Les Hauts de Hurle-Vent
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Description

Emily Brontë (1818-1848)



"1801. – Je viens de rentrer après une visite à mon propriétaire, l’unique voisin dont j’aie à m’inquiéter. En vérité, ce pays-ci est merveilleux ! Je ne crois pas que j’eusse pu trouver, dans toute l’Angleterre, un endroit plus complètement à l’écart de l’agitation mondaine. Un vrai paradis pour un misanthrope : et Mr. Heathcliff et moi sommes si bien faits pour nous partager ce désert ! Quel homme admirable ! Il ne se doutait guère de la sympathie que j’ai ressentie pour lui quand j’ai vu ses yeux noirs s’enfoncer avec tant de suspicion dans leurs orbites, au moment où j’arrêtais mon cheval, et ses doigts plonger, avec une farouche résolution, encore plus profondément dans son gilet, comme je déclinais mon nom.


– Mr.Heathcliff ? ai-je dit.


Un signe de tête a été sa réponse.


– Mr. Lockwood, votre nouveau locataire, monsieur. Je me suis donné l’honneur de vous rendre visite, aussitôt que possible après mon arrivée, pour vous exprimer l’espoir de ne pas vous avoir gêné par mon insistance à vouloir occuper Thrushcross Grange ; j’ai entendu dire hier que vous aviez quelque idée.


– Thrushcross Grange m’appartient, monsieur, a-t-il interrompu en regimbant. Je ne me laisse gêner par personne, quand j’ai le moyen de m’y opposer... Entrez !


Cet « entrez » était prononcé les dents serrées et exprimait le sentiment : « allez au diable ! » La barrière même sur laquelle il s’appuyait ne décelait aucun mouvement qui s’accordât avec les paroles. Je crois que cette circonstance m’a déterminé à accepter l’invitation. Je m’intéressais à un homme dont la réserve semblait encore plus exagérée que la mienne."



Heathcliff, un enfant venu de nulle part, est adopté par M. Earnshow ; Si Hindley, le fils de ce dernier, rejette le nouvel arrivant, sa soeur Catherine, au fil du temps, en tombe amoureux. Entre Heathcliff et elle, c"est l'amour fusionnel mais impossible. Les années passent : Catherine se marie avec Edgar. Heathcliff, être sans scrupule, décide de se venger et de consacrer sa vie à détruire Hindley et Edgar, ainsi que leurs familles...

Sujets

Informations

Publié par
Nombre de lectures 8
EAN13 9782374633596
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0019€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Les Hauts de Hurle-Vent
Emily Brontë
traduit de l'anglais par Frédéric Delebecque
Avril 2019
Stéphane le Mat
La Gibecière à Mots
ISBN : 978-2-37463-359-6
Couverture : pastel de STEPH'
lagibeciereamots@sfr.fr
N° 360
I
1801. – Je viens de rentrer après une visite à mon propriétaire, l’unique voisin dont j’aie à m’inquiéter. En vérité, ce pays-ci est merveilleux ! Je ne crois pas que j’eusse pu trouver, dans toute l’Angleterre, un end roit plus complètement à l’écart de l’agitation mondaine. Un vrai paradis pour un misan thrope : et Mr. Heathcliff et moi sommes si bien faits pour nous partager ce désert ! Quel homme admirable ! Il ne se doutait guère de la sympathie que j’ai ressentie pour lui quand j’ai vu ses yeux noirs s’enfoncer avec tant de suspicion dans leurs orbites, au moment où j’arrêtais mon cheval, et ses doigts plonger, avec une farouch e résolution, encore plus profondément dans son gilet, comme je déclinais mon nom.
– Mr.Heathcliff ? ai-je dit.
Un signe de tête a été sa réponse.
– Mr. Lockwood, votre nouveau locataire, monsieur. Je me suis donné l’honneur de vous rendre visite, aussitôt que possible après mon arrivée, pour vous exprimer l’espoir de ne pas vous avoir gêné par mon insistan ce à vouloir occuper Thrushcross Grange ; j’ai entendu dire hier que vou s aviez quelque idée.
– Thrushcross Grange m’appartient, monsieur, a-t-il interrompu en regimbant. Je ne me laisse gêner par personne, quand j’ai le moye n de m’y opposer... Entrez !
Cet « entrez » était prononcé les dents serrées et exprimait le sentiment : « allez au diable ! » La barrière même sur laquelle il s’ap puyait ne décelait aucun mouvement qui s’accordât avec les paroles. Je crois que cette circonstance m’a déterminé à accepter l’invitation. Je m’intéressais à un homme dont la réserve semblait encore plus exagérée que la mienne. Quand il a vu le poitrail de mon cheval pousser tra nquillement la barrière, il a sorti la main de sa poche pour enlever la chaîne et m’a p récédé de mauvaise grâce sur la chaussée. Comme nous entrions dans la cour, il a crié : – Joseph, prenez le cheval de Mr. Lockwood ; et mon tez du vin.
« Voilà toute la gent domestique, je suppose. » Tel le était la réflexion que me suggérait cet ordre composite. « Il n’est pas surprenant que l’herbe croisse entre les dalles, et les bestiaux sont sans doute seuls à tai ller les haies. »
Joseph est un homme d’un certain âge, ou, pour mieu x dire, âgé : très âgé, peut-être, bien que robuste et vigoureux. « Le Seigneur nous assiste ! » marmottait-il en aparté d’un ton de mécontentement bourru, pendant q u’il me débarrassait de mon cheval. Il me dévisageait en même temps d’un air si rébarbatif que j’ai charitablement conjecturé qu’il devait avoir besoin de l’assistance divine pour digérer son dîner et que sa pieuse exclamation ne s e rapportait pas à mon arrivée inopinée.
Wuthering Heightsitation de Mr.(Les Hauts de Hurle-Vent), tel est le nom de l’hab Heathcliff : « wuthering » est un provincialisme qu i rend d’une façon expressive le tumulte de l’atmosphère auquel sa situation expose cette demeure en temps d’ouragan(1). Certes on doit avoir là-haut un air pur et salubr e en toute saison : la force avec laquelle le vent du nord souffle par-des sus la crête se devine à l’inclinaison excessive de quelques sapins rabougri s plantés à l’extrémité de la maison, et à une rangée de maigres épines qui toute s étendent leurs rameaux du
même côté, comme si elles imploraient l’aumône du s oleil. Heureusement l’architecte a eu la précaution de bâtir solidement : les fenêtres étroites sont profondément enfoncées dans le mur et les angles pr otégés par de grandes pierres en saillie. Avant de franchir le seuil, je me suis arrêté pour admirer une quantité de sculptures grotesques prodiguées sur la façade, spé cialement autour de la porte principale. Au-dessus de celle-ci, et au milieu d’u ne nuée de griffons délabrés et de bambins éhontés, j’ai découvert la date « 1500 » et le nom « Hareton Earnshaw ». J’aurais bien fait quelques commentaires et demandé au revêche propriétaire une histoire succincte du domaine ; mais son attitude à la porte semblait exiger de moi une entrée rapide ou un départ définitif, et je ne voulais pas aggraver son impatience avant d’avoir inspecté l’intérieur.
Une marche nous a conduits dans la salle de famille , sans aucun couloir ou corridor d’entrée. Cette salle est ce qu’on appelle ici « la maison » par excellence. Elle sert en général à la fois de cuisine et de piè ce de réception. Mais je crois qu’à Hurle-Vent la cuisine a dû battre en retraite dans une autre partie du bâtiment, car j’ai perçu au loin, dans l’intérieur, un babil de l angues et un cliquetis d’ustensiles culinaires ; puis je n’ai remarqué, près de la spac ieuse cheminée, aucun instrument pour faire rôtir ou bouillir, ni pour faire cuire l e pain, non plus qu’aucun reflet de casseroles de cuivre ou de passoires de fer-blanc l e long des murs. À une extrémité, il est vrai, la lumière et la chaleur ré verbéraient magnifiquement sur des rangées d’immenses plats d’étain entremêlés de cruc hes et de pots d’argent, s’élevant les uns au-dessus des autres sur un grand buffet de chêne, jusqu’au plafond. Ce dernier est apparent : son anatomie ent ière s’offre à un œil inquisiteur, sauf à un endroit où elle est masquée par un cadre de bois chargé de gâteaux d’avoine et d’une grappe de cuisseaux de bœuf, de g igots et de jambons. Au-dessus de la cheminée sont accrochés quelques mauva is vieux fusils et une paire de pistolets d’arçon ; en guise d’ornement, trois b oîtes à thé décorées de couleurs voyantes sont disposées sur le rebord. Le sol est d e pierre blanche polie ; les chaises, à hauts dossiers, de formes anciennes, pei ntes en vert ; une ou deux, plus massives et noires, se devinaient dans l’ombre. À l ’abri d’une voûte que forme le buffet reposait une grosse chienne jaunâtre de l’es pèce pointer, entourée d’une nichée de petits qui piaillaient ; d’autres chiens occupaient d’autres recoins.
L’appartement et l’ameublement n’auraient rien eu d ’extraordinaire s’ils eussent appartenu à un brave fermier du Nord, à l’air têtu, aux membres vigoureux mis en valeur par une culotte et des guêtres. Vous rencont rerez ce personnage, assis dans son fauteuil, un pot d’ale mousseuse devant lui sur une table ronde, au cours d’une tournée quelconque de cinq ou six milles dans cette région montagneuse, pourvu que vous la fassiez à l’heure convenable après le d îner. Mais Mr. Heathcliff présente un singulier contraste avec sa demeure et son genre de vie. Il a le physique d’un bohémien au teint basané, le vêtement et les manières d’un gentleman ; tout autant, du moins, que la plupart d es propriétaires campagnards. Un peu négligé dans sa mise, peut-être, mais cette nég ligence ne lui messied pas, parce qu’il se tient droit et que sa tournure est é légante ; l’aspect plutôt morose. D’aucuns pourraient le suspecter d’un certain orgue il de mauvais ton : une voix intérieure me dit qu’il n’y a chez lui rien de semb lable. Je sais, par instinct, que sa réserve provient d’une aversion pour les étalages d e sentiments... pour les manifestations d’amabilité réciproque. Il aimera co mme il haïra, sans en rien laisser paraître, il regardera comme une sorte d’impertinen ce l’amour ou la haine qu’il
recevra en retour. Non, je vais trop vite ; je lui prête trop libéralement mes propres attributs. Mr. Heathcliff peut avoir, pour retenir sa main quand il rencontre quelqu’un qui ne demande qu’à lui tendre la sienne, des raiso ns entièrement différentes de celles qui me déterminent. Espérons que ma constitu tion m’est presque spéciale. Ma chère mère avait l’habitude de dire que je n’aur ais jamais un foyer confortable ; et, pas plus tard que l’été dernier, j’ai montré qu e j’étais parfaitement indigne d’en avoir un. Je jouissais d’un mois de beau temps au bord de la mer, quand je fis connaissance de la plus fascinante des créatures : une vraie déesse à mes yeux, tant qu’elle ne parut pas me remarquer. Je « ne lui dis jamais mon amour » en paroles ; pourtant, si les regards ont un langage, la plus simple d’esprit aurait pu deviner que j’étais amoureux fou. Elle me comprit e nfin et à son tour me lança un regard... le plus doux de tous les regards imaginab les. Que fis-je alors ? Je l’avoue à ma honte, je me repliai glacialement sur moi-même , comme un colimaçon ; à chaque regard, je me refroidissais et rentrais un p eu plus avant dans ma coquille, si bien qu’à la fin la pauvre innocente se mit à doute r de ses propres sens et, accablée de confusion à la pensée de son erreur sup posée, persuada sa maman de décamper. Cette curieuse tournure d’esprit m’a valu une réputation de cruauté intentionnelle, qui est bien injustifiée ; mais moi seul en puis juger. J’ai pris un siège au coin du feu opposé à celui ve rs lequel mon propriétaire se dirigeait, et j’ai occupé un moment de silence à es sayer de caresser la chienne, qui avait quitté ses petits et rôdait comme une louve a utour de mes mollets, la lèvre retroussée, ses dents blanches humides prêtes à mor dre. Ma caresse a provoqué un long grognement guttural.
– Je vous conseille de laisser la chienne tranquill e, a grogné Mr. Heathcliff à l’unisson, en arrêtant d’un coup de pied des démons trations plus dangereuses. Elle n’est pas habituée à être gâtée... elle n’a pas été élevée pour l’agrément. Puis, se dirigeant vers une porte latérale, il a ap pelé de nouveau : « Joseph ! » Joseph a grommelé indistinctement dans les profonde urs de la cave, mais sans donner aucun signe de réapparition, de sorte que so n maître a plongé pour l’aller chercher, me laissant vis-à-vis de la scélérate de chienne et d’une paire d’affreux chiens de bergers à poils longs, qui exerçaient ave c elle une surveillance jalouse sur tous mes mouvements. Peu désireux de prendre co ntact avec leurs crocs, je suis resté assis sans bouger, mais, pensant qu’ils ne comprendraient sans doute pas des insultes tacites, je me suis malheureusemen t permis de cligner de l’œil et de faire des grimaces au trio, et l’une de mes expr essions de physionomie a tellement irrité madame qu’elle est entrée soudain en furie et a sauté sur mes genoux. Je l’ai repoussée et me suis hâté d’interpo ser la table entre nous deux. Cette manœuvre a mis en émoi toute la meute : une d emi-douzaine de démons à quatre pattes, de tailles et d’âges variés, sont so rtis de leurs repaires cachés et se sont rassemblés. J’ai senti que mes talons et les b asques de mon habit étaient les buts particuliers de l’assaut et, tenant de mon mie ux les plus forts des combattants en respect avec le tisonnier, je me suis vu contrai nt de demander tout haut l’assistance de quelqu’un de la maison pour rétabli r la paix.
Mr. Heathcliff et son domestique ont gravi les marc hes de la cave avec un flegme mortifiant : je ne crois pas qu’ils aient mis une s econde de moins qu’à l’accoutumée, bien qu’autour de la cheminée une tempête d’aboieme nts et de glapissements fît rage. Par bonheur, un habitant de la cuisine a mont ré plus de hâte. Une forte
gaillarde, la robe retroussée, les bras nus, les jo ues rougies par le feu, s’est précipitée au milieu de nous en brandissant une poê le à frire. Elle a manié cette arme, ainsi que sa langue, avec tant d’à-propos que la tourmente s’est apaisée comme par enchantement et qu’elle demeurait seule, haletante comme la mer après un ouragan, quand son maître est entré sur la scène.
– Que diable se passe-t-il ? a-t-il demandé en me r egardant d’un air que j’ai eu quelque peine à supporter après ce traitement inhos pitalier.
– Que diable ! en effet, ai-je grommelé. Le troupea u de pourceaux possédés du démon(2)ne pouvait avoir en lui de pires esprits que n’en recèlent vos animaux que voilà, monsieur. Autant vaudrait laisser un étrange r avec une portée de tigres !
– Ils n’inquiètent pas les gens qui ne touchent à r ien, a-t-il remarqué en posant la bouteille devant moi et remettant la table en place . Les chiens font bien d’être vigilants. Un verre de vin ?
– Non, merci.
– Pas été mordu ?
– Si je l’eusse été, j’aurais laissé mon empreinte sur le mordeur. Un sourire grimaçant a détendu les traits de Heathc liff. – Allons, allons, vous êtes troublé, Mr. Lockwood. Voyons, prenez un peu de vin. Les hôtes sont tellement rares dans cette maison qu e mes chiens et moi, je le reconnais volontiers, ne savons guère les recevoir. À votre santé, monsieur !
Je me suis incliné en rendant la politesse. Je comm ençais à m’apercevoir qu’il serait absurde de bouder à cause de la mauvaise con duite d’une bande de méchants chiens. En outre, je n’avais pas envie de continuer à fournir à cet individu de l’amusement à mes dépens ; car c’était le tour q ue prenait son humeur. Lui, mû probablement par la prudente considération que ce s erait folie d’offenser un bon locataire, a atténué un peu le laconisme de son sty le d’où les pronoms et les verbes auxiliaires étaient exclus, et a entrepris un sujet qu’il supposait devoir m’intéresser, un discours sur les avantages et les inconvénients de mon lieu de retraite actuel. Je l’ai trouvé très informé des questions que nous avo ns abordées ; et, avant de rentrer chez moi, je me suis enhardi à proposer de renouveler ma visite demain. Il ne désirait évidemment pas voir mon intrusion se ré péter. J’irai néanmoins. Je m’étonne de me sentir si sociable en comparaison de lui.
II
Hier, l’après-midi s’annonçait brumeuse et froide. J’avais envie de la passer au coin du feu dans mon cabinet de travail, au lieu de patauger dans la bruyère et dans la boue jusqu’à Hurle-Vent. Après le dîner, je remo ntai. (N. B.– Je dîne entre midi et une heure : la femme de charge, respectable matrone que j’ai prise avec la maison comme un immeuble par destination, n’a pas pu, ou n ’a pas voulu, comprendre la requête que je lui avais adressée pour être servi à cinq heures). Je gravis donc l’escalier dans cette intention paresseuse ; mais, en entrant dans la pièce, je vis une servante à genoux, entourée de brosses et de se aux à charbon ; elle soulevait une poussière infernale en éteignant les flammes so us des monceaux de cendres. Ce spectacle me fit aussitôt reculer. Je pris mon c hapeau et, après une course de quatre milles, j’arrivai à la porte du jardin de He athcliff juste à temps pour échapper aux premiers flocons d’une averse de neige.
Sur ce sommet découvert, la terre était durcie par une gelée noire et le vent me fit frissonner jusqu’à la moelle. Ne parvenant pas à en lever la chaîne, je sautai par-dessus la barrière, montai en courant la chaussée d allée bordée çà et là de groseilliers, et frappai en vain pour me faire adme ttre, tant et si bien que les jointures des doigts me cuisaient et que les chiens se mirent à hurler. « Misérables habitants de cette demeure ! proférai- je mentalement, vous mériteriez, pour votre grossière inhospitalité, de rester à perpétuité isolés de vos semblables. Vous pourriez au moins ne pas tenir vos portes barricadées en plein jour. Peu importe : j’entrerai ! » Cette résolution prise, je saisis le loquet et le secouai violemment. La tête et la face vinaigrée de Joseph se montrèrent à une lucarne ronde de la grange. – Qué qu’vous voulez ? cria-t-il. Le maître a desce ndu au parc à moutons. Faites l’tour par le bout d’la grange, si c’est qu’vous vo ulez lui parler. – N’y a-t-il personne à l’intérieur pour ouvrir la porte ? lui criai-je en réponse. – N’y a personne qu’la maîtresse, et é n’ouvrira po int, quand même que vous feriez votre vacarme infernal jusqu’à la nuit. – Pourquoi ? Ne pourriez-vous lui dire qui je suis, hein ! Joseph ? – Moi ? que nenni ! J’voulions point m’en mêler, grommela la tête, qui disparut.
La neige commençait à tomber dru. Je saisissais la poignée du loquet pour faire un nouvel essai, quand un jeune homme sans veste, e t portant une fourche sur l’épaule, apparut dans la cour derrière la maison. Il me héla en me faisant signe de le suivre et, après avoir traversé une buanderie et une cour pavée contenant un magasin à charbon, une pompe et un pigeonnier, nous arrivâmes enfin dans la grande pièce, chaude et gaie, où j’avais déjà été r eçu. Elle resplendissait délicieusement à la lueur d’un immense feu de charb on, de tourbe et de bois ; près de la table mise pour un plantureux repas du soir, je fus charmé d’apercevoir « la maîtresse », personne dont je n’avais pas encore so upçonné l’existence. Je saluai et j’attendis, pensant qu’elle me prierait de prend re un siège. Elle me regarda en s’appuyant sur le dossier de sa chaise, mais resta immobile et muette. – Vilain temps ! remarquai-je. Je crains, Mrs. Heat hcliff, que la porte n’ait à se ressentir des conséquences du service un peu relâch é de vos domestiques ; j’ai eu
de la peine à me faire entendre d’eux. Elle ne desserrait pas les lèvres. J’ouvris de gran ds yeux... elle ouvrit de grands yeux aussi ; ou plutôt elle fixa sur moi un regard froid, indifférent, excessivement embarrassant et désagréable. – Asseyez-vous, dit le jeune homme d’un ton bourru. Il va bientôt rentrer. J’obéis, je toussai, j’appelai la gredine de Junon qui daigna, à cette seconde entrevue, remuer l’extrémité de la queue en signe d e reconnaissance. – Un bien bel animal, repris-je. Avez-vous l’intent ion de vous séparer de ses petits, madame ? – Ils ne sont pas à moi, dit l’aimable hôtesse d’un ton encore moins engageant que celui que Heathcliff lui-même aurait pu mettre à cette réponse. – Ah ! vos favoris sont sans doute parmi ceux-ci ? continuai-je en me tournant vers un coussin dans l’ombre, couvert de quelque ch ose qui ressemblait à des chats. – Étrange choix de favoris ! observa-t-elle avec mé pris. Pas de chance ! c’était un tas de lapins morts. Je toussai une fois de plus et me rapprochai de l’âtre, renouvelant mes commentaires sur le triste temps de cette soirée. – Vous n’auriez pas dû sortir, dit-elle en se levan t pour prendre sur la cheminée deux des boîtes à thé peintes. Jusqu’alors, elle avait été abritée de la lumière ; maintenant je distinguais nettement sa silhouette et son visage. Elle était é lancée, en apparence à peine sortie de l’adolescence ; admirablement faite, et a vec la plus exquise petite figure que j’aie jamais eu le plaisir de contempler ; des traits fins, très réguliers ; des boucles blondes, ou plutôt dorées, qui pendaient li brement sur son cou délicat ; et des yeux qui eussent été irrésistibles, si l’expres sion en eût été agréable. Heureusement pour mon cœur sensible, le seul sentim ent qu’ils révélaient tenait le milieu entre le dédain et une sorte de désespoir, q u’on était étrangement surpris d’y découvrir. Les boîtes étaient presque hors de sa po rtée ; je fis un mouvement pour l’aider : elle se tourna vers moi du même air qu’au rait un avare si quelqu’un voulait essayer de l’aider à compter son or. – Je n’ai pas besoin de votre assistance, dit-elle sèchement, je peux les atteindre toute seule. – Je vous demande pardon, me hâtai-je de répliquer.
– Vous a-t-on invité à prendre le thé ? demanda-t-e lle en attachant un tablier sur sa robe noire très propre. Elle balançait une cuill erée de thé au dessus de la théière.
– J’en prendrai une tasse avec plaisir.
– Vous a-t-on invité ? répéta-t-elle.
– Non, dis-je en souriant à demi. Mais vous êtes to ut indiquée pour le faire. Elle rejeta le thé, la cuiller et tout le reste et se rassit sur sa chaise avec un mouvement de dépit, le front plissé, la lèvre infér ieure, rouge, en avant, comme celle d’un enfant prêt à pleurer. Cependant le jeune homme avait jeté sur son dos une veste extrêmement usée ; debout devant le feu, il me regardait du coin de l’ œil, d’une mine à jurer qu’il y avait
entre nous deux une haine mortelle inassouvie. Je c ommençais à me demander si c’était ou non un domestique. Son costume et son la ngage étaient grossiers, tout à fait dépourvus de la supériorité qu’indiquaient ceu x de Mr. et de Mrs. Heathcliff ; ses épaisses boucles brunes étaient négligées et hirsut es, sa moustache empiétait sur ses joues à la manière de celle d’un ours, ses main s étaient hâlées comme celles d’un simple laboureur. Pourtant son attitude était dégagée, presque hautaine, et il ne montrait pas l’assiduité d’un domestique à servi r la maîtresse de maison.
En l’absence de preuves certaines de sa condition, je jugeai préférable de ne pas prêter attention à sa conduite bizarre. Au bout de cinq minutes, l’entrée de Heathcliff apporta, dans une certaine mesure, un soulagement à ma situation embarrassée.
– Vous voyez, monsieur, que je suis venu comme je l ’avais promis ! m’écriai-je avec un feint enjouement, et je crains que la neige ne me retienne chez vous pendant une demi-heure, si vous pouvez m’accorder a bri pendant ce laps de temps.
– Une demi-heure ? dit-il en secouant les blancs fl ocons qui couvraient ses vêtements. Je me demande pourquoi vous avez choisi le fort d’une tourmente de neige pour venir vous promener jusqu’ici. Savez-vou s que vous courez le risque de vous perdre dans les marais ? Des gens familiers av ec ces landes s’égarent souvent par de pareilles soirées ; et je puis vous annoncer qu’il n’y a aucun espoir de changement pour le moment. – Je pourrais peut-être trouver parmi vos valets de ferme un guide, qui resterait à la Grange jusqu’à demain... si vous pouviez m’en prêter un ? – Non, je ne pourrais pas.
– Oh ! vraiment ! Eh bien ! alors, j’en serai réduit à ma seule sagacité. – Hum ! – Allez-vous faire l’thé ? demanda l’homme à l’habi t râpé, détournant de moi son farouche regard pour le diriger sur la jeune femme.
– Faut-il en faire pourlui? demanda-t-elle en s’adressant à Heathcliff.
– Préparez-le, voulez-vous ? fut la réponse, faite d’une façon si brutale que je tressaillis. Le ton dont ces mots furent prononcés révélait une nature foncièrement mauvaise. Je n’avais plus envie d’appeler Heathclif f un homme admirable.
Quand les préparatifs furent terminés, il m’invita :
– Maintenant, monsieur, avancez votre chaise. Et tous, y compris le rustique jeune homme, s’appro chèrent de la table. Un austère silence régna pendant que nous prenions notre repas. Je pensai que, si ma présence avait jeté un froid, il était de mon devoir de faire un effort pour le dissiper. Il n’était pas possible qu e ces gens fussent tous les jours aussi sombres et aussi taciturnes ; il n’était pas possible, si mauvais caractère qu’ils eussent, que cet air renfrogné qu’ils avaient tous fût leur air de tous les jours.
– Il est étrange, commençai-je dans l’intervalle en tre une tasse de thé et une autre, il est étrange que l’habitude puisse ainsi f açonner nos goûts et nos idées. Beaucoup de gens seraient incapables de concevoir l ’existence du bonheur dans une vie aussi complètement retirée que la vôtre, Mr . Heathcliff ; pourtant j’oserai dire que, entouré de votre famille, avec votre aima ble épouse comme génie tutélaire de votre foyer et de votre cœur... – Mon aimable épouse ! interrompit-il avec un rican ement presque diabolique. Où
est-elle, mon aimable épouse ?
– Mrs. Heathcliff, votre femme, veux-je dire. – Ah ! bon, oui... Vous voulez sans doute faire ent endre que son esprit a pris le rôle d’ange gardien et veille sur le sort de Hurle- Vent, même quand son corps l’a quitté. Est-ce cela ? M’apercevant que je commettais une bévue, j’essayai de la rattraper. J’aurais dû voir qu’il y avait une trop grande disproportion d’ âge entre eux deux pour qu’ils pussent avec vraisemblance être mari et femme. L’un avait environ quarante ans : un âge de vigueur mentale où les hommes nourrissent rarement l’illusion d’être épousés par amour par des jeunes filles ; ce rêve e st réservé comme consolation au déclin de nos années. L’autre ne paraissait pas dix-sept ans.
J’eus une inspiration soudaine. « Le lourdaud qui e st à côté de moi, qui boit son thé dans une jatte et mange son pain avec des mains sales, pourrait bien être son mari : Heathcliff junior, sans doute. Voilà ce qui arrive quand on s’enterre vivante : elle s’est jetée sur ce rustre par simple ignorance de l’existence d’êtres supérieurs ! C’est bien dommage... il faut que je tâche de lui f aire regretter son choix. » Cette dernière réflexion peut sembler d’un fat : elle ne l’était pas. Mon voisin me frappait comme un être presque repoussant ; je savais, par e xpérience, que je n’étais pas sans séduction.
– Mrs. Heathcliff est ma belle-fille, dit Heathcliff, ce qui confirma ma supposition. Il dirigea sur elle, en parlant, un singulier regar d : un regard chargé de haine... à moins que, par l’effet d’une disposition anormale, ses muscles faciaux n’interprètent pas, comme ceux des autres humains, le langage de s on âme. – Ah ! certainement... je comprends maintenant : vo us êtes l’heureux possesseur de cette fée bienfaisante, remarquai-je en me tourn ant vers mon voisin.
Ce fut encore pis. Le jeune homme devint écarlate e t ferma le poing, en donnant tous les signes de préméditation d’un assaut. Mais il parut se ressaisir presque aussitôt et étouffa l’orage sous un brutal juron, g rommelé à mon adresse et que, bien entendu, j’eus soin d’ignorer.
– Pas de chances dans vos conjectures, monsieur, ob serva mon hôte. Aucun de nous n’a le privilège de posséder votre bonne fée ; son époux est mort. J’ai dit qu’elle était ma belle-fille ; il faut donc qu’elle ait épousé mon fils.
– Et ce jeune homme n’est...
– Pas mon fils assurément.
Heathcliff sourit encore, comme si c’eût été une pl aisanterie un peu trop forte de lui attribuer la paternité de cet ours. – Mon nom est Hareton Earnshaw, bougonna l’autre ; et je vous conseille de le respecter ! – Je n’ai fait preuve d’aucune irrévérence, répondi s-je, en riant intérieurement de la dignité avec laquelle il se présentait lui-même.
Avant qu’il eût cessé de tenir les yeux fixés sur m oi, j’avais détourné de lui mon regard, de crainte d’être tenté de le gifler, ou de donner cours à mon hilarité. Je commençais à me sentir indubitablement peu à ma pla ce dans cet agréable cercle de famille. Le sentiment de bien-être physique que j’éprouvais était plus que neutralisé par la lugubre atmosphère spirituelle qu i régnait là. Je résolus de réfléchir avant de m’aventurer sous ce toit une troisième foi s.
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