissent les millions, un homme qui cherche du travail pour manger, et qui ne trouve pas, et qui ne mange pas ? La femme ne mange pas, les enfants ne mangent pas. Alors, c’était la famine noire, l’abrutissement, puis la révolte, tous les liens sociaux rompus, sous cette affreuse injustice de pauvres êtres que leur faiblesse condamnait à la mort. Et le vieil ouvrier, celui dont cinquante années de dur labeur avaient usé les membres, sans qu’il pût mettre un sou de côté, sur quel
grabat d’agonie tombait-il pour mourir, au fond de quelle soupente ? Fallait-il donc l’achever d’un coup de marteau, comme une bête de somme fourbue, le jour où, ne travaillant plus, il ne mangeait plus ? Presque tous allaient mourir à l’hô pital. D’autres disparaissaient, ignorés, emportés dans le flot boueux de la rue. Un matin, au fond d’une hutte infâme, sur de la paille pourrie, Pierre en découvrit un, mort de faim, oubl ié là depuis une semaine, et dont les rats avaient dévoré le visage. Mais ce fut un soir du dernier hiver que sa pitié d éborda. L’hiver, les souffrances des misérables deviennent atroces, dans les taudis sans feu, où la neige entre par les fentes. La Seine charrie, le sol est couvert de glace, toutes sortes d’industries sont forcées de chômer. Dans les cités des chiffonniers, réduits au repos des bandes de gamins s’en vont pieds nus, vêtus à peine, affamés et toussant, emportés par de brusques rafal es de phtisie. Il trouvait des familles, des femmes avec des cinq et six enfants, blottis en tas pour se tenir chaud, et qui n’avaient pas mangé depuis trois jours. Et ce fut le soir terrible, lor sque, le premier, il pénétra, au fond d’une allée sombre, dans la chambre d’épouvante, où une mère venait de se suicider avec ses cinq petits, de désespoir et de faim, un drame de la misère dont to ut Paris allait frissonner pendant quelques heures. Plus un meuble, plus un linge, tout avait dû être vendu, pièce à pièce, chez le brocanteur voisin. Rien que le fourneau de charbon fumant enco re. Sur une paillasse à moitié vide, la mère était tombée en allaitant son dernier-né un nourrisson de trois mois ; et une goutte de sang perlait au bout du sein, vers lequel se tendaient les lèvres avides du petit mort. Les deux fillettes, trois ans et cinq ans, deux blondines jolies, dormaient aussi là leur éternel sommeil, côte à côte ; tandis que des deux garçons, plus âgés, l’un s’était anéanti, la tête entre les mains, accroupi contre le mur, pendant que l’autre avait agonisé par terre, en se débattant, comme s’il s’était traîné sur les genoux, pour ouvrir la fenêtre. Des voisins accouru s racontaient la banale, l’affreuse histoire : une lente ruine, le père ne trouvant pas de travail, glissant à la boisson peut-être, le propriétaire las d’attendre, menaçant le ménage d’expulsion, et la mère perdant la tête, voulant mourir, décidant sa nichée à mourir avec elle, pendant que son homme, sorti depuis le matin, battait vainement le pavé. Comme le commissaire arrivait pour les constatations, ce misérable rentra ; et, quand il eut vu, quand il eut compris, il s’abattit ainsi qu’un bœuf assommé, il se mit à hurler d’une plainte incessante, un tel cri de mort, que toute la rue terrifiée en pleurait. Ce cri horrible de race condamnée qui s’achève dans l’abandon et dans la faim, Pierre l’avait emporté au fond de ses oreilles, au fond de son cœur ; et il ne put manger, il ne put s’endormir, ce soir-là. Était-ce possible, une abomination pareille, un dénuement si complet, la misère noire aboutissant à la mort, au milieu de ce grand Paris regorgeant de richesses, ivre de jouissances, jetant pour le plaisir les millions à la rue ? Quoi ! d’un côté de si grosses fortunes, tant d’inutiles caprices satisfaits, des vies comblées de tous les bonheurs ! de l’autre, une pauvreté acharnée, pas même du pain, aucune espérance, les mères se tuant avec leurs nourrissons, auxquels elles n’avaient plus à donner que le sang de leurs mamelles taries ! Et une révolte le souleva, il eut un instant conscience de l’inutilité dérisoire de la charité. À quoi bon faire ce qu’il faisait, ramasser les petits, porter des secours aux parents, prolonger les souffrances des vieux ? L’édifice social était pourri à la base, tout allait crouler dans la boue et dans le sang. Seul, un grand acte de justice pouvait balayer l’ancien monde, pour reconstruire l e nouveau. Et, à cette minute, il sentit si nettement la cassure irréparable, le mal sans remède, le chancre de la misère sûrement mortel, qu’il comprit les violents, prêt lui-même à accepter l’ouragan dévastateur et purificateur, la terre régénérée par le fer et le feu, comme autrefois, lo rsque le Dieu terrible envoyait l’incendie pour assainir les villes maudites. Mais l’abbé Rose, ce soir-là, en l’entendant sangloter, monta le gronder paternellement. C’était un saint, d’une douceur et d’un espoir infinis. Désespérer, grand Dieu ! quand l’Évangile était là ! Est-ce que la divine maxime : « Aimez-vous les uns les autres », ne suffisait pas au salut du monde ? Il avait l’horreur de la violence, et il disait que, si grand que fût le mal, on en viendrait tout de même bien vite à bout, le jour où l’on reto urnerait en arrière, à l’époque d’humilité, de simplicité et de pureté, lorsque les chrétiens viva ient en frères innocents. Quelle délicieuse peinture il faisait de la société évangélique, dont il évoquait le renouveau avec une gaieté tranquille, comme si elle devait se réaliser le lendemain ! Et Pierre finit par sourire, par se plaire à ce beau conte consolateur, dans son besoin d’échapper au cauchemar affreux de la journée. Ils causèrent très tard, ils reprirent les jours suivants ce sujet de conversation que le vieux prêtre
chérissait, abondant toujours en nouveaux détails, parlant du règne prochain de l’amour et de la justice, avec la conviction touchante d’un brave ho mme qui était certain de ne pas mourir sans avoir vu Dieu sur la terre. Alors, chez Pierre, une évolution nouvelle se fit. La pratique de la charité, dans ce quartier pauvre, l’avait amené à un attendrissement immense : son cœur défaillait, éperdu, meurtri de cette misère qu’il désespérait de jamais guérir. Et, sous ce réveil du sentiment, il sentait parfois céder sa raison, il retournait à son enfance, à ce besoin d’universelle tendresse que sa mère avait mis en lui, imaginant des soulagements chimériques, attendant une aide des puissances inconnues. Puis, sa crainte, sa haine de la brutalité des faits, acheva de le jeter au désir croissant du salut par l’amour. Il était grand temps de conjurer l’effroyable catastrophe inévitable, la guerre fratricide des classes qui emporterait le vieux monde, condamné à disparaître sous l’amas de ses crimes. Dans la conviction où il était que l’injustice se t rouvait à son comble, que l’heure vengeresse allait sonner où les pauvres forceraient les riches au partage, il se plut dès lors à rêver une solution pacifique le baiser de paix entre tous les hommes, le retour à la morale pure de l’Évangile, telle que Jésus l’avait prêchée. D’abord, des doutes le torturèrent : était-ce possible, ce rajeunissement de l’antique catholicisme, allait -on pouvoir le ramener à la jeunesse, à la candeur du christianisme primitif ? Il s’était mis à l’étude, lisant, questionnant, se passionnant de plus en plus pour cette grosse question du socialis me catholique, qui justement menait grand bruit depuis quelques années ; et, dans son amour frissonnant des misérables, préparé comme il l’était au miracle de la fraternité, il perdait peu à peu les scrupules de son intelligence, il se persuadait que le Christ, une seconde fois devait venir racheter l’humanité souffrante. Enfin, cela se formula nettement dans son esprit, en cette certitude que le catholicisme épuré, ramené à ses origines, pouvait être l’unique pacte, la loi suprême qui sauverait la société actuelle, en conjurant la crise sanglante dont elle était menacée. Deux années auparavant lorsqu’il avait quitté Lourdes, révolté par toute cette basse idolâtrie, la foi mor te à jamais et l’âme inquiète pourtant devant l’éternel besoin du divin qui tourmente la créature, un cri était monté en lui, du plus profond de son être : une religion nouvelle, une religion nouvelle ! Et, aujourd’hui, c’était cette religion nouvelle, ou plutôt cette religion renouvelée, qu’il croyait avoir découverte, dans un but de salut social, utilisant pour le bonheur humain la seule autorité morale debout, la lointaine organisation du plus admirable outil qu’on ait jamais forgé pour le gouvernement des peuples. Durant cette période de lente formation que Pierre traversa, deux hommes, en dehors de l’abbé Rose, eurent une grande influence sur lui. Une bonne œuvre l’avait mis en rapport avec Mgr Bergerot, un évêque, dont le pape venait de faire u n cardinal, en récompense de toute une vie d’admirable charité, malgré la sourde opposition de son entourage qui flairait chez le prélat français un esprit libre, gouvernant en père son di ocèse ; et Pierre s’enflamma davantage au contact de cet apôtre, de ce pasteur d’âmes, un de ces chefs simples et bons, tels qu’il les souhaitait à la communauté future. Mais la rencontre qu’il fit du vicomte Philibert de la Choue, dans des associations catholiques d’ouvriers, fut encore plus décisive pour son apostolat. Le vicomte, un bel homme, d’allure militaire, à la face longue et noble, gâtée par un nez cassé et trop petit, ce qui semblait indiquer l’échec final d’une nature mal d’aplomb, était un des agitateurs les plus actifs du socialisme catholique française. Il possédait de grands domaines, une grande fortune, bien qu’on racontât que des entreprises agricoles malheureuses lui en avaient emporté déjà près de la moitié. Dans son département, il s’était efforcé d’installer des fermes modèles, où il avait appliqué ses idées en matière de socialisme chrétien, et il ne semblait guère, non plus, que le succès l’encourageât. Seulement, cela lui avait servi à se faire nommer député, et il parlait à la Chambre, il y exposait le programme du parti, en lo ngs discours retentissants. D’ailleurs, d’une ardeur infatigable, il conduisait des pèlerinages à Rome, il présidait des réunions, faisait des conférences, se donnait surtout au peuple, dont la conquête, disait-il dans l’intimité, pouvait seule assurer le triomphe de l’Église. Et il eut de la sorte une action considérable sur Pierre, qui admirait naïvement en lui les qualités dont il se sentait dépourvu, un esprit d’organisation, une volonté militante un peu brouillonne, tout entière appliquée à recréer en France la société chrétienne. Le jeune prêtre apprit beaucoup dans sa fréquentation, mais il resta quand même le sentimental, le rêveur dont l’envolée, dédaigneuse des nécessités politiques, allait droit à la cité future du bonheur universel ; tandis que le vicomte avait la prétention d’achever la ruine de l’idée libérale de 1789, en utilisant pour le retour au passé, la désillusion et la colère de la démocratie.
Pierre passa des mois enchantés. Jamais néophyte n’avait vécu si absolument pour le bonheur des autres. Il fut tout amour, il brûla de la passi on de son apostolat. Ce peuple misérable qu’il visitait, ces hommes sans travail, ces mères, ces enfants sans pain, le jetaient à la certitude de plus en plus grande qu’une nouvelle religion devait naît re, pour faire cesser une injustice dont le monde révolté allait violemment mourir ; et cette i ntervention du divin, cette renaissance du christianisme primitif, il était résolu à y travailler, à la hâter de toutes les forces de son être. Sa foi catholique restait morte, il ne croyait toujours pas aux dogmes, aux mystères, aux miracles. Mais un espoir lui suffisait, celui que l’Église pû t encore faire du bien, en prenant en main l’irrésistible mouvement démocratique moderne, afin d’éviter aux nations la catastrophe sociale menaçante. Son âme s’était calmée, depuis qu’il se donnait cette mission, de remettre l’Évangile au cœur du peuple affamé et grondant des faubourgs. Il agissait, il souffrait moins de l’affreux néant qu’il avait rapporté de Lourdes ; et, comme i l ne s’interrogeait plus, l’angoisse de l’incertitude ne le dévorait plus. C’était avec la sérénité d’un simple devoir accompli qu’il continuait à dire sa messe. Même il finissait par penser que le mystère qu’il célébrait ainsi, que tous les mystères et tous les dogmes n’étaient en somme que des symboles, des rites nécessaires à l’enfance de l’humanité, et dont on se débarrassera it plus tard, lorsque l’humanité grandie, épurée, instruite, pourrait supporter l’éclat de la vérité nue. Et Pierre, dans son zèle d’être utile, dans sa pass ion de crier tout haut sa croyance, s’était trouvé un matin à sa table, écrivant un livre. Cela était venu naturellement, ce livre sortait de lui comme un appel de son cœur, en dehors de toute idée littéraire. Le titre, une nuit qu’il ne dormait pas, avait brusquement flamboyé, dans les ténèbres :La Rome nouvelle. Et cela disait tout, car n’était-ce pas de Rome, l’éternelle et la sainte, que devait partir le rachat des peuples ? L’unique autorité existante se trouvait là, le rajeunissement ne pouvait naître que de la terre sacrée où avait poussé le vieux chêne catholique. En deux mois, il écrivit ce livre, qu’il préparait depuis un an sans en avoir conscience, par ses études sur le socialisme contemporain. C’était en lui comme un bouillonnement de poète, il lui semblait parfois rêver ces pages, tandis qu’une voix intérieure et lointaine les lui dictait. Souvent, lorsqu’il lisai t au vicomte Philibert de la Choue les lignes écrites la veille, celui-ci les approuvait vivement, au point de vue de la propagande, en disant que le peuple avait besoin d’être ému pour être entraîné, et qu’il aurait fallu aussi composer des chansons pieuses, amusantes pourtant, qu’on aurait chantées dans les ateliers. Quant à Mgr Bergerot, sans examiner le livre au point de vue du dogme, il fut touché profondément du souffle ardent de charité qui sortait de chaque page, il co mmit même l’imprudence d’écrire une lettre approbative à l’auteur, en l’autorisant à la mettre comme préface en tête de l’œuvre. Et c’était cette œuvre publiée en juin, que la congrégation de l’Index allait frapper d’interdiction, c’était pour la défense de cette œuvre que le jeune prêtre venait d’accourir à Rome, plein de surprise et d’enthousiasme, tout enflammé du désir de faire triompher sa foi, résolu à plaider sa cause lui-même devant le Saint-Père, dont il était convaincu d’avoir exprimé simplement les idées. Pendant que Pierre revivait ainsi ses trois années dernières, il n’avait pas bougé, debout contre le parapet, devant cette Rome tant rêvée et tant souhaitée. Derrière lui, des arrivées et des départs brusques de voitures se succédaient, les maigres Anglais et les Allemands lourds défilaient, après avoir donné à l’horizon classique les cinq minutes marquées dans le guide ; tandis que le cocher et le cheval de son fiacre attendaient complaisamment, la tête basse sous le grand soleil, qui chauffait la valise restée seule sur la banquette. Et lui semblait s’être aminci encore, dans sa soutane noire, comme élancé, immobile et fin, tout entier au spectacle sublime. Il avait maigri après Lourdes, son visage s’était fondu. Depuis que sa mère l’emportait de nouveau, le grand front droit, la tour intellectuelle qu’il devait à son père, semblait décroître, pendant que la bouche de bonté, un peu forte, le menton délicat, d’une infinie tendresse, dominaient, disaient son âme, qui brûlait aussi dans la flamme charitable des yeux. Ah ! de quels yeux tendres et ardents il la regardait, la Rome de son livre,La Rome Nouvelle dont il avait fait le rêve ! Si, d’abord, l’ensemble l’avait saisi, dans la douceur un peu voilée de l’admirable matinée, il distinguait maintenant des détails, il s’arrêtait à des monuments. Et c’était avec une joie enfantine qu’il les reconnaissait tou s, pour les avoir longtemps étudiés sur des plans et dans des collections de photographies. Là, sous ses pieds, le Transtévère s’étendait, au bas du Janicule, avec le chaos de ses vieilles maisons rougeâtres, dont les tuiles mangées de soleil cachaient le cours du Tibre. Il restait un peu surpris de l’aspect plat de la ville, regardée ainsi du
haut de cette terrasse, comme nivelée par cette vue à vol d’oiseau, à peine bossuée des sept fameuses collines, une houle presque insensible au milieu de la mer élargie des façades. Là-bas, à droite, se détachant en violet sombre sur les lointains bleuâtres des monts Albains, c’était bien l’Aventin avec ses trois églises à demi cachées parmi des feuillages, et c’était aussi le Palatin découronné, qu’une ligne de cyprès bordait d’une frange noire. Le Caelius, derrière, se perdait, ne montrait que les arbres de la villa Mattei, pâlis dans la poussière d’or du soleil. Seuls, le mince clocher et les deux petits dômes de Sainte-Marie-Majeure indiquaient le sommet de l’Esquilin, en face et très loin, à l’autre bout de la ville ; tandis que, sur les hauteurs du Viminal, il n’apercevait, noyée de lumière, qu’une confusion de blocs blanchâtres, striés de petites raies brunes, sans doute des constructions récentes, pareilles à une carrière de pierres abandonnée. Longtemps il chercha le Capitole, sans pouvoir le découvrir. Il dut s’orienter, il finit par se convaincre qu’il en voyait bien le campanile, en avant de Sainte-Marie-Majeure, là-bas, cette tour carrée...
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