Le pays des fourrures
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Description

Jules Verne (1828-1905)



"Ce soir-là – 17 mars 1859 – le capitaine Craventy donnait une fête au fort Reliance.


Que ce mot de fête n’éveille pas dans l’esprit l’idée d’un gala grandiose, d’un bal de cour, d’un « raout » carillonné ou d’un festival à grand orchestre. La réception du capitaine Craventy était plus simple, et, pourtant, le capitaine n’avait rien épargné pour lui donner tout l’éclat possible.


En effet, sous la direction du caporal Joliffe, le grand salon du rez-de-chaussée s’était transformé. On voyait bien encore les murailles de bois, faites de troncs à peine équarris, disposés horizontalement ; mais quatre pavillons britanniques, placés aux quatre angles, et des panoplies, empruntées à l’arsenal du fort, en dissimulaient la nudité. Si les longues poutres du plafond, rugueuses, noirâtres, s’allongeaient sur les contreforts grossièrement ajustés, en revanche, deux lampes, munies de leur réflecteur en fer-blanc, se balançaient comme deux lustres au bout de leur chaîne et projetaient une suffisante lumière à travers l’atmosphère embrumée de la salle. Les fenêtres étaient étroites ; quelques-unes ressemblaient à des meurtrières ; leurs carreaux, blindés par un épais givre, défiaient toutes les curiosités du regard ; mais deux ou trois pans de cotonnades rouges, disposées avec goût, sollicitaient l’admiration des invités. Quant au plancher, il se composait de lourds madriers juxtaposés, que le caporal Joliffe avait soigneusement balayés pour la circonstance. Ni fauteuils, ni divans, ni chaises, ni autres accessoires des ameublements modernes ne gênaient la circulation. Des bancs de bois, à demi engagés dans l’épaisse paroi, des cubes massifs, débités à coups de hache, deux tables à gros pieds, formaient tout le mobilier du salon ; mais la muraille d’entrefend, à travers laquelle une étroite porte à un seul battant donnait accès dans la chambre voisine, était ornée d’une façon pittoresque et riche à la fois."



Le lieutenant Hobson est chargé par la "Compagnie de la baie d'Hudson" de fonder un établissement au-delà du cercle polaire. Il part, accompagné d'une solide équipe, mais s'installer au-dessus du 70° parallèle nord est une aventure très périlleuse...

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Informations

Publié par
Nombre de lectures 0
EAN13 9782374634555
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0019€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Le pays des fourrures
Jules Verne
Septembre 2019
Stéphane le Mat
La Gibecière à Mots
ISBN : 978-2-37463-455-5
Couverture : pastel de STEPH'
lagibeciereamots@sfr.fr
N° 456
PREMIÈRE PARTIE
I
Une soirée au fort Reliance
Ce soir-là – 17 mars 1859 – le capitaine Craventy d onnait une fête au fort Reliance. Que ce mot de fête n’éveille pas dans l’esprit l’id ée d’un gala grandiose, d’un bal de cour, d’un « raout » carillonné ou d’un festival à grand orchestre. La réception du capitaine Craventy était plus simple, et, pourtant, le capitaine n’avait rien épargné pour lui donner tout l’éclat possible.
En effet, sous la direction du caporal Joliffe, le grand salon du rez-de-chaussée s’était transformé. On voyait bien encore les murai lles de bois, faites de troncs à peine équarris, disposés horizontalement ; mais qua tre pavillons britanniques, placés aux quatre angles, et des panoplies, emprunt ées à l’arsenal du fort, en dissimulaient la nudité. Si les longues poutres du plafond, rugueuses, noirâtres, s’allongeaient sur les contreforts grossièrement aj ustés, en revanche, deux lampes, munies de leur réflecteur en fer-blanc, se balançai ent comme deux lustres au bout de leur chaîne et projetaient une suffisante lumièr e à travers l’atmosphère embrumée de la salle. Les fenêtres étaient étroites ; quelques-unes ressemblaient à des meurtrières ; leurs carreaux, blindés par un ép ais givre, défiaient toutes les curiosités du regard ; mais deux ou trois pans de c otonnades rouges, disposées avec goût, sollicitaient l’admiration des invités. Quant au plancher, il se composait de lourds madriers juxtaposés, que le caporal Jolif fe avait soigneusement balayés pour la circonstance. Ni fauteuils, ni divans, ni c haises, ni autres accessoires des ameublements modernes ne gênaient la circulation. D es bancs de bois, à demi engagés dans l’épaisse paroi, des cubes massifs, dé bités à coups de hache, deux tables à gros pieds, formaient tout le mobilier du salon ; mais la muraille d’entrefend, à travers laquelle une étroite porte à un seul battant donnait accès dans la chambre voisine, était ornée d’une façon pittore sque et riche à la fois. Aux poutres, et dans un ordre admirable, pendaient d’op ulentes fourrures, dont pareil assortiment ne se fût pas rencontré aux plus enviab les étalages de Regent-Street ou de la Perspective-Niewski. On eût dit que toute la faune des contrées arctiques s’était fait représenter dans cette décoration par un échantillon de ses plus belles peaux. Le regard hésitait entre les fourrures de lo ups, d’ours gris, d’ours polaires, de loutres, de wolvérènes, de visons, de castors, d e rats musqués, d’hermines, de renards argentés. Au-dessus de cette exposition se déroulait une devise dont les lettres avaient été artistement découpées dans un m orceau de carton peint, – la devise de la célèbre Compagnie de la baie d’Hudson :
PROPELLE CUTEM.
« Véritablement, caporal Joliffe, dit le capitaine Craventy à son subordonné, vous vous êtes surpassé !
– Je le crois, mon capitaine, je le crois, répondit le caporal. Mais rendons justice à chacun. Une part de vos éloges revient à mistress J oliffe, qui m’a aidé en tout ceci.
– C’est une femme adroite, caporal.
– Elle n’a pas sa pareille, mon capitaine. »
Au centre du salon se dressait un poêle énorme, moi tié brique, moitié faïence, dont le gros tuyau de tôle, traversant le plafond, allait épancher au dehors des torrents de fumée noire. Ce poêle tirait, ronflait, rougissait sous l’influence des pelletées de charbon que le chauffeur, – un soldat spécialement chargé de ce service, – y engouffrait sans cesse. Quelquefois, u n remous de vent encapuchonnait la cheminée extérieure. Une âcre fum ée, se rabattant à travers le foyer, envahissait alors le salon ; des langues de flammes léchaient les parois de brique ; un nuage opaque voilait la lumière de la l ampe, et encrassait les poutres du plafond. Mais ce léger inconvénient touchait peu le s invités du fort Reliance. Le poêle les chauffait, et ce n’était pas acheter trop cher sa chaleur, car il faisait terriblement froid au dehors, et au froid se joigna it un coup de vent de nord, qui en redoublait l’intensité.
En effet, on entendait la tempête mugir autour de l a maison. La neige qui tombait, presque solidifiée déjà, crépitait sur le givre des vitres. Des sifflements aigus, passant entre les jointures des portes et des fenêt res, s’élevaient parfois jusqu’à la limite des sons perceptibles. Puis, un grand silenc e se faisait. La nature semblait reprendre haleine, et de nouveau, la rafale se déch aînait avec une épouvantable force. On sentait la maison trembler sur ses piloti s, les ais craquer, les poutres gémir. Un étranger, moins habitué que les hôtes du fort à ces convulsions de l’atmosphère, se serait demandé si la tourmente n’a llait pas emporter cet assemblage de planches et de madriers. Mais les inv ités du capitaine Craventy se préoccupaient peu de la rafale, et, même au dehors, ils ne s’en seraient pas plus effrayés que ces pétrels-satanicles qui se jouent a u milieu des tempêtes.
Cependant, au sujet de ces invités, il faut faire q uelques observations. La réunion comprenait une centaine d’individus des deux sexes ; mais deux seulement – deux femmes – n’appartenaient pas au personnel accoutumé du fort Reliance. Ce personnel se composait du capitaine Craventy, du li eutenant Jasper Hobson, du sergent Long, du caporal Joliffe et d’une soixantai ne de soldats ou employés de la Compagnie. Quelques-uns étaient mariés, entre autre s le caporal Joliffe, heureux époux d’une Canadienne vive et alerte, puis un cert ain Mac Nap, Écossais marié à une Écossaise, et John Raë, qui avait pris femme de rnièrement parmi les Indiennes de la contrée. Tout ce monde, sans distinction de r ang, officiers, employés ou soldats, était traité, ce soir-là, par le capitaine Craventy.
Il convient d’ajouter ici que le personnel de la Co mpagnie n’avait pas fourni seul son contingent à la fête. Les forts du voisinage, – et dans ces contrées lointaines on voisine à cent milles de distance, – avaient accept é l’invitation du capitaine Craventy. Bon nombre d’employés ou de facteurs étai ent venus du fort Providence ou du fort Résolution, appartenant à la circonscrip tion du lac de l’Esclave, et même du fort Chipewan et du fort Liard situés plus au su d. C’était un divertissement rare, une distraction inattendue, que devaient rechercher avec empressement ces reclus, ces exilés, à demi perdus dans la solitude des régi ons hyperboréennes.
Enfin, quelques chefs indiens n’avaient point décli né l’invitation qui leur fut faite. Ces indigènes, en rapports constants avec les facto reries, fournissaient en grande partie et par voie d’échange les fourrures dont la Compagnie faisait le trafic. C’étaient généralement des Indiens Chipeways, homme s vigoureux, admirablement constitués, vêtus de casaques de peaux et de mantea ux de fourrures du plus grand effet. Leur face, moitié rouge, moitié noire, prése ntait ce masque spécial que la « couleur locale » impose en Europe aux diables des féeries. Sur leur tête se dressaient des bouquets de plumes d’aigle déployés comme l’éventail d’une senora et qui tremblaient à chaque mouvement de leur cheve lure noire. Ces chefs, au nombre d’une douzaine, n’avaient point amené leurs femmes, malheureuses « squaws » qui ne s’élèvent guère au-dessus de la c ondition d’esclaves.
Tel était le personnel de cette soirée, auquel le c apitaine faisait les honneurs du fort Reliance. On ne dansait pas, faute d’orchestre ; mais le buffet remplaçait avantageusement les gagistes des bals européens. Su r la table s’élevait un pudding pyramidal que Mrs. Joliffe avait confectionné de sa main ; c’était un énorme cône tronqué, composé de farine, de graisse de rennes et de bœuf musqué, auquel manquaient peut-être les œufs, le lait, le citron r ecommandés par les traités de cuisine, mais qui rachetait ce défaut par ses propo rtions gigantesques. Mrs. Joliffe ne cessait de le débiter en tranches, et cependant l’énorme masse résistait toujours. Sur la table figuraient aussi des piles d e sandwiches, dans lesquels le biscuit de mer remplaçait les fines tartines de pai n anglais ; entre deux tranches de biscuit qui, malgré leur dureté, ne résistaient pas aux dents des Chipeways, Mrs. Joliffe avait ingénieusement glissé de minces laniè res de « corn-beef, » sorte de bœuf salé, qui tenait la place du jambon d’York et de la galantine truffée des buffets de l’ancien continent. Quant aux rafraîchissements, le whisky et le gin, ils circulaient dans de petits verres d’étain, sans parler d’un pun ch gigantesque qui devait clore cette fête, dont les Indiens parleront longtemps da ns leurs wigwams.
Aussi que de compliments les époux Joliffe reçurent pendant cette soirée ! Mais aussi, quelle activité, quelle bonne grâce ! Comme ils se multipliaient ! Avec quelle amabilité ils présidaient à la distribution des raf raîchissements ! Non ! ils n’attendaient pas, ils prévenaient les désirs de ch acun. On n’avait pas le temps de demander, de souhaiter même. Aux sandwiches succéda ient les tranches de l’inépuisable pudding ! Au pudding, les verres de g in ou de whisky !
« Non, merci, mistress Joliffe.
– Vous êtes trop bon, caporal, je vous demanderai l a permission de respirer.
– Mistress Joliffe, je vous assure que j’étouffe !
– Caporal Joliffe, vous faites de moi ce que vous v oulez. – Non, cette fois, mistress, non ! c’est impossible ! » Telles étaient les réponses que s’attirait presque invariablement l’heureux couple. Mais le caporal et sa femme insistaient tellement q ue les plus récalcitrants finissaient par céder. Et l’on mangeait sans cesse, et l’on buvait toujours ! Et le ton des conversations montait ! Les soldats, les employ és s’animaient. Ici l’on parlait chasse, plus loin trafic. Que de projets formés pou r la saison prochaine ! La faune entière des régions arctiques ne suffirait pas à sa tisfaire ces chasseurs entreprenants. Déjà les ours, les renards, les bœufs musqués, tombaient sous leurs balles ! Les castors, les rats, les hermines, les m artres, les visons se prenaient par milliers dans leurs trappes ! Les fourrures précieu ses s’entassaient dans les
magasins de la Compagnie, qui, cette année-là, réal isait des bénéfices hors de toute prévision. Et, tandis que les liqueurs, abond amment distribuées, enflammaient ces imaginations européennes, les Indiens, graves e t silencieux, trop fiers pour admirer, trop circonspects pour promettre, laissaie nt dire ces langues babillardes, tout en absorbant, à haute dose, l’eau de feu du ca pitaine Craventy. Le capitaine, lui, heureux de ce brouhaha, satisfai t du plaisir que prenaient ces pauvres gens, relégués pour ainsi dire au-delà du m onde habitable, se promenait joyeusement au milieu de ses invités, répondant à t outes les questions qui lui étaient posées, lorsqu’elles se rapportaient à la fête :
« Demandez à Joliffe ! demandez à Joliffe ! »
Et l’on demandait à Joliffe, qui avait toujours une parole gracieuse au service de chacun.
Parmi les personnes attachées à la garde et au serv ice du fort Reliance, quelques-unes doivent être plus spécialement signal ées, car ce sont elles qui vont devenir le jouet de circonstances terribles, qu’auc une perspicacité humaine ne pouvait prévoir. Il convient donc, entre autres, de citer le lieutenant Jasper Hobson, le sergent Long, les époux Joliffe et deux étrangèr es auxquelles le capitaine faisait les honneurs de la soirée. C’était un homme de quarante ans que le lieutenant Jasper Hobson. Petit, maigre, s’il ne possédait pas une grande force musculaire, en revanche, son énergie morale le mettait au-dessus de toutes les épreuves et de t ous les événements. C’était « un enfant de la Compagnie ». Son père, le major Hobson , un Irlandais de Dublin, mort depuis quelques années, avait longtemps occupé avec Mrs. Hobson le fort Assiniboine. Là était né Jasper Hobson. Là, au pied même des Montagnes Rocheuses, son enfance et sa jeunesse s’écoulèrent librement. Instruit sévèrement par le major Hobson, il devint « un homme » par le sang-froid et le courage, quand l’âge n’en faisait encore qu’un adolescent. Jasper Hobson n’était point un chasseur, mais un soldat, un officier intelligent et brave. P endant les luttes que la Compagnie eut à soutenir dans l’Orégon contre les compagnies rivales, il se distingua par son zèle et son audace, et conquit rapidement son grade de lieutenant. En conséquence de son mérite bien reconnu, il venait d’être désign é pour commander une expédition dans le Nord. Cette expédition avait pour but d’exp lorer les parties septentrionales du lac du Grand-Ours et d’établir un fort sur la li mite du continent américain. Le départ du lieutenant Jasper Hobson devait s’effectu er dans les premiers jours d’avril. Si le lieutenant présentait le type accompli de l’o fficier, le sergent Long, homme de cinquante ans, dont la rude barbe semblait faite en fibres de coco, était, lui, le type du soldat, brave par nature, obéissant par tem pérament, ne connaissant que la consigne, ne discutant jamais un ordre, si étrange qu’il fût, ne raisonnant plus, quand il s’agissait du service, véritable machine e n uniforme, mais machine parfaite, ne s’usant pas, marchant toujours, sans s e fatiguer jamais. Peut-être le sergent Long était-il un peu dur pour ses hommes, c omme il l’était pour lui-même. Il ne tolérait pas la moindre infraction à la discipli ne, consignant impitoyablement à propos du moindre manquement, et n’ayant jamais été consigné. Il commandait, car son grade de sergent l’y obligeait, mais il n’éprou vait, en somme, aucune satisfaction à donner des ordres. En un mot, c’étai t un homme né pour obéir, et cette annihilation de lui-même allait à sa nature p assive. C’est avec ces gens-là que l’on fait les armées redoutables. Ce ne sont que de s bras au service d’une seule
tête. N’est-ce pas là l’organisation véritable de l a force ? Deux types ont été imaginés par la Fable : Briarée aux cents bras, l’H ydre aux cents têtes. Si l’on met ces deux monstres aux prises, qui remportera la vic toire ? Briarée.
On connaît le caporal Joliffe. C’était peut-être la mouche du coche, mais on se plaisait à l’entendre bourdonner. Il eût plutôt fai t un majordome qu’un soldat. Il le sentait bien. Aussi s’intitulait-il volontiers « ca poral chargé du détail », mais dans ces détails il se serait perdu cent fois, si la pet ite Mrs. Joliffe ne l’eût guidé d’une main sûre. Il s’ensuit que le caporal obéissait à s a femme, sans vouloir en convenir, se disant, sans doute, comme Sancho le philosophe : « Ce n’est pas grand-chose qu’un conseil de femme, mais il faut être fou pour n’y point prêter attention ! »
L’élément étranger, dans le personnel de la soirée, était, on l’a dit, représenté par deux femmes, âgées de quarante ans environ. L’une d e ces femmes méritait justement d’être placée au premier rang des voyageu ses célèbres. Rivale des Pfeiffer, des Tinné, des Haumaire de Hell, son nom, Paulina Barnett, fut plus d’une fois cité avec honneur aux séances de la Société ro yale de géographie. Paulina Barnett, en remontant le cours du Bramapoutre jusqu ’aux montagnes du Tibet, et en traversant un coin ignoré de la Nouvelle-Hollande, de la baie des Cygnes au golfe de Carpentarie, avait déployé les qualités d’une gr ande voyageuse. C’était une femme de haute taille, veuve depuis quinze ans que la passion des voyages entraînait incessamment à travers des pays inconnus . Sa tête, encadrée dans de longs bandeaux, déjà blanchis par place, dénotait u ne réelle énergie. Ses yeux, un peu myopes, se dérobaient derrière un lorgnon à mon ture d’argent, qui prenait son point d’appui sur un nez long, droit, dont les nari nes mobiles « semblaient aspirer l’espace ». Sa démarche, il faut l’avouer, était pe ut-être un peu masculine, et toute sa personne respirait moins la grâce que la force m orale. C’était une Anglaise du comté d’York, pourvue d’une certaine fortune, dont le plus clair se dépensait en expéditions aventureuses. Et si en ce moment, elle se trouvait au fort Reliance, c’est que quelque exploration nouvelle l’avait cond uite en ce poste lointain. Après s’être lancée à travers les régions équinoxiales, s ans doute elle voulait pénétrer jusqu’aux dernières limites des contrées hyperborée nnes. Sa présence au fort était un événement. Le directeur de la Compagnie l’avait recommandée par lettre spéciale au capitaine Craventy. Celui-ci, d’après l a teneur de cette lettre, devait faciliter à la célèbre voyageuse le projet qu’elle avait formé de se rendre aux rivages de la mer polaire. Grande entreprise ! Il fallait r eprendre l’itinéraire des Hearne, des Mackenzie, des Raë, des Franklin. Que de fatigues, que d’épreuves, que de dangers dans cette lutte avec les terribles élément s des climats arctiques ! Comment une femme osait-elle s’aventurer là où tant d’explorateurs avaient reculé ou péri ? Mais l’étrangère, confinée en ce moment a u fort Reliance, n’était point une femme : c’était Paulina Barnett, lauréate de la Soc iété royale.
On ajoutera que la célèbre voyageuse avait dans sa compagne Madge mieux qu’une servante, une amie dévouée, courageuse, qui ne vivait que pour elle, une Écossaise des anciens temps, qu’un Caleb eût pu épo user sans déroger. Madge avait quelques années de plus que sa maîtresse, – c inq ans environ ; elle était grande et vigoureusement charpentée. Madge tutoyait Paulina, et Paulina tutoyait Madge. Paulina regardait Madge comme une sœur aînée ; Madge traitait Paulina comme sa fille. En somme, ces deux êtres n’en faisa ient qu’un. Et pour tout dire, c’était en l’honneur de Paulina Barnett que le capitaine Craventy traitait ce soir-là ses employés et les Indiens de la tribu Chipeways. En effet, la
voyageuse devait se joindre au détachement du lieut enant Jasper Hobson dans son exploration au Nord. C’était pour Mrs. Paulina Barn ett que le grand salon de la factorerie retentissait de joyeux hurrahs.
Et si pendant cette mémorable soirée, le poêle cons omma un quintal de charbon, c’est qu’un froid de vingt-quatre degrés Fahrenheit au-dessous de zéro (32o centigr. au-dessous de glace) régnait au dehors, et que le f ort Reliance est situé par 61 o47’ de latitude septentrionale, à moins de quatre degré s du cercle polaire.
II
Hudson’s Bay Fur Company
« Monsieur le capitaine ?
– Madame Barnett.
– Que pensez-vous de votre lieutenant, monsieur Jas per Hobson ?
– Je pense que c’est un officier qui ira loin.
– Qu’entendez-vous par ces mots : il ira loin ? Vou lez-vous dire qu’il dépassera le quatre-vingtième parallèle ? »
Le capitaine Craventy ne put s’empêcher de sourire à cette question de Mrs. Paulina Barnett. Elle et lui causaient auprès du po êle, pendant que les invités allaient et venaient de la table des victuailles à la table des rafraîchissements. « Madame, répondit le capitaine, tout ce qu’un homm e peut faire, Jasper Hobson le fera. La Compagnie l’a chargé d’explorer le nord de ses possessions et d’établir une factorerie aussi près que possible des limites du continent américain, et il l’établira. – C’est une grande responsabilité qui incombe au li eutenant Hobson ! dit la voyageuse. – Oui, madame, mais Jasper Hobson n’a jamais reculé devant une tâche à accomplir, si rude qu’elle pût être. – Je vous crois, capitaine, répondit Mrs. Paulina, et ce lieutenant, nous le verrons à l’œuvre. Mais quel intérêt pousse donc la Compagn ie à construire un fort sur les limites de la mer Arctique ? – Un grand intérêt, madame, répondit le capitaine, et j’ajouterai même un double intérêt. Probablement dans un temps assez rapproché , la Russie cédera ses possessions américaines au gouvernement des États-U nis(1). Cette cession opérée, le trafic de la Compagnie deviendra très di fficile avec le Pacifique, à moins que le passage du Nord-Ouest découvert par Mac Clur e ne devienne une voie praticable. C’est, d’ailleurs, ce que de nouvelles tentatives démontreront, car l’amirauté va envoyer un bâtiment dont la mission s era de remonter la côte américaine depuis le détroit de Behring jusqu’au go lfe du Couronnement, limite orientale en deçà de laquelle doit être établi le n ouveau fort. Or, si l’entreprise réussit, ce point deviendra une factorerie importan te dans laquelle se concentrera tout le commerce de pelleteries du Nord. Et, tandis que le transport des fourrures exige un temps considérable et des frais énormes po ur être effectué à travers les territoires indiens, en quelques jours des steamers pourront aller du nouveau fort à l’océan Pacifique. – Ce sera là, en effet, répondit Mrs. Paulina Barne tt, un résultat considérable, si le passage du Nord-Ouest peut être utilisé. Mais vous aviez parlé d’un double intérêt, je crois ?
– L’autre intérêt, madame, reprit le capitaine, le voici, et c’est, pour ainsi dire, une question vitale pour la Compagnie, dont je vous dem anderai la permission de vous rappeler l’origine en quelques mots. Vous comprendr ez alors pourquoi cette
association, si florissante autrefois, est maintena nt menacée dans la source même de ses produits. » En quelques mots, effectivement, le capitaine Crave nty fit l’historique de cette Compagnie célèbre.
On sait que dès les temps les plus reculés, l’homme emprunta aux animaux leur peau ou leur fourrure pour s’en vêtir. Le commerce des pelleteries remonte donc à la plus haute antiquité. Le luxe de l’habillement s e développa même à ce point que des lois somptuaires furent plusieurs fois édictées afin d’enrayer cette mode qui se portait principalement sur les fourrures. Le vair e t le petit-gris durent être prohibés au milieu du 12e siècle.
En 1553, la Russie fonda plusieurs établissements d ans ses steppes septentrionales, et des compagnies anglaises ne tar dèrent pas à l’imiter. C’était par l’entremise des Samoyèdes que se faisait alors ce t rafic de martres-zibelines, d’hermines, de castors, etc. Mais, pendant le règne d’Élisabeth, l’usage des fourrures luxueuses fut restreint singulièrement, d e par la volonté royale, et, pendant quelques années, cette branche de commerce demeura paralysée.
Le 2 mai 1670, un privilège fut accordé à la Compag nie des pelleteries de la baie d’Hudson. Cette société comptait un certain nombre d’actionnaires dans la haute noblesse, le duc d’York, le duc d’Albermale, le com te de Shaftesbury, etc. Son capital n’était alors que de huit mille quatre cent vingt livres. Elle avait pour rivales les associations particulières dont les agents fran çais, établis au Canada, se lançaient dans des excursions aventureuses, mais fo rt lucratives. Ces intrépides chasseurs, connus sous le nom de « voyageurs canadi ens », firent une telle concurrence à la Compagnie naissante, que l’existen ce de celle-ci fut sérieusement compromise.
Mais la conquête du Canada vint modifier cette situ ation précaire. Trois ans après la prise de Québec, en 1766, le commerce des pellet eries reprit avec un nouvel entrain. Les facteurs anglais s’étaient familiarisé s avec les difficultés de ce genre de trafic : ils connaissaient les mœurs du pays, les h abitudes des Indiens, le mode qu’ils employaient dans leurs échanges. Cependant, les bénéfices de la Compagnie étaient nuls encore. De plus, vers 1784, des marcha nds de Montréal s’étant associés pour l’exploitation des pelleteries, fondè rent cette puissante « Compagnie du Nord-Ouest », qui centralisa bientôt toutes les opérations de ce genre. En 1798, les expéditions de la nouvelle société se montaient au chiffre énorme de cent vingt mille livres sterling, et la Compagnie de la baie d ’Hudson était encore menacée dans son existence.
Il faut dire que cette Compagnie du Nord-Ouest ne r eculait devant aucun acte immoral, quand son intérêt était en jeu. Exploitant leurs propres employés, spéculant sur la misère des Indiens, les maltraitan t, les pillant après les avoir enivrés, bravant la défense du parlement qui prohib a la vente des liqueurs alcooliques sur les territoires indigènes, les agen ts du Nord-Ouest réalisaient d’énormes bénéfices, malgré la concurrence des soci étés américaines et russes qui s’étaient fondées, entre autres la « Compagnie amér icaine des pelleteries », créée en 1809 avec un capital d’un million de dollars, et qui exploitait l’ouest des Montagnes Rocheuses.
Mais de toutes ces sociétés, la Compagnie de la bai e d’Hudson était la plus menacée, quand, en 1821, à la suite de traités long uement débattus, elle absorba son ancienne rivale, la Compagnie du Nord-Ouest, et prit la dénomination générale
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