Monsieur Lecoq
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Description

"Le premier dimanche du mois d’août 1815, à dix heures précises, – comme tous les dimanches, – le sacristain de la paroisse de Sairmeuse sonna les "trois coups", qui annoncent aux fidèles que le prêtre monte à l’autel pour la grand-messe.


L’église était plus d’à moitié pleine, et de tous côtés arrivaient en se hâtant des groupes de paysans et de paysannes.


Les femmes étaient en grande toilette, avec leurs fichus de cou bien tirés à quatre épingles, leurs jupes à larges rayures et leurs grandes coiffes blanches. Seulement, économes autant que coquettes, elles allaient les pieds nus, tenant à la main leurs souliers, que respectueusement elles chaussaient avant d’entrer dans la maison de Dieu.


Les hommes, eux, n’entraient guère.


Presque tous restaient à causer, assis sous le porche ou debout sur la place de l’église, à l’ombre des ormes séculaires.


Telle est la mode au hameau de Sairmeuse.


Les deux heures que les femmes consacrent à la prière, les hommes les emploient à se communiquer les nouvelles, à discuter l’apparence ou le rendement des récoltes, enfin à ébaucher des marchés qui se terminent le verre à la main dans la grande salle de l’auberge du Bœuf couronné.


Pour les cultivateurs, à une lieue à la ronde, la messe du dimanche n’est guère qu’un prétexte de réunion, une sorte de bourse hebdomadaire.


Tous les curés qui se sont succédé à Sairmeuse, ont essayé de dissoudre ou du moins de transporter sur un autre point cette "foire scandaleuse" ; leurs efforts se sont brisés contre l’obstination campagnarde."



Suite à "l'enquête" (première partie), nous faisons un saut dans le passé des protagonistes et des antagonistes afin de comprendre le pourquoi de cette étrange affaire...

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EAN13 9782374634487
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0019€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Monsieur Lecoq II L'honneur du nom
Émile Gaboriau
Août 2019 Stéphane le Mat La Gibecière à Mots
ISBN : 978-2-37463-448-7
Couverture : pastel de STEPH' lagibeciereamots@sfr.fr N° 449
SECONDE PARTIE
L’HONNEUR DU NOM
I
Le premier dimanche du mois d’août 1815, à dix heures précises, – comme tous les dimanches, – le sacristain de la paroisse de Sairmeuse sonna les « trois coups », qui annoncent aux fidèles que le prêtre monte à l’autel pour la grand-messe. L’église était plus d’à moitié pleine, et de tous côtés arrivaient en se hâtant des groupes de paysans et de paysannes. Les femmes étaient en grande toilette, avec leurs fichus de cou bien tirés à quatre épingles, leurs jupes à larges rayures et leurs grandes coiffes blanches. Seulement, économes autant que coquettes, elles allaient les pieds nus, tenant à la main leurs souliers, que respectueusement elles chaussaient avant d’entrer dans la maison de Dieu. Les hommes, eux, n’entraient guère. Presque tous restaient à causer, assis sous le porc he ou debout sur la place de l’église, à l’ombre des ormes séculaires. Telle est la mode au hameau de Sairmeuse. Les deux heures que les femmes consacrent à la priè re, les hommes les emploient à se communiquer les nouvelles, à discuter l’apparence ou le rendement des récoltes, enfin à ébaucher des marchés qui se terminent le verre à la main dan s la grande salle de l’auberge duBœuf couronné. Pour les cultivateurs, à une lieue à la ronde, la messe du dimanche n’est guère qu’un prétexte de réunion, une sorte de bourse hebdomadaire. Tous les curés qui se sont succédé à Sairmeuse, ont essayé de dissoudre ou du moins de transporter sur un autre point cette « foire scandaleuse » ; leurs efforts se sont brisés contre l’obstination campagnarde. Ils n’ont obtenu qu’une concession : au moment où sonne l’élévation, les voix se taisent, les fronts se découvrent, et nombre de paysans même plient le genou en se signant. C’est l’affaire d’une minute, et les conversations aussitôt reprennent de plus belle. Mais ce dimanche d’août, la place n’avait pas son animation accoutumée. Nul bruit ne s’élevait des groupes, pas un juron, pas un rire. L’âpre intérêt faisait trêve. On n’eût pas surpris entre vendeurs et acheteurs une s eule de ces interminables discussions campagnardes, que ponctuent toutes sortes de serments, des « ma foi de Dieu ! » des « que le diable me brûle ! » On ne causait pas, on chuchotait. Une morne tristesse se lisait sur les visages, la circonspection pinçait les lèvres, les bouches mystérieusement s’approchaient des oreilles, l’inquiétude était dans tous les yeux. On sentait un malheur dans l’air. C’est qu’il n’y avait pas encore un mois que Louis avait été, pour la seconde fois, installé aux Tuileries par la coalition triomphante. La terre n’avait pas eu le temps de boire les flots de sang répandus à Waterloo ; douze cent mille soldats étrangers foulaient le sol de la patrie ; le général prussien Muffling était gouverneur de Paris. Et les gens de Sairmeuse s’indignaient et tremblaient.
Ce roi, que ramenaient les alliés, ne les épouvantait guère moins que les alliés eux-mêmes. Dans leur pensée, ce grand nom de Bourbon qu’il portait ne pouvait signifier que dîme, droits féodaux, corvées, oppression de la noblesse... Il signifiait surtout ruine, car il n’était pas un d’entre eux qui n’eût acquis quelque lopin des biens nationaux, et on assurait que toutes les terres allaient être rendues aux anciens propriétaires émigrés. Aussi, est-ce avec une curiosité fiévreuse qu’on entourait et qu’on écoutait un tout jeune homme, revenu de l’armée depuis deux jours. Il racontait, avec des larmes de rage dans les yeux, les hontes et les misères de l’invasion. Il disait le pillage de Versailles, les exactions d’Orléans, et aussi comment d’impitoyables réquisitions dépouillaient de tout les pauvres gens des campagnes. – Et ils ne s’en iront pas, répétait-il, ces étrangers maudits auxquels nous ont livrés des traîtres, ils ne s’en iront pas tant qu’ils sentiront en France un écu et une bouteille de vin !... Il disait cela, et de son poing crispé il menaçait le drapeau arboré au haut du clocher, un drapeau blanc qui cliquetait à la brise. Sa généreuse colère gagnait ses auditeurs, et l’attention qu’on lui accordait n’était pas près de se lasser, quand il fut interrompu par le galop d’u n cheval sonnant sur le pavé de l’unique rue de Sairmeuse. Un frisson agita les groupes. La même crainte serrait tous les cœurs. Qui disait que ce cavalier ne serait pas quelque officier Anglais ou Prussien ?... Il annoncerait l’arrivée de son régiment et exigerait impérieusement de l’argent, des vêtements et des vivres pour ses soldats... Mais l’anxiété dura peu. Le cavalier qui apparut au bout de la place, était un homme du pays, vêtu d’une méchante blouse de toile bleue. Il bâtonnait à tour de bras un petit bidet maigre et nerveux, qui, tout couvert d’écume, faisait encore feu des quatre fers. – Eh !... c’est le père Chupin !... murmura un des paysans avec un soupir de soulagement. – Même, observa un autre, il paraît terriblement pressé. – C’est que sans doute le vieux coquin a volé quelque part le cheval qu’il monte. Cette dernière réflexion disait la réputation de l’homme. Le père Chupin, en effet, était un de ces terribles pillards qui sont l’effroi et le fléau des campagnes. Il s’intitulait journalier, mais la vérité est qu’il avait le travail en horreur et passait toutes ses journées au cabaret. La maraude seule le faisait vivre ainsi que sa femme et ses fils, deux redoutables garnements qui avaient trouvé le secret d’échapper à toutes les conscriptions. Il ne se consommait rien dans cette famille qui ne fût volé. Blé, vin, bois, fruits, tout était pris sur la propriété d’autrui. La chasse et la pèche partout, en tout temps, avec des engins prohibés, fournissaient l’argent comptant. Tout le monde savait cela, à Sairmeuse, et cependant, lorsque, de temps à autre, le père Chupin était poursuivi, il ne se trouvait jamais de témoins pour déposer contre lui. – C’est un mauvais homme, disait-on, et s’il en vou lait à quelqu’un, il serait bien capable de l’attendre au coin d’un bois pour tirer dessus comme sur un lapin. Le vieux braconnier, cependant, venait de s’arrêter devant l’auberge duBœuf couronné. Il sauta lestement à terre, chassa son cheval vers les écuries et s’avança sur la place. C’était un grand vieux, d’une cinquantaine d’années, maigre et noueux comme un cep de vigne. Rien, au premier abord, ne révélait le coquin. Il avait l’air humble et doux. Mais la mobilité de ses yeux, l’expression de sa bouche à lèvres minces, trahissaient une astuce diabolique et la plus froide méchanceté. À tout autre moment, on eût évité ce personnage redouté et méprisé, mais les circonstances
étaient graves, on alla au-devant de lui. – Eh bien, père Chupin ! lui cria-t-on dès qu’il fu t à portée de la voix, d’où nous arrivez-vous donc comme cela ? – De la ville. La ville, pour les habitants de Sairmeuse et des environs, c’est le chef-lieu de l’arrondissement, Montaignac, une charmante sous-préfecture de huit mille âmes, distante de quatre lieues. – Et c’est à Montaignac que vous avez acheté le che val que vous rossiez si bien tout à l’heure ?... – Je ne l’ai pas acheté, on me l’a prêté. L’assertion du maraudeur était si singulière que ses auditeurs ne purent s’empêcher de sourire. Lui ne parut pas s’en apercevoir. – On me l’a prêté, poursuivit-il, pour apporter plus vite ici une fameuse nouvelle. La peur reprit tous les paysans. – L’ennemi est-il à la ville ? demandaient vivement les plus effrayés. – Oui, mais pas celui que vous croyez. L’ennemi dont je vous parle est l’ancien seigneur d’ici, le duc de Sairmeuse. – Ah ! mon Dieu ! on le disait mort. – On se trompait. – Vous l’avez vu ? – Non, mais un autre l’a vu pour moi, et lui a parlé. Et cet autre est M. Laugeron, le maître de l’Hôtel de France, de Montaignac. Je passais devant chez lui, ce matin, il m’appelle : « Vieux, me demanda-t-il, veux-tu me rendre un service ? » N aturellement je réponds : « Oui. » Alors il me met un écu de six livres dans la main, en me disant : « Eh bien ! on va te seller un cheval, tu galoperas jusqu’à Sairmeuse, et tu diras à mon ami Lacheneur que le duc de Sairmeuse est arrivé ici cette nuit, en chaise de poste, avec son fils, M. Martial, et deux domestiques. » Au milieu de tous ces paysans qui l’écoutaient, la joue pâle et les dents serrées, le père Chupin gardait la mine contrite d’un messager de malheur. Mais, à le bien examiner, on eût surpris sur ses lèvres un ironique sourire, et dans ses yeux les pétillements d’une joie méchante. La vérité est qu’il jubilait. Ce moment le vengeait de toutes ses bassesses et de tous les mépris endurés. Quelle revanche ! Et si les paroles tombaient comme à regret de sa bo uche, c’est qu’il cherchait à prolonger son plaisir en faisant durer le supplice de ses auditeurs. Mais un jeune et robuste gars, à physionomie intell igente, qui l’avait peut-être pénétré, l’interrompit brusquement. – Que nous importe, s’écria-t-il, la présence du du c de Sairmeuse à Montaignac !... Qu’il reste à l’Hôtel de Francetant qu’il s’y trouvera bien, nous n’irons pas l’y chercher. – Non !... nous n’irons pas l’y quérir, approuvèrent les paysans. Le vieux maraudeur hocha la tête d’un air d’hypocrite pitié. – C’est une peine que monsieur le duc ne vous donnera pas, dit-il ; avant deux heures il sera ici. – Comment le savez-vous ? – Je le sais par M. Laugeron, qui m’a dit, lorsque j’ai enfourché son bidet : « Surtout, vieux, explique bien à mon ami Lacheneur que le duc a comm andé pour onze heures les chevaux de poste qui doivent le conduire à Sairmeuse. » D’un commun mouvement tous les paysans qui avaient une montre la consultèrent. – Et que vient-il chercher ici ? demanda le jeune métayer. – Pardienne !... il ne me l’a pas dit, répondit le maraudeur ; mais il n’y a pas besoin d’être malin pour le deviner. Il vient visiter ses anciens domaines et les reprendre à ceux qui les ont achetés. À
toi, Rousselet, il réclamera les prés de l’Oiselle qui donnent toujours deux coupes ; à vous, père Gauchais, les pièces de terre de la Croix-Brûlée ; à vous, Chanlouineau les vignes de la Borderie... Chanlouineau, c’était ce beau gars qui deux fois déjà avait interrompu le père Chupin. – Nous réclamer la Borderie !... s’écria-t-il avec une violence inouïe, qu’il s’en avise... et nous verrons. C’était un terrain maudit, quand mon père l’a acheté, il n’y poussait que des ajoncs et une chèvre n’y eût pas trouvé sa pâture... Nous l’avons épierré pierre à pierre, nous avons usé nos ongles à gratter le gravier, nous l’avons engraissé de notre sueur, et on nous le reprendrait !... Ah !... on me tirerait avant ma dernière goutte de sang. – Je ne dis pas, mais... – Mais quoi ?... Est-ce notre faute à nous, si les nobles se sont sauvés à l’étranger ? Nous n’avons pas volé leurs biens, n’est-ce pas ? La nation les a mis en vente, nous les avons achetés et payés, nos actes sont en règle, la loi est pour nous. – C’est vrai. Mais M. de Sairmeuse est le grand ami du roi... Personne alors, sur la place de l’église, ne s’occu pait de ce jeune soldat dont la voix, l’instant d’avant, faisait vibrer les plus nobles sentiments. La France envahie, l’ennemi menaçant, tout était ou blié. Le tout-puissant instinct de la propriété avait parlé. – M’est avis, reprit Chanlouineau, que nous ferions bien d’aller consulter M. le baron d’Escorval. – Oui, oui !... s’écrièrent les paysans, allons ! Ils se mettaient en route, quand un homme du village même, qui lisait quelquefois les gazettes, les arrêta. – Prenez garde à ce que vous allez faire, prononça-t-il. Ne savez-vous donc pas que depuis le retour des Bourbons, M. d’Escorval n’est plus rien ?... Fouché l’a couché sur ses listes de proscription, il est ici en exil et la police le surveille. À cette seule objection, tout l’enthousiasme tomba. – C’est pourtant vrai, murmurèrent plusieurs vieux, une visite à M. d’Escorval nous ferait, peut-être, bien du tort... Et d’ailleurs, quel conseil nous donnerait-il ? Seul Chanlouineau avait oublié toute prudence. – Qu’importe !... s’écria-t-il. Si M. d’Escorval n’ a pas de conseil à nous donner, il peut toujours se mettre à notre tête et nous apprendre comment on résiste et comment on se défend. Depuis un moment, le père Chupin étudiait d’un œil impassible ce grand déchaînement de colères. Au fond du cœur, il ressentait quelque cho se de la monstrueuse satisfaction de l’incendiaire à la vue des flammes qu’il a allumées. Peut-être avait-il déjà le pressentiment du rôle ignoble qu’il devait jouer quelques mois plus tard. Mais, pour l’instant, satisfait de l’épreuve, il se posa en modérateur. – Attendez donc, pour crier, qu’on vous écorche, prononça-t-il d’un ton ironique. Ne voyez-vous pas que j’ai tout mis au pis. Qui vous dit que le duc de Sairmeuse s’inquiétera de vous ? Qu’avez-vous de ses anciens domaines, entre vous to us ? Presque rien. Quelques landes, des pâtures et le coteau de la Borderie... Tout cela au trefois ne rapportait pas cinq cents pistoles par an... – Ça, c’est vrai, approuva Chanlouineau, et si le revenu que vous dites a quadruplé, c’est que ces terres sont entre les mains de plus de quarante propriétaires qui les cultivent eux-mêmes. – Raison de plus pour que le duc n’en souffle mot ; il ne voudra pas se mettre tout le pays à dos. Dans mon idée, il ne s’en prendra qu’à un seul des possesseurs de ses biens, à notre ancien maire, à M. Lacheneur, enfin. Ah ! il connaissait bien le féroce égoïsme de ses compatriotes, le vieux misérable. Il savait de
quel cœur et avec quel ensemble on accepterait une victime expiatoire dont le sacrifice serait le salut de tous. – Il est de fait, objecta un vieux, que M. Lacheneu r possède presque tout le domaine de Sairmeuse. – Dites tout, allez, pendant que vous y êtes, reprit le père Chupin. Où demeure M. Lacheneur ? Dans ce beau château de Sairmeuse dont nous voyons d’ici les girouettes à travers les arbres. Il chasse dans les bois des ducs de Sairmeuse, il pêche dans leurs étangs, il se fait traîner par des chevaux qui leur ont appartenu, dans des voitures o ù on retrouverait leurs armes si on grattait la peinture. « Il y a vingt ans, Lacheneur était un pauvre diabl e comme moi, maintenant c’est un gros monsieur à cinquante mille livres de rente. Il port e des redingotes de drap fin, et des bottes à retroussis comme le baron d’Escorval. Il ne travaille plus, il fait travailler les autres, et quand il passe, il faut le saluer jusqu’à terre. Pour un moineau tué « sur ses terres », comme il dit, il vous enverrait un homme au bagne. Ah ! il a eu de la chance. L’Empereur l’avait nommé maire. Les Bourbons l’ont destitué, mais que lui importe ! En est-il moins le vrai seigneur d’ici, tout comme jadis les Sairmeuse, ses maîtres et les nôtres ? So n fils en fait-il moins ses classes à Paris, pour devenir notaire ? Quant à sa fille, Mlle Marie-Anne... – Oh !... de celle-là, pas un mot, s’écria Chanlouineau... Si elle était la maîtresse, il n’y aurait plus un pauvre dans le pays, et même on abuse de sa bonté... demandez plutôt à votre femme, père Chupin. Sans s’en douter, le malheureux jeune homme venait de jouer sa tête. Cependant, le vieux maraudeur dévora cet affront qu’il ne devait pas oublier, et c’est de l’air le plus humble qu’il poursuivit : – Je ne dis pas que Mlle Marie-Anne n’est pas donnante, mais enfin il lui reste encore assez d’argent pour ses toilettes et ses falbalas... Je soutiens donc que M. Lacheneur serait encore très heureux après avoir restitué la moitié, les trois quarts même des biens qu’il a acquis on ne sait comment. Il lui en resterait encore assez pour écraser le pauvre monde. Après s’être adressé à l’égoïsme, le père Chupin s’adressait à l’envie... son succès devait être infaillible. Mais il n’eut pas le temps de poursuivre. La messe était finie, et les fidèles sortaient de l’église. Bientôt apparut sous le porche l’homme dont il avait été tant question, M. Lacheneur, donnant le bras à une toute jeune fille d’une éblouissante beauté. Le vieux maraudeur marcha droit à lui, et brusquement s’acquitta de son message. Sous ce coup, M. Lacheneur chancela. Il devint si r ouge d’abord, puis si affreusement pâle, qu’on crut qu’il allait tomber. Mais il se remit vite, et sans un mot au messager, il s’éloigna rapidement en entraînant sa fille... Quelques minutes plus tard, une vieille chaise de poste traversait le village au galop de ses quatre chevaux et s’arrêtait devant la cure. Alors on eut un singulier spectacle. Le père Chupin avait réuni sa femme et ses deux fils, et tous quatre ils entouraient la voiture en criant à pleins poumons : – Vive monsieur le duc de Sairmeuse !!!...
II
Une route en pente douce, longue de près d’une lieu e, ombragée d’un quadruple rang de vieux ormes, conduit du village au château de Sairmeuse. Rien de beau comme cette avenue, digne d’une demeur e royale, et l’étranger qui la gravit s’explique le dicton naïvement vaniteux du pays : Ne sait combien la France est belle, Qui n’a vu Sairmeuse ni l’Oiselle. L’Oiselle, c’est la petite rivière qu’on passe sur un pont en bois en sortant du village, et dont les eaux claires et rapides donnent à la vallée sa délicieuse fraîcheur. Et à chaque pas, à mesure qu’on monte, le point de vue change. C’est comme un panorama enchanteur qui se déroule lentement. À droite, on aperçoit les scieries de Féréol et les moulins de la Rèche. À gauche, pareille à un océan de verdure, frémit à la brise la forêt de Dolomieu. Ces ruines imposantes, de l’autre côté de la rivière, sont tout ce qu’il reste du manoir féodal des sires de Breulh. Cette maison de briques rouges, à arêtes de granit, à demi cachée dans un p li du coteau, appartient à M. le baron d’Escorval. Enfin, si le temps est bien clair, on distingue dans le lointain les clochers de Montaignac... C’est cette route que prit M. Lacheneur, après que le vieux Chupin lui eut appris la grande nouvelle, l’arrivée du duc de Sairmeuse... Mais que lui importaient les magnificences du paysage ! Il avait été assommé, sur la place. Et maintenant i l cheminait d’un pas lourd et chancelant ; comme ces pauvres soldats qui, blessés mortellement sur le champ de bataille, se retirent, cherchant un fossé où se coucher et mourir. Il semblait avoir perdu toute notion de soi, toute conscience des événements précédents et des circonstances extérieures... Il allait, abîmé dans ses réflexions, guidé par le seul instinct de l’habitude. À deux ou trois reprises, sa fille Marie-Anne, qui marchait à ses côtés, lui adressa la parole ; un « Ah ! laisse-moi !... » prononcé d’un ton rude, fut tout ce qu’elle en tira. Sans doute, comme il arrive toujours après un coup terrible, cet homme malheureux repassait toutes les phases de sa vie... À vingt ans, Lacheneur n’était qu’un pauvre garçon de charrue, au service de la famille de Sairmeuse. Ses ambitions étaient modestes alors. Quand il s’étendait sous un arbre à l’heure de la sieste, ses rêves étaient naïfs autant que ceux d’un enfant. – Si je pouvais amasser cent pistoles, pensait-il, je demanderais au père Barrois la main de sa fille Marthe, et il ne me la refuserait pas... Cent pistoles !... Mille livres !... somme énorme, pour lui, qui, en deux ans de travail et de privations, n’avait économisé que onze louis, qu’il tenait cachés dans une boîte de corne enfouie au fond de sa paillasse. Pourtant il ne désespérait pas... Il avait lu dans les yeux noirs de Marthe qu’elle saurait attendre. Puis, Mlle Armande de Sairmeuse, une vieille fille très riche, était sa marraine, et il songeait qu’en s’y prenant avec adresse il l’intéresserait peut-être à ses amours. C’est alors qu’éclata le terrible orage de la révolution. Aux premiers coups de tonnerre, M. le duc de Sairme use avait émigré avec M. le comte
d’Artois. Ils se réfugiaient à l’étranger comme un passant s’abrite sous une porte pour laisser passer une averse, en se disant : « Cela ne durera pas. » Cela dura, et l’année suivante la vieille demoisell e Armande, qui était restée à Sairmeuse, mourut de saisissement à la suite d’une visite des patriotes de Montaignac. Le château fut fermé, le président du district s’em para des clés au nom de la nation, et les serviteurs se dispersèrent, chacun tirant de son côté. C’est Montaignac que Lacheneur choisit pour sa résidence. Jeune, brave, bien fait de sa personne, doué d’une physionomie énergique, d’une intelligence très au-dessus de sa condition, il ne tarda pas à se faire une renommée dans les clubs. Trois mois durant, Lacheneur fut le tyran de Montaignac. À ce métier de tribun on ne s’enrichissait guère ; aussi la surprise fut-elle immense dans le pays, lorsqu’on apprit que l’ancien valet de ferme venait d’acheter le château et presque toutes les terres de ses anciens maîtres. Certes, la nation n’avait pas vendu ce domaine princier le vingtième seulement de sa valeur. Il avait été adjugé au prix de soixante-cinq mille livres. C’était pour rien. Encore, cependant, fallait-il avoir cette somme, et Lacheneur la possédait, puisqu’il l’avait versée en beaux louis d’or entre les mains du receveur du district. De ce moment, sa popularité fut perdue. Les patriotes qui avaient acclamé le pauvre valet de charrue renièrent le capitaliste. Il s’en moqua et fit bien. De retour à Sairmeuse, il put constater qu’on saluait fort bas le citoyen Lacheneur. Contre l’ordinaire, il ne fit pas fi de ses espérances passées au moment où elles devenaient réalisables. Il épousa Marthe Barrois, et laissant la patrie se sauver sans lui, il se remit à la culture... On l’observait attentivement ; en ces premiers temps, les paysans crurent remarquer qu’il était tout étourdi du brusque changement de sa situation. Il ne semblait pas jouir en maître de ses propriétés. Ses allures avaient quelque chose de si gêné et de si inquiet, qu’on eût dit, à le voir, un domestique tremblant d’être surpris. Il avait laissé le château fermé et s’était installé avec sa jeune femme dans l’ancien logis du garde-chasse, à l’entrée du parc. Il visitait les anciens fermiers de Sairmeuse, il les surveillait, mais il ne réclamait pas le prix des fermages. Cependant, peu à peu, avec l’habitude de la possession, l’assurance lui vint. Le Consulat avait succédé au Directoire, l’Empire remplaça le Consulat. Le citoyen devint M. Lacheneur gros comme le bras. Nommé maire de la commune deux ans plus tard, il qu itta la maison du garde-chasse et s’installa définitivement au château. L’ancien valet de ferme coucha dans le lit à estrade des ducs de Sairmeuse, il mangea dans la vaisselle plate timbrée à leurs armes, il reçut dans un magnifique salon les gens qui venaient le voir de Montaignac. La prise de possession était complète. Pour ceux qui l’avaient connu autrefois, M. Lacheneur était devenu méconnaissable. Il avait su se maintenir à la hauteur de ses prospérités. Rougissant de son ignorance, il avait eu le courage, prodigieux à son âge, d’acquérir l’instruction qui lui manquait. Alors, tout lui réussissait, à ce point que ce bonheur était devenu proverbial. Il suffisait qu’il se mêlât d’une entreprise pour qu’elle tournât à bien. Sa femme lui avait donné deux beaux enfants, un fils et une fille. Le domaine, administré avec une sagesse et une habi leté que n’avaient pas les anciens propriétaires, rapportait bon an mal an soixante mille livres en sacs. Beaucoup, à la place de M. Lacheneur, eussent été éblouis. Il sut, lui, garder son sang-froid.
En dépit du luxe princier qui l’entourait, sa vie r esta simple et frugale. Il n’eut jamais de domestique pour son service personnel. Ses revenus, très considérables à cette époque, il les consacrait presque entièrement à améliorer ses terres ou à en acquérir de nouvelles. Et cependant il n’était pas avare. Dès qu’il s’agissait de sa femme ou de ses enfants, il ne comptait plus. Son fils, Jean, était élevé à Paris, il voulait qu’il pût prétendre à tout. Ne pouvant se résoudre à se séparer de sa fille, il lui avait donné une institutrice. Parfois, ses amis l’accusaient d’une ambition démesurée pour ses enfants, mais alors il hochait tristement la tête et répondait : – Que ne puis-je seulement leur assurer une modeste existence !... Compter sur l’avenir, quelle folie !... Qui eût prévu, il y a trente ans, que la famille de Sairmeuse serait dépossédée... Avec de telles idées, il devait être un bon maître ; il le fut, mais on ne lui en tint nul compte. Ses anciens camarades ne pouvaient lui pardonner sa prestigieuse élévation. Il était rare qu’on parlât de lui sans souhaiter sa ruine à mots couverts. Hélas !... les mauvais jours arrivèrent. Vers la fin de 1812, il perdit sa femme, et les désastres de 1813 lui enlevèrent toute sa fortune mobilière confiée à un industriel de ses amis. Fort ement compromis lors de la première Restauration, il fut obligé de se cacher, et, pour comble, la conduite de son fils, à Paris, lui donnait de sérieuses inquiétudes... La veille encore, il s’estimait le plus malheureux des hommes... Mais voici qu’un nouveau malheur le menaçait, si épouvantable que tous les autres étaient oubliés... Entre le jour où il avait acheté Sairmeuse, et ce fatal dimanche d’août 1815, vingt ans s’étaient écoulés... Vingt ans !... Et il lui semblait que c’était hier que, rouge et tremblant, il alignait les piles de louis sur le bureau du receveur du district. Avait-il rêvé ?... Avait-il vécu ?... Il n’avait pas rêvé... une vie entière tient dans l’espace de dix secondes, avec ses luttes et ses misères, ses joies inattendues et ses espoirs envolés... Perdu dans ses souvenirs il était à mille lieues de la situation présente, quand un vulgaire incident, plus puissant que la voix de sa fille, le ramena brutalement à l’affreuse réalité. La grille du château de Sairmeuse – de son château – où il venait d’arriver, se trouvait fermée. Il secoua les barreaux avec une sorte de rage, et ne pouvant briser la serrure, il sonna à briser la cloche. Au bruit, le jardinier se hâta d’accourir. – Pourquoi cette grille est-elle fermée ?... demanda M. Lacheneur avec une violence inouïe... De quel droit barricade-t-on ma maison lorsque moi, le maître, je suis dehors !... Le jardinier voulut présenter quelques excuses. – Tais-toi !... interrompit M. Lacheneur, je te chasse, tu n’es plus à mon service !... Il passa, laissant le jardinier pétrifié, et traversa la cour du château, cour d’honneur princière, sablée de sable fin, entourée de gazons, de corbeilles de fleurs et de massifs d’arbres verts. Dans le vestibule dallé de marbre, trois de ses métayers étaient assis, l’attendant, car c’était le dimanche qu’il recevait les gens de son immense exploitation. Ils se levèrent dès qu’il parut, se découvrant respectueusement. Mais il ne leur laissa pas le temps de prononcer une parole. – Qui vous a permis d’entrer ici ?... leur dit-il d’un ton menaçant ; que me voulez-vous ? On vous envoie m’espionner, n’est-ce pas ?... Sortez !... Les trois hommes demeurèrent plus ébahis que le jar dinier, et leurs réflexions durent être singulières. Mais M. Lacheneur ne pouvait les entendre. Il avait ouvert la porte du grand salon, et il s’y était
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