Les sept femmes de la Barbe-Bleue
198 pages
Français

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Description

Anatole France (1844-1924)



"On a émis sur le personnage fameux, vulgairement nommé la Barbe-Bleue, les opinions les plus diverses, les plus étranges et les plus fausses. Il n’en est peut-être pas de moins soutenable que celle qui fait de ce gentilhomme une personnification du soleil. C’est à quoi l’on s’est appliqué il y a une quarantaine d’années dans une certaine école de mythologie comparée. On y enseignait que les sept femmes de la Barbe-Bleue étaient des aurores et ses deux beaux-frères les deux crépuscules du matin et du soir, identiques aux Dioscures qui délivrèrent Hélène ravie par Thésée. À ceux qui seraient tentés de le croire, il faut rappeler qu’un savant bibliothécaire d’Agen, Jean-Baptiste Pérès, démontra, en 1817, d’une façon très spécieuse, que Napoléon n’avait jamais existé et que l’histoire de ce prétendu grand capitaine n’était qu’un mythe solaire. En dépit des jeux d’esprit les plus ingénieux, on ne saurait douter que la Barbe-Bleue et Napoléon n’aient réellement existé.


Une hypothèse qui n’est pas mieux fondée consiste à identifier cette Barbe-Bleue avec le maréchal de Rais, qui fut étranglé par justice au dessus des ponts de Nantes, le 26 octobre 1440. Sans rechercher avec M. Salomon Reinach si le maréchal commit tous les crimes pour lesquels il fut condamné ou si ses richesses, convoitées par un prince avide, ne contribuèrent point à sa perte, rien dans sa vie ne ressemble à ce qu’on trouve dans celle de la Barbe-Bleue ; c’en est assez pour ne pas les confondre et pour ne pas faire de l’un et de l’autre un seul personnage."



Anatole France revisite, avec ironie, 4 contes de notre enfance.


Barbe-Bleue était-il un tueur en série ou une victime ? Saint Nicolas a-t-il eu raison de ressusciter les trois petits enfants ? Que sont devenues les personnes endormies avec la Belle-au-bois-dormant ? Est-il si dur de trouver un homme heureux ?

Sujets

Informations

Publié par
Nombre de lectures 6
EAN13 9782374634074
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0015€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Les sept femmes de la Barbe-Bleue
et autres contes merveilleux
Anatole France
Juin 2019
Stéphane le Mat
La Gibecière à Mots
ISBN : 978-2-37463- 407-4
Couverture : pastel de STEPH’
lagibeciereamots@sfr.fr
N° 408
Les sept femmes de la Barbe-Bleue
d’après des documents authentiques
i
On a émis sur le personnage fameux, vulgairement no mmé la Barbe-Bleue, les opinions les plus diverses, les plus étranges et le s plus fausses. Il n’en est peut-être pas de moins soutenable que celle qui fait de ce ge ntilhomme une personnification du soleil. C’est à quoi l’on s’est appliqué il y a une quarantaine d’années dans une certaine école de mythologie comparée. On y enseign ait que les sept femmes de la Barbe-Bleue étaient des aurores et ses deux beaux-f rères les deux crépuscules du matin et du soir, identiques aux Dioscures qui déli vrèrent Hélène ravie par Thésée. À ceux qui seraient tentés de le croire, il faut ra ppeler qu’un savant bibliothécaire d’Agen, Jean-Baptiste Pérès, démontra, en 1817, d’u ne façon très spécieuse, que Napoléon n’avait jamais existé et que l’histoire de ce prétendu grand capitaine n’était qu’un mythe solaire. En dépit des jeux d’es prit les plus ingénieux, on ne saurait douter que la Barbe-Bleue et Napoléon n’aie nt réellement existé.
Une hypothèse qui n’est pas mieux fondée consiste à identifier cette Barbe-Bleue avec le maréchal de Rais, qui fut étranglé par just ice au dessus des ponts de Nantes, le 26 octobre 1440. Sans rechercher avec M. Salomon Reinach si le maréchal commit tous les crimes pour lesquels il fu t condamné ou si ses richesses, convoitées par un prince avide, ne contribuèrent po int à sa perte, rien dans sa vie ne ressemble à ce qu’on trouve dans celle de la Bar be-Bleue ; c’en est assez pour ne pas les confondre et pour ne pas faire de l’un e t de l’autre un seul personnage.
Charles Perrault qui, vers 1660, eut le mérite de c omposer la première biographie de ce seigneur justement remarquable pour avoir épo usé sept femmes, en fit un scélérat accompli et le plus parfait modèle de crua uté qu’il y eût au monde. Mais il est permis de douter, sinon de sa bonne foi, du moi ns de la sûreté de ses informations. Il a pu être prévenu contre son perso nnage. Ce ne serait pas le premier exemple d’un historien ou d’un poète qui se plaît à assombrir ses peintures. Si nous avons de Titus un portrait qui semble flatté, il parait, au contraire, que Tacite a beaucoup noirci Tibère. Macbeth, que la légende e t Shakespeare chargent de crimes, était en réalité un roi juste et sage. Il n ’assassina point par trahison le vieux roi Duncan. Duncan, jeune encore, fut défait dans u ne grande bataille et trouvé mort le lendemain en un lieu nomme la Boutique de l’Armu rier. Ce roi avait fait périr plusieurs parents de Gruchno, femme de Macbeth. Cel ui-ci rendit l’Écosse prospère ; il favorisa le commerce et fut regardé c omme le défenseur des bourgeois, le vrai roi des villes. La noblesse des clans ne lui pardonna ni d’avoir vaincu Duncan, ni de protéger les artisans : elle l e détruisit et déshonora sa mémoire. Après sa mort le bon roi Macbeth ne fut pl us connu que par les récits de ses ennemis. Le génie de Shakespeare imposa leurs m ensonges à la conscience humaine. Depuis longtemps je soupçonnais que la Bar be-Bleue était victime d’une fatalité semblable. Toutes les circonstances de sa vie, telles que je les trouvais
rapportées, étaient loin de contenter mon esprit et de satisfaire ce besoin de logique et de clarté qui me dévore incessamment. J’y découv rais, à la réflexion, des difficultés insurmontables. On voulait trop me faire croire à la cruauté de cet homme pour ne pas m’en faire douter.
Ces pressentiments ne me trompaient point. Mes intu itions, qui procédaient d’une certaine connaissance de la nature humaine, devaien t bientôt se changer en une certitude fondée sur des preuves irréfutables. Je d écouvris chez un tailleur de pierres de Saint-Jean-des-Bois divers papiers conce rnant la Barbe-Bleue ; entre autres son livre de raison et une plainte anonyme c ontre ses meurtriers, à laquelle, pour des motifs que j’ignore, il ne fut jamais donn é suite. Ces documents me confirmèrent dans l’idée qu’il fut bon et malheureu x et que sa mémoire succomba sous d’indignes calomnies. Dès lors, je considérai comme un devoir d’écrire sa véritable histoire, sans me faire aucune illusion s ur le succès d’une telle entreprise. Cette tentative de réhabilitation est destinée, je le sais, à tomber dans le silence et l’oubli. Que peut la vérité froide et nue contre le s prestiges étincelants du mensonge ?
II
Vers 1650 résidait sur ses terres, entre Compiègne et Pierrefonds, un riche gentilhomme, nommé Bernard de Montragoux, dont les ancêtres avaient occupé les plus grandes charges du royaume ; mais il vivait él oigné de la Cour, dans cette tranquille obscurité, qui voilait alors tout ce qui ne recevait pas le regard du roi. Son château des Guillettes abondait en meubles précieux , en vaisselle d’or et d’argent, en tapisseries, en broderies, qu’il tenait renfermé s dans des garde meubles, non qu’il cachât ses trésors de crainte de les endommag er par l’usage ; il était, au contraire, libéral et magnifique. Mais en ces temps -là les seigneurs menaient couramment, en province, une existence très simple, faisant manger leurs gens à leur table et dansant le dimanche avec les filles d u village. Cependant ils donnaient, à certaines occasions, des fêtes superbes qui tranc haient sur la médiocrité de l’existence ordinaire. Aussi fallait-il qu’ils tins sent beaucoup de beaux meubles et de belles tentures en réserve. C’est ce que faisait M. de Montragoux.
Son château, bâti aux temps gothiques, en avait la rudesse. Il se montrait du dehors assez farouche et morose, avec les tronçons de ses grosses tours abattues lors des troubles du royaume, au temps du feu roi L ouis. Au dedans il offrait un aspect plus agréable. Les chambres étaient décorées à l’italienne, et la grande galerie du rez-de-chaussée, toute chargée d’ornemen ts en bosse, de peintures et de dorures.
À l’une des extrémités de cette galerie se trouvait un cabinet que l’on appelait ordinairement « le petit cabinet » C’est le seul no m dont Charles Perrault le désigne. Il n’est pas inutile de savoir qu’on le nommait aus si le cabinet des princesses infortunées, parce qu’un peintre de Florence avait représenté sur les murs les tragiques histoires de Dircé, fille du Soleil, atta chée par les fils d’Antiope aux cornes d’un taureau ; de Niobé pleurant sur le mont Sipyle ses enfants percés de flèches, divines ; de Procris appelant sur son sein le javel ot de Céphalé. Ces figures, paraissaient vivantes, et les dalles de porphyre do nt la chambre était pavée semblaient teintes du sang de ces malheureuses femm es. Une des portes de ce cabinet donnait sur la douve, qui n’avait point d’e au.
Les écuries formaient un bâtiment somptueux, situé à quelque distance du château. Elles contenaient des litières pour soixan te chevaux et des remises pour douze carrosses dorés. Mais ce qui faisait des Guil lettes un séjour enchanteur, c’étaient les canaux et les bois qui s’étendaient a lentour et où l’on pouvait se livrer aux plaisirs de la pêche et de la chasse.
Beaucoup d’habitants de la contrée ne connaissaient M. de Montragoux que sous le nom de la Barbe-Bleue, car c’était le seul que l e peuple lui donnât. En effet, sa barbe était bleue, mais elle n’était bleue que parc e qu’elle était noire, et c’était à force d’être noire qu’elle était bleue. Il ne faut pas se représenter M. de Montragoux sous l’aspect monstrueux du triple Typhon qu’on voi t à Athènes, riant dans sa triple barbe indigo. Nous nous approcherons bien davantage de la réalité en comparant le seigneur des Guillettes à ces comédiens ou à ces pr êtres dont les joues fraîchement rasées ont des reflets d’azur. M. de Mo ntragoux ne portait pas sa barbe en pointe comme son grand-père à la cour du roi Hen ry II ; il ne la portait pas en éventail comme son bisaïeul, qui fut tué à la batai lle de Marignan. Ainsi que M. de Turenne, il n’avait qu’un peu de moustache et la mo uche ; ses joues paraissaient
bleues ; mais quoi qu’on ait dit, ce bon seigneur n ’en était point défiguré, et ne faisait point peur pour cela. Il n’en semblait que plus mâle, et, s’il en prenait un air un peu farouche, ce n’était pas pour le faire haïr des femmes. Bernard de Montragoux était un très bel homme, grand, large d’ épaules, de forte corpulence et de bonne mine ; quoique rustique et sentant plus le s forêts que les ruelles et les salons. Pourtant, il est vrai qu’il ne plaisait pas aux dames autant qu’il aurait dû leur plaire, fait de la sorte et riche. Sa timidité en é tait la cause, sa timidité et non pas sa barbe. Les dames exerçaient sur lui un invincible a ttrait et lui faisaient une peur insurmontable. Il les craignait autant qu’il les ai mait. Voilà l’origine et la cause initiale de toutes ses disgrâces. En voyant une dam e pour la première fois, il aurait mieux aimé mourir que de lui adresser la parole, et , quelque goût qu’il en conçût, il restait devant elle dans un sombre silence ; ses se ntiments ne se faisaient jour que par ses yeux, qu’il roulait d’une manière effroyabl e. Cette timidité l’exposait à toutes sortes de disgrâces, et surtout elle l’empêchait de se lier d’un commerce honnête avec des femmes modestes et réservées, et le livrai t sans défense aux entreprises des plus hardies et des plus audacieuses. Ce fut le malheur de sa vie.
Orphelin dès son jeune âge, après avoir rebuté par cette sorte de honte et d’effroi, qu’il ne savait vaincre, les partis avantageux et t rès honorables qui se présentaient, il épousa une demoiselle Colette Passage, nouvellem ent établie dans le pays, après avoir gagné quelque argent à faire danser un ours dans les villes et les villages du royaume. Il l’aimait de tout son pouvoi r et de toutes ses forces. Et, pour être juste, elle avait de quoi plaire, telle qu’ell e était, robuste, la poitrine abondante, le teint encore assez frais bien que hâlé par le gr and air. Sa surprise et sa joie furent grandes d’abord d’être une dame de qualité ; son cœur, qui n’était pas mauvais, se laissait toucher par les bontés d’un ma ri d’une si haute condition et d’une si forte corpulence qui se montrait pour elle le plus obéissant des serviteurs et le plus épris des amants. Mais, au bout de quelques mois, elle s’ennuya de ne plus courir le monde. Au milieu des richesses, comblée d e soins et d’amour, elle ne goûtait pas d’autre plaisir que d’aller trouver le compagnon de sa vie foraine dans la cave où il languissait, une chaîne au cou et un ann eau dans le nez, et de l’embrasser sur les yeux en pleurant. M. de Montrag oux, la voyant soucieuse, en devenait soucieux lui-même et sa tristesse ne faisa it qu’accroître celle de sa compagne. Les politesses et les prévenances dont il la comblait tournaient le cœur de la pauvre femme. Un matin, à son réveil, M. de M ontragoux ne retrouva plus Colette à son côtés. Il la chercha vainement par to ut le château. La porte du cabinet des princesses infortunées était ouverte. C’est par là qu’elle avait passé pour gagner les champs avec son ours. La douleur de la B arbe-Bleue faisait peine à voir. Malgré les courriers innombrables envoyés à sa rech erche, on n’eut jamais nouvelles de Colette Passage.
M. de Montragoux la pleurait encore quand il lui ad vint de danser, à la fête des Guillettes, avec Jeanne de la Cloche, fille du lieu tenant criminel de Compiègne, qui lui inspira de l’amour. Il la demanda en mariage et l’obtint incontinent. Elle aimait le vin et en buvait avec excès. Ce goût augmenta telle ment qu’en peu de mois elle eut l’air d’une trogne dans une outre. Le pis est que c ette outre, devenue enragée, roulait perpétuellement par les salles et les escal iers, avec des cris, des jurements, des hoquets et vomissant l’injure et le vin sur tou t ce qu’elle rencontrait. M. de Montragoux en tombait étourdi de dégoût et d’horreu r. Mais tout aussitôt il rappelait son courage et s’efforçait, avec autant de fermeté que de patience, de guérir son épouse d’un vice si répugnant. Prières, remontrance s, supplications, menaces, il
employa tous les moyens. Rien n’y fit. Il lui refus ait le vin de sa cave ; elle s’en procurait du dehors qui l’enivrait encore plus abom inablement. Pour lui ôter le goût d’une boisson trop aimée, il lui mit de l’herbe aux chats dans ses bouteilles. Elle crut qu’il voulait l’empoisonn er, bondit sur lui et lui planta trois pouces d’un couteau de cuisine dans le ventre. Il e n pensa mourir, mais ne se départit point de sa douceur coutumière. « Elle est , disait-il, plus à plaindre qu’à blâmer. » Un jour qu’on avait oublié de fermer 1a p orte du cabinet des princesses infortunées, Jeanne de la Cloche y entra tout égaré e, à son habitude, et voyant les figures peintes sur la muraille dans l’attitude de la douleur et près de rendre l’âme, elle les prit pour des femmes véritables et s’enfui t épouvantée dans la campagne, en criant au meurtre. Entendant la Barbe-Bleue, qui l’appelait et courait à sa poursuite, elle se jeta, folle de terreur, dans la pièce d’eau et s’y noya. Chose difficile à croire et pourtant certaine, son époux fut affligé de cette mort, tant il avait l’âme pitoyable.
Six semaines après l’accident, il épousa sans cérém onie Gigonne, la fille de son fermier Traignel. Elle n’allait qu’en sabots et sen tait l’oignon. Assez belle fille à cela près qu’elle louchait d’un œil et clochait d’un pie d. Sitôt qu’elle fut épousée, cette gardeuse d’oies, mordue par une folle ambition, ne rêva plus que grandeurs nouvelles et nouvelles splendeurs. Elle ne trouvait point ses robes de brocart assez riches, ses colliers de perles assez beaux, ses rub is assez gros, ses carrosses assez dorés, ses étangs, ses bois, ses terres assez vastes. La Barbe-Bleue, qui ne s’était jamais senti d’ambition, gémissait de l’hum eur altière de son épouse ; ne sachant, dans sa candeur, si le tort était de pense r glorieusement comme elle ou modestement comme lui, il s’accusait presque d’une médiocrité d’humeur qui contrariait les nobles désirs de sa compagne, et, p lein d’incertitude, tantôt il l’exhortait à goûter avec modération les biens de c e monde, tantôt il s’excitait à poursuivre la fortune au bord des précipices. Il ét ait sage, mais chez lui l’amour conjugal l’emportait sur la sagesse. Gigonne ne pen sait plus qu’à paraître dans le monde, à se faire recevoir à la Cour, et à devenir la maîtresse du roi. N’y pouvant parvenir, elle sécha de dépit, et en prit une jauni sse dont elle mourut. La Barbe-Bleue, tout gémissant, lui éleva un tombeau magnifi que. Ce bon seigneur, abattu par une si constante adversité domestique, n’aurait peut-être plus choisi d’épouse ; mais il fut lui-même choisi pour époux par demoisel le Blanche de Gibeaumex, fille d’un officier de cavalerie qui n’avait qu’une oreil le ; il disait avoir perdu l’autre au service du roi. Elle avait beaucoup d’esprit, dont elle se servit à tromper son mari. Elle le trompa avec tous les gentilshommes des envi rons. Elle y mettait tant d’adresse qu’elle le trompait dans son château et j usque sous ses yeux sans qu’il s’en aperçût. La pauvre Barbe-Bleue se doutait bien de quelque chose, mais il ne savait pas de quoi. Malheureusement pour elle, mett ant toute son étude à tromper son mari, elle n’était pas assez attentive à trompe r ses amants, je veux dire à leur cacher qu’elle les trompait les uns avec les autres . Un jour elle fut surprise, dans le cabinet des princesses infortunées, en compagnie d’ un gentilhomme qu’elle aimait, par un gentilhomme qu’elle avait aimé et qui, dans un transport de jalousie, la perça de son épée. Quelques heures plus tard, la malheure use dame y fut trouvée morte par un serviteur du château et l’effroi qu’inspirai t cette chambre s’en accrut. La pauvre Barbe-Bleue, apprenant d’un coup son abondan t déshonneur et la fin tragique de sa femme, ne se consola pas de ce secon d malheur en considération du premier. Il aimait Blanche de Gibeaumex d’une ar deur singulière et plus chèrement qu’il n’avait aimé Jeanne de la Cloche, G igonne Traignel et même
Colette Passage. À la nouvelle qu’elle l’avait trom pé avec constance et qu’elle ne le tromperait plus jamais, il ressentit une douleur et un trouble qui, loin de s’apaiser, redoublaient chaque jour de violence. Ses souffranc es étant devenues intolérables, il en contracta une maladie qui fit craindre pour s es jours.
Les médecins, ayant employé divers médicaments sans effet, l’avertirent que le seul remède convenable à son mal était de prendre u ne jeune épouse. Alors il songea à sa petite cousine Angèle de la Garandine, qu’il pensait qu’on lui accorderait volontiers, parce qu’elle n’avait pas d e bien. Ce qui l’encourageait à la prendre pour femme, c’est qu’elle passait pour simp le et sans connaissance. Ayant été trompé par une femme d’esprit, une sotte le ras surait. Il épousa mademoiselle de la Garandine et s’aperçut de la fausseté de ses prévisions. Angèle était douce, Angèle était bonne, Angèle l’aimait ; elle n’était pas d’elle-même portée au mal, mais les moins habiles l’y induisaient facilement à toute heure. Il suffisait de lui dire : « Faites ceci de peur des oripeaux ; entrez ici de crainte que le loup-garou ne vous mange » ; ou bien encore : « Fermez les yeux e t prenez ce petit remède » ; et aussitôt l’innocente, faisait au gré des fripons qu i voulaient d’elle ce qu’il était bien naturel d’en vouloir, Car elle était jolie. M. de M ontragoux, trompé et offensé par cette innocente autant et plus qu’il ne l’avait été par Blanche de Gibeaumex, avait en outre le malheur de le savoir, car Angèle était bien trop candide pour lui rien cacher. Elle lui disait : « Monsieur, on m’a dit ce ci ; on m’a fait ceci ; on m’a pris ceci ; j’ai vu cela ; j’ai senti cela. » Et, par so n ingénuité, elle faisait souffrir à ce pauvre seigneur des tourments inimaginables. Il les souffrait avec constance. Cependant il lui arrivait de dire à cette simple créature : « Vous êtes une dinde ! » et de lui donner des soufflets. Ces soufflets lui comm encèrent une renommée de cruauté qui ne devait plus s’éteindre. Un moine men diant, qui passait par les Guillettes, tandis que M. de Montragoux chassait la bécasse, trouva madame Angèle qui cousait un jupon de poupée. Ce bon relig ieux, s’avisant qu’elle était aussi simple que belle, l’emmena sur son âne en lui faisant croire que l’ange Gabriel l’attendait dans un fourré du bois pour lui mettre des jarretières de perles. On croit que le loup la mangea car on ne la revit o ncques plus.
Après une si funeste expérience, comment la Barbe-B leue se résolut-il à contracter une nouvelle union ? C’est ce qu’on ne p ouvait comprendre si l’on ne savait le pouvoir d’un bel œil sur un cœur bien né. Cet honnête gentilhomme rencontra dans un château du voisinage, où il fréqu entait, une jeune orpheline de qualité, nommée Alix de Pontalcin, qui, dépouillée de tous ses biens par un tuteur avide, ne songeait plus qu’à s’enfermer dans un cou vent. Des amis officieux s’entremirent pour changer sa résolution et la déci der à accepter la main de M. de Montragoux. Elle était parfaitement belle. La Barbe -Bleue, qui se promettait de goûter entre ses bras un bonheur infini, fut une fo is de plus trompé dans ses espérances, et cette fois éprouva un mécompte qui, par l’effet de sa complexion, lui devait être plus sensible encore que tous les dépla isirs qu’il avait soufferts en ses précédents mariages. Alix de Pontalcin refusa obsti nément de donner une réalité à l’union à laquelle elle avait pourtant consenti. En vain M. de Montragoux la pressait de devenir sa femme ; elle résistait aux prières, a ux larmes, aux objurgations, se refusait aux caresses les plus légères de son époux et courait s’enfermer dans le cabinet des princesses infortunées, où elle demeura it seule et farouche des nuits entières. On ne sut jamais la cause d’une résistanc e si contraire aux lois divines et humaines ; on l’attribua à ce que M. de Montragoux avait la barbe bleue, mais ce que nous avons dit tout à l’heure de cette barbe re nd une telle supposition peu
vraisemblable. Au reste, c’est un sujet sur lequel il est difficile de raisonner. Le pauvre mari endurait les souffrances les plus cruel les. Pour les oublier, il chassait avec rage, crevant chiens, chevaux et piqueurs. Mai s, quand il rentrait harassé, fourbu dans son château, il suffisait de la vue de mademoiselle de Pontalcin pour réveiller à la fois ses forces et ses tourments. En fin, n’y pouvant tenir, il demanda à Rome l’annulation d’un mariage qui n’était qu’un le urre, et l’obtint selon le droit canon et moyennant un beau présent au Saint-Père. S i M. de Montragoux congédia mademoiselle de Pontalcin avec les marques de respe ct qu’on doit à une femme et sans lui casser sa canne sur le dos, c’est qu’il av ait l’âme forte, le cœur grand et qu’il était maître de lui comme des Guillettes. Mai s il jura que rien de femelle n’entrerait désormais dans ses appartements. Heureu x s’il avait jusqu’au bout tenu son serment !
III
Quelques années s’étaient passées depuis que M. de Montragoux avait congédié sa sixième femme, et l’on ne gardait plus, dans la contrée, qu’un souvenir confus des calamités domestiques qui avaient fondu sur la maison de ce bon seigneur. On ne savait ce que ses femmes étaient devenues, et l’ on en faisait le soir, au village, des contes à faire dresser les cheveux sur la tête ; les uns y croyaient et les autres non. À cette époque, une veuve sur le retour, la da me Sidonie de Lespoisse, vint s’établir avec ses enfants dans le manoir de la Mot te-Giron, à deux lieues, à vol d’oiseau, du château des Guillettes. D’où elle vena it, ce qu’avait été son époux, tout le monde l’ignorait. Les uns pensaient, pour l’avoi r entendu dire, qu’il avait tenu certains emplois en Savoie ou en Espagne ; d’autres disaient qu’il était mort aux Indes ; plusieurs s’imaginaient que sa veuve posséd ait des terres immenses ; quelques-uns en doutaient beaucoup. Cependant elle menait grand train et invitait à la Motte-Giron toute la noblesse de la contrée. Ell e avait deux filles, dont l’aînée, Anne, près de coiffer Sainte-Catherine, était une f ine mouche. Jeanne, la plus jeune, bonne à marier, cachait sous les apparences de l’ingénuité une précoce expérience du monde. La dame de Lespoisse avait aus si deux garçons de vingt et vingt-deux ans, fort beaux et bien faits, dont l’un était dragon et l’autre mousquetaire. Je dirai, pour avoir vu son brevet, q ue celui-ci était mousquetaire noir. Il n’y paraissait pas quand il allait à pied, car les mousquetaires noirs se distinguaient des mousquetaires gris, non par la co uleur de leur habit, mais par la robe de leur cheval. Ils portaient, les uns comme l es autres, la soubreveste de drap bleu galonné d’or. Quant aux dragons, ils se reconn aissaient à une espèce de bonnet de fourrure dont la queue leur tombait galam ment sur l’oreille. Les dragons avaient la réputation de mauvais garnements, témoin la chanson : Ce sont les dragons qui viennent :
Maman, sauvons-nous ! Mais on aurait cherché vainement dans les deux régi ments des dragons de Sa Majesté un aussi grand paillard, un aussi grand éco rnifleur et un aussi bas coquin que Cosme de Lespoisse. Son frère était, auprès de lui, un honnête garçon. Ivrogne et joueur, Pierre de Lespoisse plaisait aux dames e t gagnait aux cartes ; c’étaient là les seuls moyens de vivre qu’on lui connût.
La dame de Lespoisse, leur mère, ne menait grand tr ain, à la Motte-Giron, que pour faire des dupes. En réalité, elle n’avait rien et devait jusqu’à ses fausses dents. Ses nippes, son mobilier, son carrosse, ses chevaux et ses gens lui avaient été prêtés par des usuriers de Paris, qui menaçaient de les lui retirer si elle ne mariait pas bientôt une de ses filles à quelque riche seign eur, et l’honnête Sidonie s’attendait à tout moment à se voir nue dans sa mai son vide. Pressée de trouver un gendre, elle avait tout de suite jeté ses vues sur M. de Montragoux qu’elle devinait simple...
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