Lélia
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Description

George Sand (1804-1876)



« Qui es-tu ? et pourquoi ton amour fait-il tant de mal ? Il doit y avoir en toi quelque affreux mystère inconnu aux hommes. À coup sûr tu n’es pas un être pétri du même limon et animé de la même vie que nous ! Tu es un ange ou un démon, mais tu n’es pas une créature humaine. Pourquoi nous cacher ta nature et ton origine ? Pourquoi habiter parmi nous qui ne pouvons te suffire ni te comprendre ? Si tu viens de Dieu, parle et nous t’adorerons. Si tu viens de l’enfer... Toi venir de l’enfer ! Toi si belle et si pure ! Les esprits du mal ont-ils ce regard divin, et cette voix harmonieuse, et ces paroles qui élèvent l’âme et la transportent jusqu’au trône de Dieu ?


Et cependant, Lélia, il y a en toi quelque chose d’infernal. Ton sourire amer dément les célestes promesses de ton regard. Quelques-unes de tes paroles sont désolantes comme l’athéisme : il y a des moments où tu ferais douter de Dieu et de toi-même. Pourquoi, pourquoi, Lélia, êtes-vous ainsi ? Que faites-vous de votre foi, que faites-vous de votre âme, quand vous niez l’amour ? Ô ciel ! vous, proférer ce blasphème ! Mais qui êtes-vous donc si vous pensez ce que vous dites parfois ? »



Sténio, jeune poète est amoureux fou de Lélia qui lui paraît mystérieuse et incompréhensible. Lélia est-elle amoureuse de Sténio ? Il ne saurait le dire : l'attitude de Lelia est si déroutante et puis il y a Trenmor, un ancien bagnard qui accompagne très souvent la jeune femme... Sténio est jaloux.



Version 1833

Sujets

Informations

Publié par
Nombre de lectures 2
EAN13 9782374633985
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0019€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Lélia
version 1833
George Sand
Juin 2019
Stéphane le Mat
La Gibecière à Mots
ISBN : 978-2-37463-398-5
Couverture : pastel de STEPH'
lagibeciereamots@sfr.fr
N° 399
Dédié à M. H. Delatouche
Quand la crédule espérance hasarde un regard confia nt parmi les doutes d’une âme déserte et désolée pour les sonder et les guéri r, son pied chancelle sur le bord de l’abîme, son œil se trouble, elle est frappée de vertige et de mort.
PENSÉES INÉDITES D’UN SOLITAIRE.
PREMIÈRE PARTIE
I
« Qui es-tu ? et pourquoi ton amour fait-il tant de mal ? Il doit y avoir en toi quelque affreux mystère inconnu aux hommes. À coup sûr tu n’es pas un être pétri du même limon et animé de la même vie que nous ! Tu es un ange ou un démon, mais tu n’es pas une créature humaine. Pourquoi nou s cacher ta nature et ton origine ? Pourquoi habiter parmi nous qui ne pouvon s te suffire ni te comprendre ? Si tu viens de Dieu, parle et nous t’adorerons. Si tu viens de l’enfer... Toi venir de l’enfer ! Toi si belle et si pure ! Les esprits du mal ont-ils ce regard divin, et cette voix harmonieuse, et ces paroles qui élèvent l’âme et la transportent jusqu’au trône de Dieu ? Et cependant, Lélia, il y a en toi quelque chose d’ infernal. Ton sourire amer dément les célestes promesses de ton regard. Quelqu es-unes de tes paroles sont désolantes comme l’athéisme : il y a des moments où tu ferais douter de Dieu et de toi-même. Pourquoi, pourquoi, Lélia, êtes-vous ains i ? Que faites-vous de votre foi, que faites-vous de votre âme, quand vous niez l’amo ur ? Ô ciel ! vous, proférer ce blasphème ! Mais qui êtes-vous donc si vous pensez ce que vous dites parfois ? »
II
«ns je vous devine. Vous meLélia, j’ai peur de vous. Plus je vous vois, et moi ballottez sur une mer d’inquiétudes et de doutes. V ous semblez vous faire un jeu de mes angoisses. Vous m’élevez au ciel et vous me fou lez aux pieds. Vous m’emportez avec vous dans les nuées radieuses, et p uis vous me précipitez dans le noir chaos ! Ma faible raison succombe à de tell es épreuves. Épargnez-moi, Lélia !
Hier, quand nous nous promenions sur la montagne, v ous étiez si grande, si sublime, que j’aurais voulu m’agenouiller devant vo us et baiser la trace embaumée de vos pas. Quand le Christ fut transfiguré dans un e nuée d’or et sembla nager aux yeux de ses apôtres dans un fluide embrasé, ils se prosternèrent et dirent : « Seigneur, vous êtes bien le fils de Dieu ! ». Et puis quand la nuée se fut évanouie et que le prophète descendit la montagne avec ses c ompagnons, ils se demandèrent sans doute avec inquiétude : « Cet homm e qui marche avec nous, qui parle comme nous, qui va souper avec nous, est-il d onc le même que nous venons de voir enveloppé de voiles de feu et tout rayonnan t de l’esprit du Seigneur ? » Ainsi fais-je avec vous, Lélia ! À chaque instant vous vo us transfigurez devant moi et puis vous dépouillez la divinité pour redevenir mon égal e et, alors, je me demande avec effroi si vous n’êtes point quelque puissance céles te, quelque prophète nouveau, le Verbe incarné encore une fois sous une forme humain e, et si vous agissez ainsi pour éprouver notre foi et connaître parmi nous les vrais fidèles !
Mais le Christ ! cette grande pensée personnifiée, ce type sublime de l’âme immatérielle, il était toujours au-dessus de la nat ure humaine qu’il avait revêtue. Il avait beau redevenir homme, il ne pouvait se cacher si bien qu’il ne fût toujours le premier entre les hommes. Vous, Lélia, ce qui m’eff raie, c’est que, quand vous descendez de vos gloires, vous n’êtes plus même à n otre niveau, vous tombez au-dessous de nous-mêmes, et vous semblez ne plus cher cher à nous dominer que par la perversité de votre cœur. Par exemple, qu’es t-ce donc que cette haine profonde, cuisante, inextinguible, que vous avez po ur notre race ? Peut-on aimer Dieu comme vous faites et détester si cruellement s es œuvres ? Comment accorder ce mélange de foi sublime et d’impiété endurcie, ce s élans vers le ciel et ce pacte avec l’enfer ? Encore une fois, d’où venez-vous, Lé lia ? Quelle mission de salut ou de vengeance accomplissez-vous sur la terre ?
Hier, à l’heure où le soleil descendait derrière le glacier, noyé dans des vapeurs d’un rose bleuâtre, alors que l’air tiède d’un beau soir d’hiver glissait dans vos cheveux et que la cloche de l’église jetait ses not es mélancoliques aux échos de la vallée ; alors, Lélia, je vous le dis, vous étiez v raiment la fille du ciel. Les molles clartés du couchant venaient mourir sur vous et vou s entouraient d’un reflet magique. Vos yeux, levés vers la voûte bleue où se montraient à peine quelques étoiles timides, brillaient d’un feu sacré. Moi, po ète des bois et des vallées, j’écoutais le murmure mystérieux des eaux, je regar dais les ondulations mœlleuses des pins faiblement agités, je respirais le suave p arfum des violettes sauvages qui, au premier jour tiède qui se présente, au premier rayon de soleil pâle qui les convie, ouvrent leurs calices d’azur sous la mousse desséch ée. Mais vous, vous ne songiez point à tout cela ; ni les fleurs, ni les f orêts, ni le torrent n’appelaient vos regards. Nul objet sur la terre n’éveillait vos sen sations, vous étiez toute au ciel. Et,
quand je vous montrai le spectacle enchanté qui s’é tendait sous nos pieds, vous me dites en élevant la main vers la voûte éthérée :Regardez cela ! Ô Lélia ! vous soupiriez après votre patrie, n’est-ce pas ? vous d emandiez à Dieu pourquoi il vous oubliait si longtemps parmi nous, pourquoi il ne vo us rendait pas vos ailes blanches pour monter à lui ?
Mais hélas ! quand le froid qui commençait à souffl er sur la bruyère nous eut forcés de chercher un abri dans la ville ; quand, a ttiré par les vibrations de cette cloche, je vous priai d’entrer dans l’église avec m oi et d’assister à la prière du soir, pourquoi, Lélia, ne m’avez-vous pas quitté ? Pourqu oi, vous qui pouvez certainement des choses plus difficiles, n’avez-vou s pas fait descendre d’en haut un nuage pour me voiler votre face ? Hélas ! pourquoi vous ai-je vue ainsi, debout, le sourcil froncé, l’air hautain, le cœur sec ? Pourqu oi ne vous êtes-vous pas agenouillée sur les dalles moins froides que vous ? Pourquoi n’avez-vous pas croisé vos mains sur ce sein de femme que la présen ce de Dieu aurait dû remplir d’attendrissement ou de terreur ? Pourquoi ce calme superbe et ce mépris apparent pour les rites de notre culte ? N’adorez-vous pas l e vrai Dieu, Lélia ? Venez-vous des contrées brûlantes où l’on sacrifie à Brahma ou des bords de ces grands fleuves sans nom, où l’homme implore l’esprit du ma l plutôt que celui du bien ? car nous ne savons ni votre famille, ni les climats qui vous ont vue naître. Nul ne le sait, et le mystère qui vous environne nous rend supersti tieux malgré nous !
Vous insensible ! Vous impie ! Oh ! cela ne se peut pas ! Mais dites-moi, au nom du ciel, que devient donc, à ces heures terribles, cette âme, cette grande âme où la poésie ruisselle, où l’enthousiasme déborde et dont le feu nous gagne et nous entraîne au-delà de tout ce que nous avions senti ? À quoi songiez-vous hier, qu’aviez-vous fait de vous-même, quand vous étiez l à, muette et glacée dans le temple, debout comme le pharisien, mesurant Dieu sa ns trembler, sourde aux saints cantiques, insensible à l’encens, aux fleurs effeuillées, aux soupirs de l’orgue, à toute la poésie du saint lieu ? Et comme elle était belle pourtant cette église imprégnée d’humides parfums, palpitante d’ha rmonies sacrées ! Comme la flamme des lampes d’argent s’exhalait blanche et ma te dans les nuages d’opale du benjoin embrasé, tandis que les cassolettes de verm eil envoyaient à la voûte les gracieuses spirales d’une fumée odorante ! Comme le s lames d’or du tabernacle s’élevaient, légères et rayonnantes, sous le reflet des cierges ! Et quand le prêtre, ce grand et beau prêtre irlandais dont les cheveux sont si noirs, dont la taille est si majestueuse, le regard si austère et la parole si s onore, descendit lentement les degrés de l’autel, traînant sur les tapis son long manteau de velours ; quand il éleva sa grande voix, triste et pénétrante comme les vent s qui soufflent dans sa patrie ; quand il nous dit, en nous présentant l’ostensoir é tincelant, ce mot si puissant dans sa bouche :Adoremus !alors, Lélia, je me sentis pénétré d’une sainte fra yeur et, me jetant à genoux sur le marbre, je frappai ma poi trine et je baissai les yeux.
Mais votre pensée est si intimement liée dans mon â me à toutes les grandes pensées que je me retournai presque aussitôt vers v ous pour partager avec vous cette émotion délicieuse ou, peut-être, que Dieu ma intenant me le pardonne, pour vous adresser la moitié de ces humbles adorations.
Mais vous, vous étiez debout ! Vous n’avez pas plié le genou, vous n’avez pas baissé les yeux ! Votre regard superbe s’est promen é, froid et scrutateur, sur le prêtre, sur l’hostie, sur la foule prosternée : rie n de tout cela ne vous a parlé. Seule, toute seule parmi nous tous, vous avez refusé votre prière au Seigneur. Seriez-vous
donc une puissance au-dessus de lui ?
Eh bien ! Lélia (que Dieu me le pardonne encore !) pendant un moment je l’ai cru et j’ai failli lui retirer mon hommage pour vous l’ offrir. Je me suis laissé éblouir et subjuguer par la puissance qui était en vous. Hélas ! il faut l’avouer, je ne vous vis jamais si belle. Pâle comme une des statues de marb re blanc qui veillent auprès des tombeaux, vous n’aviez plus rien de terrestre. Vos yeux brillaient d’un feu sombre et votre vaste front, dont vous aviez écarté vos cheveux noirs, s’élevait, sublime d’orgueil et de génie, au-dessus de la foul e, au-dessus du prêtre, au-dessus de Dieu même. Cette profondeur d’impiété éta it effrayante et, à vous voir ainsi toiser du regard l’espace qui est entre nous et le ciel, tout ce qui était là se sentait petit. Milton vous avait-il vue, quand il f it si noble et si beau le front foudroyé de son ange rebelle ?
Faut-il vous dire toutes mes terreurs ? Il m’a semb lé qu’à l’instant où le prêtre debout, élevant le symbole de la foi sur nos têtes inclinées, vous vit devant lui, debout comme lui, seule avec lui au-dessus de tous ; oui, il m’a semblé qu’alors son regard profond et sévère, rencontrant votre impassi ble regard, s’est baissé devant lui. Il m’a semblé que ce prêtre pâlissait, que sa main tremblante ne pouvait plus soutenir le calice et que sa voix s’éteignait dans sa vaste poitrine. Est-ce là un rêve de mon imagination troublée ou bien en effet l’indi gnation a-t-elle suffoqué le ministre du Très-Haut lorsqu’il vous a vue ainsi ré sister à l’ordre émané de sa bouche ? Ou bien, tourmenté comme moi par une étran ge hallucination, a-t-il cru voir en vous quelque chose de surnaturel, une puiss ance évoquée du sein de l’abîme ou une révélation envoyée du ciel ? »
III
«Quvoir qui je suis et d’où jee t’importe cela, jeune poète ? Pourquoi veux-tu sa viens ?... Je suis née comme toi dans la vallée des larmes et tous les malheureux qui rampent sur la terre sont mes frères. Est-elle donc si grande, cette terre qu’une pensée embrasse et dont une hirondelle fait le tour dans l’espace de quelques journées ? Que peut-il y avoir d’étrange et de myst érieux dans une existence humaine ? Quelle si grande influence supposez-vous à un rayon de soleil plus ou moins vertical sur nos têtes ? Allez ! ce monde tou t entier est bien loin de lui ; il est bien froid, et bien pâle, et bien étroit. Demandez au vent combien il lui faut d’heures pour le bouleverser d’un pôle à l’autre.
Fussé-je née à l’autre extrémité, il y aurait encor e peu de différence entre toi et moi. Tous deux condamnés à souffrir, tous deux faib les, incomplets, blessés par toutes nos jouissances, toujours inquiets, avides d ’un bonheur sans nom, toujours hors de nous, voilà notre destinée commune, voilà c e qui fait que nous sommes frères et compagnons sur la terre d’exil et de serv itude.
Vous demandez si je suis un être d’une autre nature que vous ? Croyez-vous que je ne souffre pas ? J’ai vu des hommes, plus malheu reux que moi par leur condition, qui l’étaient beaucoup moins par leur ca ractère. Tous les hommes n’ont pas la faculté de souffrir au même degré. Aux yeux du grand artisan de nos misères, ces variétés d’organisation sont bien peu de chose sans doute. Pour nous, dont la vue est si bornée, nous passons la moitié d e notre vie à nous examiner les uns les autres et à tenir note des nuances que subi t l’infortune en se révélant à nous. Tout cela, qu’est-ce devant Dieu ? Ce qu’est devant nous la différence entre les brins d’herbe de la prairie. C’est pourquoi je ne prie pas Dieu. Que lui demande rais-je ? Qu’il change ma destinée ? Il se rirait de moi. Qu’il me donne la f orce de lutter contre mes douleurs ? Il l’a mise en moi, c’est à moi de m’en servir. Vous demandez si j’adore l’esprit du mal. L’esprit du mal et l’esprit du bien, c’est un seul esprit, c’est Dieu ; c’est la volonté incon nue et mystérieuse qui est au-dessus de nos volontés. Le bien et le mal, ce sont des distinctions que nous avons créées : Dieu ne les connaît pas plus que le bonheu r et l’infortune. Ne demandez donc ni au ciel ni à l’enfer le secret de ma destin ée. C’est à vous que je pourrais reprocher de me jeter sans cesse au-dessus et au-de ssous de moi-même. Poète, ne cherchez pas en moi ces profonds mystères ; mon âme est sœur de la vôtre, vous la contristez, vous l’effrayez en la sondant a insi. Prenez-la pour ce qu’elle est, pour une âme qui souffre et qui attend. Si vous l’i nterrogez si sévèrement, elle se repliera sur elle-même et n’osera plus s’ouvrir à v ous. »
Iv
« L’âpreté de mes sollicitudes pour vous, je l’ai trop franchement exprimée, Lélia ; j’ai blessé la sublime pudeur de votre âme. C’est q u’aussi, Lélia, je suis bien malheureux ! Vous croyez que je porte sur vous l’œi l curieux d’un philosophe, et vous vous trompez. Si je ne sentais pas que je vous appartiens, que désormais mon existence est invinciblement liée à la vôtre, s i en un mot je ne vous aimais pas avec passion, je n’aurais pas l’audace de vous inte rroger, fussiez-vous le plus remarquablesujetoffert aux observations du physiologiste.
Ainsi ces doutes, ces inquiétudes que j’ai osé vous dire, tous ceux qui vous ont vue les partagent. Ils se demandent avec étonnement si vous êtes une existence maudite ou privilégiée, s’il faut vous aimer ou vou s craindre, vous accueillir ou vous repousser ; le grossier vulgaire même perd son inso uciance pour s’occuper de vous. Il ne comprend pas l’expression de vos traits ni le son de votre voix et, à entendre les contes absurdes dont vous êtes l’objet , on voit que ce peuple est également prêt à se mettre à deux genoux sur votre passage ou à vous conjurer comme un fléau. Les intelligences plus élevées vous observent attentivement, les unes par curiosité, les autres par sympathie ; mais aucune ne se fait comme moi une question de vie et de mort de la solution du pr oblème ; moi seul j’ai le droit d’être audacieux et de vous demander qui vous êtes, car (je le sens intimement et cette sensation est liée à celle de mon existence), je fais désormais partie de vous, vous vous êtes emparée de moi, à votre insu peut-êt re ; mais enfin me voilà asservi, je ne m’appartiens plus, mon âme ne peut p lus vivre en elle-même. Dieu et la poésie ne lui suffisent plus : Dieu et la poésie , c’est vous désormais et sans vous il n’y a plus de poésie, il n’y a plus de Dieu, il n’y a plus rien.
Dis-moi donc, Lélia, puisque tu veux que je te pren ne pour une femme et que je te parle comme à mon égale, dis-moi si tu as la puissa nce d’aimer, si ton âme est de feu ou de glace, si, en me donnant à toi, comme j’a i fait, j’ai traité de ma perte ou de mon salut ; car je ne le sais pas et je ne regarde pas sans effroi la carrière inconnue où je vais te suivre. Cet avenir est enveloppé de n uages, quelquefois roses et brillants comme ceux qui montent à l’horizon au lev er du soleil, quelquefois rouges et sombres comme ceux qui précèdent l’orage et recè lent la foudre.
Ai-je commencé la vie avec toi ou l’ai-je quittée p our te suivre dans la mort ? Ces années de calme et d’innocence qui sont derrière mo i, vas-tu les faner ou les rajeunir ? Ai-je connu le bonheur et vais-je le per dre ou, ne sachant ce que c’est, vais-je le goûter ? Ces années furent bien belles, bien fraîches, bien suaves ! mais aussi elles furent bien calmes, bien obscures, bien stériles ! Qu’ai-je fait, que rêver et attendre et espérer, depuis que je suis au monde ? Vais-je produire enfin ? Feras-tu de moi quelque chose de grand ou d’abject ? Sortirai-je de cette nullité, de ce repos qui commence à me peser ? En sortirai-je p our monter ou pour descendre ?
Voilà ce que je me demande chaque jour avec anxiété et tu ne me réponds rien, Lélia, et tu sembles ne pas te douter qu’il y a une existence en question devant toi, une destinée inhérente à la tienne et dont tu dois désormais rendre compte à Dieu ! Insoucieuse et distraite, tu as saisi le bout de ma chaîne et à chaque instant tu l’oublies, tu la laisses tomber !
Il faut qu’à chaque instant, effrayé de me voir seu l et abandonné, je t’appelle et te force à descendre de ces régions inconnues où tu t’ élances sans moi. Cruelle Lélia ! que vous êtes heureuse d’avoir ainsi l’âme libre et de pouvoir rêver seule, aimer seule, vivre seule ! Moi je ne le peux plus, je vous aime. Je n’aime que vous. Tous ces gracieux types de la beauté, tous ces ange s vêtus en femmes qui passaient dans mes rêves, me jetant des baisers et des fleurs, ils sont partis. Ils ne viennent plus ni dans la veille ni dans le sommeil. C’est vous désormais, toujours vous, que je vois pâle, et calme, et triste, et sil encieuse, à mes côtés ou dans mon ciel.
Je suis bien misérable ! ma situation n’est pas ord inaire ; il ne s’agit pas seulement pour moi de savoir si je suis digne d’êtr e aimé de vous. J’en suis à ne pas savoir si vous êtes capable d’aimer un homme et – je ne trace ce mot qu’avec effort, tant il est horrible – je crois quenon !
Ô Lélia ! cette fois répondrez-vous ? À présent je frémis de vous avoir interrogée. Demain j’aurais pu vivre encore de doutes et de chi mères. Demain peut-être il ne me restera rien à craindre ni à espérer. »
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