Le village aérien
288 pages
Français

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Le village aérien , livre ebook

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Description

Jules Verne (1828-1905)



"Et le Congo américain, demanda Max Huber, il n’en est donc pas encore question ?...


– À quoi bon, mon cher Max ?... répondit John Cort. Est-ce que les vastes espaces nous manquent aux États-Unis ?... Que de régions neuves et désertes à visiter entre l’Alaska et le Texas !... Avant d’aller coloniser au dehors, mieux vaut coloniser au dedans, je pense...


– Eh ! mon cher John, les nations européennes finiront par s’être partagé l’Afrique, si les choses continuent – soit une superficie d’environ trois milliards d’hectares !... Les Américains les abandonneront-ils en totalité aux Anglais, aux Allemands, aux Hollandais, aux Portugais, aux Français, aux Italiens, aux Espagnols, aux Belges ?...


– Les Américains n’en ont que faire – pas plus que les Russes, répliqua John Cort, et pour la même raison...


– Laquelle ?


– C’est qu’il est inutile de se fatiguer les jambes, lorsqu’il suffit d’étendre le bras...


– Bon ! mon cher John, le gouvernement fédéral réclamera, un jour ou l’autre, sa part du gâteau africain... Il y a un Congo français, un Congo belge, un Congo allemand, sans compter le Congo indépendant, et celui-ci n’attend que l’occasion de sacrifier son indépendance !... Et tout ce pays que nous venons de parcourir depuis trois mois...


– En curieux, en simples curieux, Max, non en conquérants..."



En Oubanghi (Afrique), les explorateurs Max Huber et John Cort ont été victimes d'une charge d'éléphants. Séparés du reste de leur caravane, ils tentent, accompagnés de leur guide et d'un enfant, de rejoindre la "civilisation". En pleine forêt, ils font une étrange découverte...

Sujets

Informations

Publié par
Nombre de lectures 1
EAN13 9782374634685
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0015€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Le village aérien
Jules Verne
Septembre 2019
Stéphane le Mat
La Gibecière à Mots
ISBN : 978-2-37463-468-5
Couverture : pastel de STEPH' lagibeciereamots@sfr.fr N° 468
I
Après une longue étape
« Et le Congo américain, demanda Max Huber, il n’en est donc pas encore question ?... – À quoi bon, mon cher Max ?... répondit John Cort. Est-ce que les vastes espaces nous manquent aux États-Unis ?... Que de régions neuves et désertes à visiter entre l’Alaska et le Texas !... Avant d’aller coloniser au dehors, mieux vaut coloniser au dedans, je pense... – Eh ! mon cher John, les nations européennes finir ont par s’être partagé l’Afrique, si les choses continuent – soit une superficie d’environ trois milliards d’hectares !... Les Américains les abandonneront-ils en totalité aux Anglais, aux Allemands, aux Hollandais, aux Portugais, aux Français, aux Italiens, aux Espagnols, aux Belges ?... – Les Américains n’en ont que faire – pas plus que les Russes, répliqua John Cort, et pour la même raison... – Laquelle ? – C’est qu’il est inutile de se fatiguer les jambes, lorsqu’il suffit d’étendre le bras... – Bon ! mon cher John, le gouvernement fédéral récl amera, un jour ou l’autre, sa part du gâteau africain... Il y a un Congo français, un Congo belge, un Congo allemand, sans compter le Congo indépendant, et celui-ci n’attend que l’occasion de sacrifier son indépendance !... Et tout ce pays que nous venons de parcourir depuis trois mois... – En curieux, en simples curieux, Max, non en conquérants... – La différence n’est pas considérable, digne citoyen des États-Unis, déclara Max Huber. Je le répète, en cette partie de l’Afrique, l’Union pourrait se tailler une colonie superbe... On trouve là des territoires fertiles qui ne demandent qu’à util iser leur fertilité, sous l’influence d’une irrigation généreuse dont la nature a fait tous les frais. Ils possèdent un réseau liquide qui ne tarit jamais... – Même par cette abominable chaleur, observa John C ort, en épongeant son front calciné par le soleil tropical. – Bah ! n’y prenons plus garde ! reprit Max Huber. Est-ce que nous ne sommes pas acclimatés, je dirai négrifiés, si vous n’y voyez pas d’inconvé nient, cher ami ?... Nous voici en mars seulement, et parlez-moi des températures de juillet, d’août, lorsque les rayons solaires vous percent la peau comme des vrilles de feu !... – N’importe, Max, nous aurons quelque peine à devenir Pahouins ou Zanzibarites, avec notre léger épiderme de Français et d’Américain ! J’en co nviens, cependant, nous allons achever une belle et intéressante campagne que la bonne fortune a favorisée... Mais il me tarde d’être de retour à Libreville, de retrouver dans nos factoreries un peu de cette tranquillité, de ce repos qui est bien dû à des voyageurs après les trois mois d’un tel voyage... – D’accord, ami John, cette aventureuse expédition a présenté quelque intérêt. Pourtant, l’avouerai-je, elle ne m’a pas donné tout ce que j’en attendais... – Comment, Max, plusieurs centaines de milles à travers un pays inconnu, pas mal de dangers affrontés au milieu de tribus peu accueillantes, des coups de feu échangés à l’occasion contre des coups de sagaies et des volées de flèches, des chasses que le lion numide et la panthère libyenne ont daigné honorer de leur présence, des hécatombes d’éléphants faites au profit de notre chef Urdax, une récolte d’ivoire de premier choix qui su ffirait à fournir de touches les pianos du monde entier !... Et vous ne vous déclarez pas satisfait... – Oui et non, John. Tout cela forme le menu ordinaire des explorateurs de l’Afrique centrale... C’est ce que le lecteur rencontre dans les récits des Barth, des Burton, des Speke, des Grant, des du Chaillu, des Livingstone, des Stanley, des Serpa Pinto, des Anderson, des Cameron, des Mage, des Brazza, des Gallieni, des Dibowsky, des Lejean, des Massari, des Wissemann, des Buonfanti,
des Maistre... » Le choc de l’avant-train du chariot contre une grosse pierre coupa net la nomenclature des conquérants africains que déroulait Max Huber. John Cort en profita pour lui dire : « Alors vous comptiez trouver autre chose au cours de notre voyage ?... – Oui, mon cher John. – De l’imprévu ?... – Mieux que de l’imprévu, lequel, je le reconnais volontiers, ne nous a pas fait défaut... – De l’extraordinaire ?... – C’est le mot, mon ami, et, pas une fois, pas une seule, je n’ai eu l’occasion de la jeter aux échos de la vieille Libye, cette énorme qualificati on deportentosa Africadue aux blagueurs classiques de l’Antiquité... – Allons, Max, je vois qu’une âme française est plus difficile à contenter... – Qu’une âme américaine... je l’avoue, John, si les souvenirs que vous emportez de notre campagne vous suffisent... – Amplement, Max. – Et si vous revenez content... – Content... surtout d’en revenir ! – Et vous pensez que des gens qui liraient le récit de ce voyage s’écrieraient : « Diable, voilà qui est curieux ! » – Ils seraient exigeants, s’ils ne le criaient pas ! – À mon avis, ils ne le seraient pas assez... – Et le seraient, sans doute, riposta John Cort, si nous avions terminé notre expédition dans l’estomac d’un lion ou dans le ventre d’un anthropophage de l’Oubanghi... – Non, John, non, et, sans aller jusqu’à ce genre de dénouement qui, d’ailleurs, n’est pas dénué d’un certain intérêt pour les lecteurs et même pour les lectrices, en votre âme et conscience, devant Dieu et devant les hommes, oseriez-vous jurer que nous ayons découvert et observé plus que n’avaient déjà observé et découvert nos devanciers dans l’Afrique centrale ?... – Non, en effet, Max. – Eh bien, moi, j’espérais être plus favorisé... – Gourmand, qui prétend faire une vertu de sa gourm andise ! répliqua John Cort. Pour mon compte, je me déclare repu, et je n’attendais pas de notre campagne plus qu’elle n’a donné... – C’est-à-dire rien, John. – D’ailleurs, Max, le voyage n’est pas encore terminé, et, pendant les cinq ou six semaines que nécessitera le parcours d’ici à Libreville... – Allons donc ! s’écria Max Huber, un simple cheminement de caravane... le trantran ordinaire des étapes... une promenade en diligence, comme au bon temps... – Qui sait ?... » dit John Cort. Cette fois, le chariot s’arrêta pour la halte du so ir au bas d’un tertre couronné de cinq ou six beaux arbres, les seuls qui se montrassent sur cette vaste plaine, illuminée alors des feux du soleil couchant. Il était sept heures du soir. Grâce à la brièveté du crépuscule sous cette latitude du neuvième degré nord, la nuit ne tarderait pas à s’étendre. L’obscurité serait même profonde, car d’épais nuages allaient voiler le rayonnement stellaire, et le croissant de la lune venait de disparaître à l’horizon de l’ouest. Le chariot, uniquement destiné au transport des voyageurs, ne contenait ni marchandises ni provisions. Que l’on se figure une sorte de wagon disposé sur quatre roues massives, et mis en mouvement par un attelage de six bœufs. À la partie antérieure s’ouvrait une porte. Éclairé de petites fenêtres latérales, le wagon se divisait en deux chambres contiguës que séparait une
cloison. Celle du fond était réservée à deux jeunes gens de vingt-cinq à vingt-six ans, l’un américain, John Cort, l’autre français, Max Huber. Celle de l’avant était occupée par un trafiquant portugais nommé Urdax, et par le « foreloper » nommé Khamis. Ce foreloper, – c’est-à-dire l’homme qui ouvre la marche d’une caravane, – était indigène du Cameroun et très entendu à ce difficile métier de guide à travers les brûlants espaces de l’Oubanghi. Il va de soi que la construction de ce wagon-chario t ne laissait rien à reprendre au point de vue de la solidité. Après les épreuves de cette longue et pénible expédition, sa caisse en bon état, ses roues à peine usées au cercle de la jante, ses essieux ni fendus ni faussés, on eût dit qu’il revenait d’une simple promenade de quinze à vingt lieues, alors que son parcours se chiffrait par plus de deux mille kilomètres. Trois mois auparavant, ce véhicule avait quitté Libreville, la capitale du Congo français. De là, en suivant la direction de l’est, il s’était avancé sur les plaines de l’Oubanghi plus loin que le cours du Bahar-el-Abiad, l’un des tributaires qui versent leurs eaux dans le sud du lac Tchad. C’est à l’un des principaux affluents de la rive droite du Congo ou Zaïre que cette contrée doit son nom. Elle s’étend à l’est du Cameroun allemand, dont le gouverneur est le consul général d’Allemagne de l’Afrique occidentale, et elle ne saurait être actuellement délimitée par un trait précis sur les cartes, même les plus modernes. Si ce n’est pas le désert, – un désert à végétation puissante, qui n’aurait aucun point de ressemblance avec le Sahara, – c’est du moins une immense région, sur laquelle se disséminent des villages à grande distance les uns des autres. Les peuplades y guerroient sans cesse, s’asservissent o u s’entre-tuent, et s’y nourrissent encore de chair humaine, tels les Moubouttous, entre le bassi n du Nil et celui du Congo. Et, ce qui est abominable, les enfants servent d’ordinaire à l’assouvissement de ces instincts du cannibalisme. Aussi, les missionnaires se dévouent-ils pour sauver ces petites créatures, soit en les enlevant par force, soit en les rachetant, et ils les élèvent chrétiennement dans les missions établies le long du fleuve Siramba. Qu’on ne l’oublie pas, ces missions ne tarderaient pas à succomber faute de ressources, si la générosité des États européens, c elle de la France en particulier, venait à s’éteindre. Il convient même d’ajouter que, dans l’Oubanghi, les enfants indigènes sont considérés comme monnaie courante pour les échanges du commerce. On paye en petits garçons et en petites filles les objets de consommation que les trafiquants intr oduisent jusqu’au centre du pays. Le plus riche indigène est donc celui dont la famille est la plus nombreuse. Mais, si le Portugais Urdax ne s’était pas aventuré à travers ces plaines dans un intérêt commercial, s’il n’avait pas eu à faire de trafic a vec les tribus riveraines de l’Oubanghi, s’il n’avait eu d’autre objectif que de se procurer une certaine quantité d’ivoire en chassant l’éléphant qui abonde en cette contrée, il n’était pas sans avoir pris contact avec les féroces peuplades congolaises. En plusieurs rencontres même, il dut tenir en respect des bandes hostiles et changer en armes défensives contre les indigènes celles qu’ il destinait à poursuivre les troupeaux de pachydermes. Au total, heureuse et fructueuse campagne qui ne co mptait pas une seule victime parmi le personnel de la caravane. Or, précisément aux abords d’un village, près des sources du Bahar-el-Abiad, John Cort et Max Huber avaient pu arracher un jeune enfant à l’affreux sort qui l’attendait et le racheter au prix de quelques verroteries. C’était un petit garçon, âgé d’une dizaine d’années, de constitution robuste, intéressante et douce physionomie, de type nègre peu accentué. Ainsi que cela se voit chez quelques tribus, il avait le teint presque clair, la chevelure blonde et non la laine crépue des noirs, le nez aquilin et non écrasé, les lèvres fines et non lippues. Ses yeux brillaient d’intelligence, et il éprouva bientôt pour ses sauveurs une sorte d’amour filial. Ce pauvre être, enlevé à sa tribu, sinon à sa famille, car il n’avait plus ni père ni mère, se nommait Llanga. Après avoir été pendant quelque temps instruit par les missionnaires qui lu i avaient appris un peu de français et d’anglais, une mauvaise chance l’avait fait retomber entre les mains des Denkas, et quel sort l’attendait, on le devine. Séduits par son affection caressante, par la reconnaissance qu’il leur témoignait, les deux amis se prirent d’une vive sympathie pour cet enfant ; ils le nourrirent, ils le vêtirent, ils l’élevèrent avec grand profit, tant il montrait d’esprit précoce. Et, dès lors, quelle différence pour Llanga ! Au lieu d’être, comme les malheureux petits indigènes, à l’état de marchandise vivante,
il vivrait dans les factoreries de Libreville, devenu l’enfant adoptif de Max Huber et de John Cort... Ils en avaient pris la charge et ne l’abandonneraient plus !... Malgré son jeune âge, il comprenait cela, il se sentait aimé, une larme de bonheur coulait de ses yeux chaque fois que les mains de Max Huber ou de John Cort se posaient sur sa tête. Lorsque le chariot eut fait halte, les bœufs, fatigués d’une longue route par une température dévorante, se couchèrent sur la prairie. Aussitôt Llanga, qui venait de cheminer à pied pendant une partie de l’étape, tantôt en avant, tantôt en arrière de l’attelage, accourut au moment où ses deux protecteurs descendaient de la plate-forme. « Tu n’es pas trop fatigué, Llanga ?... demanda John Cort, en prenant la main du petit garçon. – Non... non !... bonnes jambes... et aime bien à courir, répondit Llanga, qui souriait des lèvres et des yeux à John Cort comme à Max Huber. – Maintenant, il est temps de manger, dit ce dernier. – Manger... oui... mon ami Max ! » Puis, après avoir baisé les mains qui lui étaient tendues, il alla se mêler aux porteurs sous la ramure des grands arbres du tertre. Si ce chariot ne servait qu’au transport du Portuga is Urdax, de Khamis et de leurs deux compagnons, c’est que colis et charges d’ivoire étaient confiés au personnel de la caravane, – une cinquantaine d’hommes, pour la plupart des noirs du Cameroun. Ils avaient déposé à terre les défenses d’éléphants et les caisses qui assuraient la nourriture quotidienne en dehors de ce que fournissait la chasse sur ces giboyeuses contrées de l’Oubanghi. Ces noirs ne sont que des mercenaires, rompus à ce métier, et payés d’un assez haut prix, que permet de leur accorder le bénéfice de ces fructueu ses expéditions. On peut même dire qu’ils n’ont jamais « couvé leurs œufs », pour employer l’ expression par laquelle on désigne les indigènes sédentaires. Habitués à porter dès l’enfance, ils porteront tant que leurs jambes ne leur feront pas défaut. Et, cependant, le métier est rude, quand il faut l’exercer sous un tel climat. Les épaules chargées de ce pesant ivoire ou des lourds colis de provisions, la chair souvent mise à vif, les pieds ensanglantés, le torse écorché par le piquant des herbes, car ils sont à peu près nus, ils vont ainsi entre l’aube et onze heures du matin et ils reprennent leur marche jusqu’au soir lorsque la grande chaleur est passée. Mais l’intérêt des trafiquants commande de les bien payer, et ils les payent bien ; de les bien nourrir, et ils les nourrissent bien ; de ne point les surmener au-delà de toute mesure, et ils ne les surmènent pas. Très réels sont les dangers de ces chasses aux éléphants, sans parler de la rencontre possible des lions et des panthères, et le chef doit pouvoir compter sur son personnel. En outre, la récolte de la précieuse matière achevée, il importe que la caravane retourne heureusement et promptement aux factoreries de la côte. Il y a donc avantage à ce qu’elle ne soit arrêtée ni par des retards provenant de fatigues excessives, ni par les maladies – entre autres la petite vérole, dont les ravages sont les plus à craindre. Aussi, pénétré de ces principes, servi par une vieille expérience, le Portugais Urdax, en prenant un soin extrême de ses hommes, avait-il réussi jusqu’alors dans ces lucrat ives expéditions au centre de l’Afrique équatoriale. Et telle était cette dernière, puisqu’elle lui vala it un stock considérable d’ivoire de belle qualité, rapporté des régions au-delà du Bahar-el-Abiad, presque sur la limite du Darfour. Ce fut sous l’ombrage de magnifiques tamarins que s’organisa le campement, et, lorsque John Cort, après que les porteurs eurent commencé le déb allage des provisions, interrogea le Portugais, voici la réponse qu’il obtint, en cette langue anglaise qu’Urdax parlait couramment : « Je pense, monsieur Cort, que le lieu de la halte est convenable, et la table est toute servie pour nos attelages. – En effet, ils auront là une herbe épaisse et grasse... dit John Cort. – Et on la brouterait volontiers, ajouta Max Huber, si on possédait la structure d’un ruminant et trois estomacs pour la digérer ! – Merci, répliqua John Cort, mais je préfère un quartier d’antilope grillé sur les charbons, le biscuit dont nous sommes largement approvisionnés, et nos quartauts de madère du Cap...
– Auquel on pourra mélanger quelques gouttes de ce rio limpide qui court à travers la plaine », observa le Portugais. Et il montrait un cours d’eau, – affluent de l’Ouba nghi, sans doute, – qui coulait à un kilomètre du tertre. Le campement s’acheva sans retard. L’ivoire fut empilé par tas à proximité du chariot. Les attelages vaguèrent autour des tamarins. Des feux s’allumèrent çà et là avec le bois mort tombé des arbres. Le foreloper s’assura que les divers groupes ne manquaient de rien. La chair d’élan et d’antilope, fraîche ou séchée, abondait. Les chasseurs la pouvaient renouveler aisément. L’air se remplit de l’odeur des grillades, et chacun fit preuve d’un appétit formidable que justifiait cette demi-journée de marche. Il va sans dire que les armes et les munitions étaient restées dans le chariot, – quelques caisses de cartouches, des fusils de chasse, des carabines, des revolvers, excellents engins de l’armement moderne, à la disposition du Portugais, de Khamis, de John Cort et de Max Huber, en cas d’alerte. Le repas devait prendre fin une heure après. L’esto mac apaisé, et la fatigue aidant, la caravane ne tarderait pas à être plongée dans un profond sommeil. Toutefois, le foreloper la confia à la surveillance de quelques-uns de ses hommes, qui devaient se relever de deux heures en deux heures. En ces lo intaines contrées, il y a toujours lieu de se garder contre les êtres malintentionnés, à deux pieds comme à quatre pattes. Aussi, Urdax ne manquait-il pas de prendre toutes les mesures de pr udence. Âgé de cinquante ans, vigoureux encore, très entendu à la conduite des expéditions de ce genre, il était d’une extraordinaire endurance. De même, Khamis, trente-cinq ans, leste, souple, solide aussi, de grand sang-froid et de grand courage, offrait toute garantie pour la direction des caravanes à travers l’Afrique. Ce fut au pied de l’un des tamarins que les deux amis et le Portugais s’assirent pour le souper, apporté par le petit garçon, et que venait de préparer un des indigènes auquel étaient dévolues les fonctions de cuisinier. Pendant ce repas, les langues ne chômèrent pas plus que les mâchoires. Manger n’empêche point de parler, lorsqu’on n’y met pas trop de hâte. De quoi s’entretint-on ?... Des incidents de l’expédition durant le parcours vers le nord-est ?... Point. Ceux qui pouvaient se présenter au retour étaient d’un intérêt plus actuel. Le cheminement serait long encore jusqu’aux factoreries de Libreville – plus de deux mille kilomètres – ce qui exigerait de neuf à dix semaines de marche. Or, dans cette seconde partie du voyage, qui sait ? ... avait dit John Cort à son compagnon, auquel il fallait mieux que de l’imprévu, de l’extraordinaire. Jusqu’à cette dernière étape, depuis les confins du Darfour, la caravane avait redescendu vers l’Oubanghi, après avoir franchi les gués de l’Aoukadébé et de ses multiples affluents. Ce jour-là, elle venait de s’arrêter à peu près sur le point où se croisent le vingt-deuxième méridien et le neuvième parallèle. « Mais, maintenant, dit Urdax, nous allons suivre la direction du sud-ouest... – Et cela est d’autant plus indiqué, répondit John Cort, que, si mes yeux ne me trompent pas, l’horizon au sud est barré par une forêt dont on ne voit l’extrême limite ni à l’est ni à l’ouest. – Oui... immense ! répliqua le Portugais. Si nous étions obligés de la contourner par l’est, des mois s’écouleraient avant que nous l’eussions laissée en arrière !... – Tandis que par l’ouest... – Par l’ouest, répondit Urdax, et sans trop allonge r la route, en suivant sa lisière, nous rencontrerons l’Oubanghi aux environs des rapides de Zongo. – Est-ce que de la traverser n’abrégerait pas le voyage ?... demanda Max Huber. – Oui... d’une quinzaine de journées de marche. – Alors... pourquoi ne pas nous lancer à travers cette forêt ?... – Parce qu’elle est impénétrable. – Oh ! impénétrable !... répliqua Max Huber d’un air peu convaincu.
– Pas aux piétons, peut-être, observa le Portugais, et encore n’en suis-je pas sûr, puisque aucun ne l’a essayé. Quant à y aventurer les attelages, ce serait une tentative qui n’aboutirait pas. – Vous dites, Urdax, que personne n’a jamais essayé de s’engager dans cette forêt ?... – Essayé... je ne sais, monsieur Max, mais qu’on y ait réussi... non... et, au Cameroun comme au Congo, personne ne s’aviserait de le tenter. Qui aurait la prétention de passer là où il n’y a aucun sentier, au milieu des halliers épineux et des ronces ?... Je ne sais même si le feu et la hache parviendraient à déblayer le chemin, sans par ler des arbres morts, qui doivent former d’insurmontables obstacles... – Insurmontables, Urdax ?... – Voyons, cher ami, dit alors John Cort, n’allez pas vous emballer sur cette forêt, et estimons-nous heureux de n’avoir qu’à la contourner !... J’avoue qu’il ne m’irait guère de m’aventurer à travers un pareil labyrinthe d’arbres... – Pas même pour savoir ce qu’il renferme ?... – Et que voulez-vous qu’on y trouve, Max ?... Des royaumes inconnus, des villes enchantées, des eldorados mythologiques, des animaux d’espèce nouvelle, des carnassiers à cinq pattes et des êtres humains à trois jambes ?... – Pourquoi pas, John ?... Et rien de tel que d’y aller voir !... » Llanga, ses grands yeux attentifs, sa physionomie éveillée, semblait dire que, si Max Huber se hasardait sous ces bois, il n’aurait pas peur de l’y suivre. « Dans tous les cas, reprit John Cort, puisque Urdax n’a pas l’intention de la traverser pour atteindre les rives de l’Oubanghi... – Non, certes, répliqua le Portugais. Ce serait s’exposer à n’en pouvoir plus sortir ! – Eh bien, mon cher Max, allons faire un somme, et permis à vous de chercher à découvrir les mystères de cette forêt, de vous risquer en ces impénétrables massifs... en rêve seulement, et encore n’est-ce pas même très prudent... – Riez, John, riez de moi à votre aise ! Mais je me souviens de ce qu’a dit un de nos poètes... je ne sais plus lequel : Fouiller dans l’inconnu pour trouver du nouveau. – Vraiment, Max ?... Et quel est le vers qui rime avec celui-là ? – Ma foi... je l’ai oublié, John ! – Oubliez donc le premier comme vous avez oublié le second, et allons dormir. » C’était évidemment le parti le plus sage et sans s’abriter dans le chariot. Une nuit au pied du tertre, sous ces larges tamarins dont la fraîcheur tempérait quelque peu la chaleur ambiante, si forte encore après le coucher du soleil, cela n’était pas pour inquiéter des habitués de« l’hôtel de l a Belle-Étoile »e les constellations fussent, quand le temps le permettait. Ce soir-là, bien qu cachées derrière d’épais nuages, la pluie ne menaçant pas, il était infiniment préférable de coucher en plein air. Le jeune indigène apporta des couvertures. Les deux amis, étroitement enveloppés, s’étendirent entre les racines d’un tamarin, – un vrai cadre de cabine, – et Llanga se blottit à leur côté, comme un chien de garde. Avant de les imiter, Urdax et Khamis voulurent une dernière fois faire le tour du campement, s’assurer que les bœufs entravés ne pourraient diva guer par la plaine, que les porteurs se trouvaient à leur poste de veille, que les foyers avaient été éteints, car une étincelle eût suffi à incendier les herbes sèches et le bois mort. Puis tous deux revinrent près du tertre. Le sommeil ne tarda pas à les prendre – un sommeil à ne pas entendre Dieu tonner. Et peut-être les veilleurs y succombèrent-ils, eux aussi ?... En effet, après dix heures, il n’y eut personne pour signaler certains feux suspects qui se déplaçaient à la lisière de la grande forêt.
II
Les feux mouvants
Une distance de deux kilomètres au plus séparait le tertre des sombres massifs au pied desquels allaient et venaient des flammes fuligineuses et vacillantes. On aurait pu en compter une dizaine, tantôt réunies, tantôt isolées, agitées parfois avec une violence que le calme de l’atmosphère ne justifiait pas. Qu’une bande d’indigènes eût campé en cet endroit, qu’elle s’y fût installée en attendant le jour, il y avait lieu de le présumer. Toutefois, ces feux n’étaient pas ceux d’un campement. Ils se promenaient trop capricieusement sur une centaine de toises, au lieu de se concentrer en un foyer unique d’une halte de nuit. Il ne faut pas oublier que ces régions de l’Oubanghi sont fréquentées par des tribus nomades, venues de l’Adamaoua ou du Baghirmi à l’ouest, ou même de l’Ouganda à l’est. Une caravane de trafiquants n’aurait pas été assez imprudente pour signaler sa présence par ces feux multiples, se mouvant dans des ténèbres. Seuls, des indigènes pou vaient s’être arrêtés à cette place. Et qui sait s’ils n’étaient pas animés d’intentions hostiles à l’égard de la caravane endormie sous la ramure des tamarins ? Quoi qu’il en soit, si, de ce chef, quelque danger la menaçait, si plusieurs centaines de Pahouins, de Founds, de Chiloux, de Bari, de Denkas ou autres n’attendaient que le moment de l’assaillir avec les chances d’une supériorité numérique, personne, – jusqu’à dix heures et demie du moins, – n’avait pris aucune mesure défensive. Tout le monde dormait au campement, maîtres et serviteurs, et, ce qui était plus grave, les por teurs chargés de se relever à leur poste de surveillance étaient plongés dans un lourd sommeil. Très heureusement, le jeune indigène se réveilla. M ais nul doute que ses yeux ne se fussent refermés à l’instant s’ils ne s’étaient dirigés vers l’horizon du sud. Sous ses paupières demi-closes il sentit l’impression d’une lumière qui perçait cette nuit très noire. Il se détira, il se fro tta les yeux, il regarda avec plus de soin... Non ! il ne se trompait pas : des feux épars se mouvaient sur la lisière de la forêt. Llanga eut la pensée que la caravane allait être attaquée. Ce fut de sa part tout instinctif plutôt que réfléchi. En effet, des malfaiteurs se préparant au massacre et au pillage n’ignorent pas qu’ils accroissent leurs chances lorsqu’ils agissent par surprise. Ils ne se laissent pas voir avant, et ceux-ci se fussent signalés ?... L’enfant, ne voulant pas réveiller Max Huber et John Cort, rampa sans bruit vers le chariot. Dès qu’il fut arrivé près du foreloper, il lui mit la m ain sur l’épaule, le réveilla et, du doigt, lui montra les feux de l’horizon. Khamis se redressa, observa pendant une minute ces flammes en mouvement, et, d’une voix dont il ne songeait point à adoucir l’éclat : « Urdax ! » dit-il. Le Portugais, en homme habitué à se dégager vivement des vapeurs du sommeil, fut debout en un instant. « Qu’y a-t-il, Khamis ?... – Regardez ! » Et, le bras tendu, il indiquait la lisière illuminée au ras de la plaine. « Alerte ! » cria le Portugais de toute la force de ses poumons. En quelques secondes, le personnel de la caravane s e trouva sur pied, et les esprits furent tellement saisis par la gravité de cette situation, que personne ne songea à incriminer les veilleurs pris en défaut. Il était certain que, sans Llanga, le campement eût été envahi pendant que dormaient Urdax et ses compagnons. Inutile de mentionner que Max Huber et John Cort, s e hâtant de quitter l’entre-deux des
racines, avaient rejoint le Portugais et le foreloper. Il était un peu plus de dix heures et demie. Une profonde obscurité enveloppait la plaine sur les trois quarts de son périmètre, au nord, à l’est et à l’ouest. Seul le sud s’éclairait de ces flammes falotes, jetant de vives clartés lorsqu’elles tourbillonnaient, et dont on ne comptait pas alors moins d’une cinquantaine. « Il doit y avoir là un rassemblement d’indigènes, dit Urdax, et probablement de ces Boudjos qui fréquentent les rives du Congo et de l’Oubanghi. – Pour sûr, ajouta Khamis, ces flammes ne se sont pas allumées toutes seules... – Et, fit observer John Cort, il y a des bras qui les portent et les déplacent ! – Mais, dit Max Huber, ces bras doivent tenir à des épaules, ces épaules à des corps, et de ces corps nous n’apercevons pas un seul au milieu de cette illumination... – Cela vient de ce qu’ils sont un peu en dedans de la lisière, derrière les arbres... observa Khamis. – Et remarquons, reprit Max Huber, qu’il ne s’agit pas d’une bande en marche sur le contour de la forêt... Non ! si ces feux s’écartent à droite e t à gauche, ils reviennent toujours au même endroit... – Là où doit être le campement de ces indigènes, affirma le foreloper. – Votre opinion ?... demanda John Cort à Urdax. – Est que nous allons être attaqués, affirma celui- ci, et qu’il faut, à l’instant, faire nos préparatifs de défense... – Mais pourquoi ces indigènes ne nous ont-ils pas assaillis avant de se montrer ? – Des noirs ne sont pas des blancs, déclara le Portugais. Néanmoins, pour être peu avisés, ils n’en sont pas moins redoutables par leur nombre et par leurs instincts féroces... – Des panthères que nos missionnaires auront bien du mal à transformer en agneaux !... ajouta Max Huber. – Tenons-nous prêts ! » conclut le Portugais. Oui, se tenir prêts à la défense, et se défendre jusqu’à la mort. Il n’y a aucune pitié à espérer de ces tribus de l’Oubanghi. À quel point elles sont cruelles, on ne saurait se le figurer, et les plus sauvages peuplades de l’Australie, des Salomon, des Hébrides, de la Nouvelle-Guinée, soutiendraient difficilement la comparaison avec de tels indigènes. Vers le centre de la région, ce ne sont que des villages de cannibales, et les Pères de la Mission, qui bravent la plus épouvantable des morts, ne l’ignorent pas. On serait tenté de classer ces êtres, fauves à face humaine, au rang des animaux, en cette Afrique équatoriale où la faiblesse est un crime, où la force est tout ! Et de fait, même à l’âge d’homme, combien de ces noirs ne possèdent pas les notions premières d’un enfant de cinq à six ans. Et, ce qu’il est permis d’affirmer, – les preuves abondent, les missionnaires ont été souvent les témoins de ces affreuses scènes, – c’est que les sacrifices humains sont en usage dans le pays. On tue les esclaves sur la tombe de leurs maîtres, et les têtes, fixées à une branche pliante, sont lancées au loin dès que le couteau du féticheur les a tranchées. Entre la dixième et la seizième année, les enfants servent de nourriture dans les c érémonies d’apparat, et certains chefs ne s’alimentent que de cette jeune chair. À ces instincts de cannibales se joint l’instinct du pillage. Il les entraîne parfois à de grandes distances sur le chemin des caravanes, qu’ils assaillent, dépouillent et détruisent. S’ils sont moins bien armés que les trafiquants et leur personnel, i ls ont le nombre pour eux, et des milliers d’indigènes auront toujours raison de quelques cent aines de porteurs. Les forelopers ne l’ignorent pas. Aussi leur principale préoccupation est-elle de ne point s’engager entre ces villages, tels Ngombé Dara, Kalaka Taimo et autres compris dans la région de l’Aoukadépé et du Bahar-el-Abiad, où les missionnaires n’ont pas encore fait leur apparition, mais où ils pénétreront un jour. Aucune crainte n’arrête le dévouement de ces derniers lorsqu’il s’agit d’arracher de petits êtres à la mort et de régénérer ces races sa uvages par l’influence de la civilisation chrétienne.
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