Les soeurs Vatard
269 pages
Français

Vous pourrez modifier la taille du texte de cet ouvrage

Découvre YouScribe en t'inscrivant gratuitement

Je m'inscris

Les soeurs Vatard , livre ebook

Découvre YouScribe en t'inscrivant gratuitement

Je m'inscris
Obtenez un accès à la bibliothèque pour le consulter en ligne
En savoir plus
269 pages
Français

Vous pourrez modifier la taille du texte de cet ouvrage

Obtenez un accès à la bibliothèque pour le consulter en ligne
En savoir plus

Description

Joris-Karl Huysmans (1848-1907)



"Deux heures du matin sonnèrent.


Céline fit à sa sœur cette inepte plaisanterie qui consiste à placer son doigt près du nez d’une personne endormie et à la réveiller brusquement. Désirée frappa sa narine gauche contre l’index de Céline.


– Que c’est bête ! cria-t-elle.


Les femmes se tordirent.


– Allons, mesdames, un peu de silence, hasarda la contremaître.


L’on entendit comme un long bourdonnement que traversa soudain la flûte d’un rire, puis deux voix claironnèrent, soutenues par le ronronnement des presses, une chanson patriotique. Les gosiers des hommes, des gosiers saccagés par le trois-six, tonnèrent également, trouant de leur toux rauque les cris grêles des filles :


« Il est mort, soldat stoïque,


Il est mort pour la républi-ique ! »


– Allons, mesdames, un peu de silence, hasarda la contremaître."



Désirée et Céline sont soeurs et travaillent comme brodeuses. La journée terminée, Désirée reste au foyer afin de s'occuper de ses parents, alors que Céline préfère sortir pour s'amuser...

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 23 août 2022
Nombre de lectures 0
EAN13 9782384421107
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0015€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Les sœurs Vatard


Joris-Karl Huysmans


Août 2022
Stéphane le Mat
La Gibecière à Mots
ISBN : 978-2-38442-110-7
Couverture : pastel de STEPH'
lagibeciereamots@sfr.fr
N° 1108
À É MILE Z OLA
son fervent admirateur et dévoué ami.


I

Deux heures du matin sonnèrent.
Céline fit à sa sœur cette inepte plaisanterie qui consiste à placer son doigt près du nez d’une personne endormie et à la réveiller brusquement. Désirée frappa sa narine gauche contre l’index de Céline.
– Que c’est bête ! cria-t-elle.
Les femmes se tordirent.
– Allons, mesdames, un peu de silence, hasarda la contremaître.
L’on entendit comme un long bourdonnement que traversa soudain la flûte d’un rire, puis deux voix claironnèrent, soutenues par le ronronnement des presses, une chanson patriotique. Les gosiers des hommes, des gosiers saccagés par le trois-six, tonnèrent également, trouant de leur toux rauque les cris grêles des filles :

« Il est mort, soldat stoïque,
Il est mort pour la républi-ique ! »

– Allons, mesdames, un peu de silence, hasarda la contremaître.
La presse haleta et mugit plus fort, les massiquots grincèrent, les couteaux de bois firent entendre leur sifflement doux sur le papier ; les petits bancs qui tombent, les ballots qu’on jette sur la table, retentirent, interrompus par le jet vibrant des gaz, par le bourdon du poêle. Des rires fusèrent d’un bout de l’atelier à l’autre, s’éteignirent, puis reprirent en un long roulement.
– Mesdames, mesdames ! un peu de silence ! hasarda la contremaître.
Çà, de gros rhumes grondaient, là, des joies dégingandées s’étouffaient à braire, çà et là, des raclements, des roulades de gorges déchiraient la tempête qui allait croissant.
Dans un coin, un rire aigu sautilla, seul, dansant au-dessus du tumulte. Il y eut un instant de répit. Un chat en chaleur miaula furieusement, puis une voix larmoyante s’éleva :
– Mesdames, je vous ai respectées, toute la nuit !
Le coup de tonnerre d’une énorme pile qui s’écroule coupa net l’engueulée du chœur qui huait la femme. Personne n’avait reçu la pile sur la tête. Les chansons reprirent.
– Voyons, mesdames, mesdames, un peu de silence ! supplia la contremaître.
Alors, dans un crescendo immense, quarante femmes crièrent : La paie ! la paie ! puis elles rattrapèrent le fausset de l’une d’elles, une voix pointue qui allait se piquer dans le plafond :

« Ayez pitié de ma souffran-an-ance
Allez soldats, passez votre chemin !
Dans cette auberge – on ne verse du vin (bis)
Qu’aux enfants de la France ! »

Les plioirs frappaient les tables, les litres passaient d’une bouche à l’autre, suintant la salive et le vin ; une ouvrière, debout, voulait regagner sa place, ses compagnes lui écrasèrent le ventre avec les dossiers de leurs chaises. Une fille se moucha, sonnant comme d’une trompette ; une bouteille se brisa le bec au rebord d’une table, le petit bleu coula sur les robes, deux femmes vomirent, l’une contre l’autre, des injures de poissardes, on les retint par leurs chignons et par leurs loques, mais elles se tordaient et aboyaient, le menton en avant et les dents sorties, bavant, se ruant, les bras en l’air, la fosse des aisselles à jour sous la chemise craquée.
Il y eut encore un moment de répit et l’on n’entendit plus que le tapotement sourd des assembleurs dans l’autre pièce.
Les brocheuses avaient des voix de mirlitons crevés ; elles râlaient.
L’une d’elles lança alors cette stupide question qui revenait comme une ritournelle quand personne n’avait plus rien à dire :
– Mademoiselle Élisabeth, qu’est-ce que votre cœur désire ?
Une autre se leva, pesamment, fourgonna dans le poêle, et, saisie par la chaleur, resta courbée en deux, les paupières remuées, la bouche grande ouverte devant le trou qui flambait.
On râpait à cet instant :

« Mais que les branches
Soient toutes blanches,
Ou qu’au printemps verdisse le gazon,
Rose, je t’aime
Toujours de même,
Car en amour il n’est pas de saison ! »

– Mesdames, un peu de si...
Sept heures sonnèrent, interrompant la phrase de la contremaître.
– Sept heures, dit une voix, l’homme que j’aime est dans la paillasse !
Alors, l’atelier reprit une nouvelle force et lamentablement hurla : La paie ! La paie !
Un monsieur sortit d’un petit cabinet, attenant à la grande salle, et appela :
– Madame Eugénie Voblat !
Des acclamations coururent :
– Ah ! enfin ! ce n’est pas trop tôt ! on va donc toucher son poignon !
Et les mains battirent, les yeux étincelèrent, tandis que les chaises gémissaient sous le galop des croupes.
La femme Voblat, un roulis de chairs molles, un monstre ignoblement gras, traversa les tables, bousculée et ahurie par tous les voyous femelles qui se pendaient à son caraco ; elle se dégagea, griffant au hasard les nez, et, perdant ses jupes, elle entra dans le bureau du patron. Elle partit criant :
– À ton tour, Angèle !
La nuit prenait fin. Les ouvrières étaient brisées par la fatigue, éculées par les sommes, la tête dans les poings. Celles qui avaient touché leur argent s’enfuirent. La paie allait s’alentissant. Le patron appelait une femme et une autre venait.
– Madame Teston !
– Y est pas !
– Qui prend son argent ?
Et une amie de l’absente accourait et demandait en même temps son compte, puis c’étaient des réclamations forcenées, des discussions entêtées pour un sou, des ténacités de sauvage s’obstinant à ne pas comprendre. – La couture était par trop mal payée ! Le pauvre peuple était pas heureux ! C’était l’éternelle requête : Ô m’ssieu ! vous ne pourriez pas me donner de la petite monnaie avec des sous ? C’étaient les doigts engourdis qui laissent échapper ce qu’ils tiennent, et l’aplatissement d’un corps sur le plancher, le râble en saillie, les mains traînant dans la poussière à la recherche de l’argent tombé.
Les brocheuses se groupèrent vis-à-vis de la caisse près de la machine à eau ; il y en avait d’accotées contre les piles qui remuaient des faces blêmes comme des têtes de veaux, d’autres, enlacées aux colonnes de la presse, se renversaient en arrière, se chatouillant pour se réveiller, laissant entrevoir sous leurs jupes relevées des bas sales et mal tirés, des bottines armées de clous. Seule, dans son coin, la contremaître soufflait, épelant des chiffres, les additionnant avec un crayon mouillé de salive, regardant, atterrée, l’écroulement des filles sur le parquet.
L’atelier offrait alors le spectacle d’une morgue. Un tombereau de jupons semblait avoir été vidé, en un tas, et il y avait comme un grouillement de membres sous ce paquet de hardes. La paie allait s’alentissant. Les ouvrières qui restaient encore défirent leurs manchettes de lustrine, se lissèrent les cheveux avec du crachat, se rigolant à voir une petite qui somnolait, perdue, vautrée dans des rognures, tripotant avec son petit doigt la gelée d’un baquet de colle.
Le jour parut, – la contremaître éteignit les becs de gaz, et au travers des vitrages grillés et empoicrés par le ruissellement des pluies, un soleil pâle d’hiver, une aube d’une blancheur sinistre s’épandit sur les grappes étagées des femmes, éclairant des joues blafardes, des bouts de langues qui badigeonnaient de temps en temps le coin crotté des bouches. Cahin, caha, les brocheuses disparaissaient ; il n’en resta bientôt plus que deux, une petiote qui souffrait d’un incurable mal de dents, et une grande déhanchée qui cherchait ses puces et suçait une larme de sang pointant à sa lèvre gercée.
On ouvrit les vasistas pour renouveler l’air.
Une buée lourde planait au-dessus de la salle ; une insupportable odeur de houille et de gaz, de sueur de femmes dont les dessous sont sales, une senteur forte de chèvres qui auraient gigoté au soleil, se mêlaient aux émanations putrides de la charcuterie et du vin, à l’âcre pissat du chat, à la puanteur rude des latrines, à la fadeur des papiers mouillés et des baquets de colle.
La contremaître rangea les chaises jetées au hasard, sur le flanc, sur le dos, les jambes en l’air, leurs tripes de paille blonde se dressant en tire-bouchon ou fuyant en mèches par le trou du ventre. Elle empila sur des tréteaux la cohue des tabourets.
Neuf heures sonnèrent.
Le soleil se décidait à mûrir. Il allait, fonçant à mesure la rougeur de son orbe. La danse de la poussière dans un rayon de jour commença, tournoyant en spirale, du plancher aux vitres. La lumière sauta, jaillit, éclaboussa de plus larges gouttes le plancher et les tables, alluma d’un point tremblant le col d’une carafe et la panse d’un seau, incendia de sa braise rouge le cœur d’une pivoine qui s’épanouit, frémissante, dans son pot d’eau trouble, creva enfin en une large ondée d’or sur les piles des papiers qui éclatèrent avec leur blancheur crue sur la suie des murs !
II
 
Des quatre ouvrières qui, à part de légères fugues, travaillaient assidûment dans les ateliers de satinage et de brochure de la maison Débonnaire et C ie , une passoire, disait la contremaître, trois étaient sages : – la première, parce qu’elle était trop vieille ; la seconde, parce qu’elle était trop peu tentante ; la troisième, parce qu’elle était jeune et n’était pas bête. La quatrième était à peu près sage, changeant d’amant tous les mois, mais n’en ayant jamais qu’un ou deux au plus en même temps. C’était : madame Teston, une femme mariée, une vieille bique de cinquante ans, une longue efflanquée qui bêlait à la lune, campée sur de maigres tibias, la face taillée à grands pans, les oreilles en anses de pot ; c’était madame Voblat, un gabion de suif, une bombance de chairs mal retenue par les douves d’un corset, un tendron abêti et béat qui riait et tâchait de se tenir la taille à propos de tout, pour un miaulement de chat, pour un vol de mouche ; c’étaient enfin les deux sœurs Vatard, Désirée, une galopine de quinze ans, une brunette aux grands yeux affaiblis, pas très droits, grasse sans excès, avenante et propre, et Céline, la godailleuse, une grande fille aux yeux clairs et aux cheveux couleur de paille, une solide gaillarde dont

  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents