Le maître d armes
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Description

Alexandre Dumas (1802-1870)



"Ah ! pardieu ! voilà un miracle, me dit Grisier en me voyant paraître à la porte de la salle d’armes où il était resté le dernier et tout seul.


En effet, je n’avais pas remis le pied au faubourg Montmartre, n° 4, depuis le soir où Alfred de Nerval nous avait raconté l’histoire de Pauline.


– J’espère, continua notre digne professeur avec sa sollicitude toute paternelle pour ses anciens écoliers, que ce n’est pas quelque mauvaise affaire qui vous amène ?


– Non, mon cher maître, et si je viens vous demander un service, lui répondis-je, il n’est pas du genre de ceux que vous m’avez parfois rendus en pareil cas.


– Vous savez que, pour quelque chose que ce soit, je suis tout à vous. Ainsi, parlez.


– Eh bien ! mon cher, il faut que vous me tiriez d’embarras.


– Si la chose est possible, elle est faite.


– Aussi je n’ai pas douté de vous.


– J’attends.


– Imaginez-vous que je viens de passer un traité avec mon libraire, et que je n’ai rien à lui donner.


– Diable !


– Alors je viens à vous pour que vous me prêtiez quelque chose.


– À moi ?


– Sans doute ; vous m’avez raconté cinquante fois votre voyage en Russie.


– Tiens, au fait !


– Vers quelle époque y étiez-vous ?


– Pendant 1824, 1825, 1826.


– Justement pendant les années les plus intéressantes : la fin du règne de l’empereur Alexandre et l’avènement au trône de l’empereur Nicolas."



Après les guerres napoléoniennes, un maître d'armes français ruiné part en Russie pour s'enrichir, comme tant d'autres Européens...

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Informations

Publié par
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EAN13 9782374635439
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0015€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Le maître d'armes
Alexandre Dumas
Décembre 2019
Stéphane le Mat
La Gibecière à Mots
ISBN : 978-2-37463-543-9
Couverture : pastel de STEPH'
lagibeciereamots@sfr.fr
N° 543
Ah ! pardieu ! voilà un miracle, me dit Grisier en me voyant paraître à la porte de la salle d’armes où il était resté le dernier et to ut seul. En effet, je n’avais pas remis le pied au faubourg Montmartre, n° 4, depuis le soir où Alfred de Nerval nous avait raconté l’histoire d e Pauline.
– J’espère, continua notre digne professeur avec sa sollicitude toute paternelle pour ses anciens écoliers, que ce n’est pas quelque mauvaise affaire qui vous amène ?
– Non, mon cher maître, et si je viens vous demande r un service, lui répondis-je, il n’est pas du genre de ceux que vous m’avez parfois rendus en pareil cas.
– Vous savez que, pour quelque chose que ce soit, j e suis tout à vous. Ainsi, parlez. – Eh bien ! mon cher, il faut que vous me tiriez d’ embarras. – Si la chose est possible, elle est faite.
– Aussi je n’ai pas douté de vous.
– J’attends.
– Imaginez-vous que je viens de passer un traité av ec mon libraire, et que je n’ai rien à lui donner. – Diable ! – Alors je viens à vous pour que vous me prêtiez qu elque chose. – À moi ? – Sans doute ; vous m’avez raconté cinquante fois v otre voyage en Russie.
– Tiens, au fait !
– Vers quelle époque y étiez-vous ?
– Pendant 1824, 1825, 1826. – Justement pendant les années les plus intéressant es : la fin du règne de l’empereur Alexandre et l’avènement au trône de l’e mpereur Nicolas. – J’ai vu enterrer l’un et couronner l’autre. Eh ma is ! attendez donc !...
– Que je le savais bien !...
– Une histoire merveilleuse.
– C’est ce qu’il me faut.
– Imaginez donc... Mais mieux que cela ; avez-vous de la patience ? – Vous demandez cela à un homme qui passe sa vie à faire des répétitions. – Eh bien ! alors, attendez.
Il alla à une armoire et en tira une énorme liasse de papiers.
– Tenez, voilà votre affaire.
– Un manuscrit, Dieu me pardonne ! – Les notes d’un de mes confrères qui était à Saint -Pétersbourg en même temps que moi, qui a vu tout ce que j’ai vu, et en qui vo us pouvez avoir la même confiance qu’en moi-même. – Et vous me donnez cela ?
– En toute propriété.
– Mais c’est un trésor.
– Où il y a plus de cuivre que d’argent, et plus d’ argent que d’or. Tel qu’il est, enfin, tirez-en le meilleur parti possible.
– Mon cher, dès ce soir je vais me mettre à la beso gne et dans deux mois...
– Dans deux mois ?...
– Votre ami se réveillera un matin, imprimé tout vi f.
– Vraiment ?
– Vous pouvez être tranquille.
– Eh bien, parole d’honneur, ça lui fera plaisir. – À propos, il manque une chose à votre manuscrit. – Laquelle ? – Un titre. – Comment, il faut que je vous donne aussi le titre ?
– Puisque vous y êtes, mon cher, ne faites pas les choses à moitié.
– Vous avez mal regardé, il y en a un. – Où cela ? – Sur cette page ; voyez :Le Maître d’armes.
Eh bien ! alors, puisqu’il y est, nous le laisseron s.
– Ainsi donc ?
– Adopté. Grâce à ce préambule, le public voudra bien se teni r pour averti que rien de ce qu’il va lire n’est de moi, pas même le titre. D’ailleurs, c’est l’ami de Grisier qui parle.
I
J’étais encore dans l’âge des illusions, je posséda is une somme de quatre mille francs, qui me paraissait un trésor inépuisable, et j’avais entendu parler de la Russie comme d’un véritable Eldorado pour tout arti ste un peu supérieur dans son art : or, comme je ne manquais pas de confiance en moi-même, je me décidai à partir pour Saint-Pétersbourg.
Cette résolution une fois prise fut bientôt exécuté e : j’étais garçon, je ne laissais rien derrière moi, pas même des dettes ; je n’eus d onc à prendre que quelques lettres de recommandation et mon passeport, ce qui ne fut pas long, et huit jours après m’être décidé au départ, j’étais sur la route de Bruxelles.
J’avais choisi la voie de terre, d’abord parce que je comptais donner quelques assauts dans les villes où je passerais et défrayer ainsi le voyage par le voyage même ; ensuite parce que, enthousiaste de notre glo ire, je désirais visiter quelques-uns de ces beaux champs de bataille, où je croyais que, comme au tombeau de Virgile, les lauriers devaient pousser tout seuls.
Je m’arrêtai deux jours dans la capitale de la Belg ique ; le premier jour j’y donnai un assaut, et le second jour j’eus un duel. Comme j e me tirai assez heureusement de l’un et de l’autre, on me fit, pour rester dans la ville, des propositions fort acceptables, que cependant je n’acceptai point : j’ étais poussé en avant.
Néanmoins, je m’arrêtai un jour à Liège ; j’avais l à, aux archives de la ville, un ancien écolier près duquel je ne voulais pas passer sans lui faire ma visite. Il demeurait rue Pierreuse : de la terrasse de sa mais on, et en faisant connaissance avec le vin du Rhin, je pus donc voir la ville se d érouler sous mes pieds, depuis le village d’Herstal, où naquit Pépin, jusqu’au châtea u de Ranioule, d’où Godefroy partit pour la Terre Sainte. Cet examen ne se fit p as sans que mon écolier me racontât, sur tous ces vieux bâtiments, cinq ou six légendes plus curieuses les unes que les autres ; une des plus tragiques est, sans c ontredit, celle qui a pour titre le Banquet de Varfusée,et pour sujet le meurtre du bourgmestre Sébastien L aruelle, dont une des rues de la ville porte encore aujourd’ hui le nom.
J’avais dit à mon écolier, au moment de monter dans la diligence d’Aix-la-Chapelle, mon projet de descendre aux villes célèbr es et de m’arrêter aux champs de bataille fameux, mais il avait ri de ma prétenti on et m’avait appris qu’en Prusse, on ne s’arrête pas où on veut, mais où veut le cond ucteur, et qu’une fois enfermé dans sa caisse, on est à son entière disposition. E n effet, de Cologne à Dresde, où mon intention bien positive était de rester trois j ours, on ne nous tira de notre cage qu’aux heures des repas, et juste le temps de nous laisser prendre la nourriture strictement nécessaire à notre existence. Au bout d e trois jours de cette incarcération, contre laquelle au reste personne ne murmura tant elle est convenue dans les États de Sa Majesté Frédéric-Guillaume, no us arrivâmes à Dresde.
C’est à Dresde que Napoléon fit, au moment d’entrer en Russie, cette grande halte de 1812, où il convoqua un empereur, trois ro is et un vice-roi ; quant aux princes souverains, ils étaient si pressés à la por te de la tente impériale qu’ils se confondaient avec les aides de camp et les officier s d’ordonnance ; le roi de Prusse fit antichambre trois jours. Pèlerin pieux de notre gloire comme de nos revers d epuis Vilna(1), j’avais suivi à
cheval la même route que Napoléon avait faite douze ans auparavant, traversant le Niémen, m’arrêtant à Posen, à Vilna, à Ostrovno et Vitebsk, recueillant toutes les traditions que les bons Lituaniens avaient conservé es de son passage. J’aurais bien encore voulu voir Smolensk et Moscou, mais cet te route me forçait à faire deux cents lieues de plus, et cela m’était impossible. A près être resté un jour à Vitebsk et avoir visité le château où avait séjourné quinze jo urs Napoléon, je fis venir des chevaux et une de ces petites voitures dont se serv ent les courriers russes et qu’on appelle despérékladnoïparce qu’on en change à chaque poste. J’y jetai mon portemanteau et j’eus bientôt derrière moi Vitebsk, emporté par mes trois chevaux, dont l’un, celui du milieu, trottait la tête haute, tandis que ceux de droite et de gauche galopaient, hennissant et la tête basse, com me s’ils eussent voulu dévorer la terre.
Au reste, je ne faisais que quitter un souvenir pou r un autre. Cette fois, je suivais la route que Catherine avait prise dans son voyage en Tauride.
II
En sortant de Vitebsk, je trouvai la douane russe ; mais attendu que je n’avais qu’un portemanteau, malgré la bonne intention visib le qu’avait le chef de poste de traîner la visite en longueur, elle ne dura que deu x heures vingt minutes, ce qui est presque inouï dans les annales de la douane moscovi te. Cette visite faite, j’en avais pour jusqu’à Saint-Pétersbourg à être tranquille.
Le soir, j’arrivai à Véliki-Louki, dont le nom veut dire « grand arc », et qui doit cette désignation pittoresque aux sinuosités de la rivièr e Lova, qui passe dans ses murs. Bâtie au XIe siècle, cette ville fut ravagée par les Lituaniens au XIIe, puis conquise par le roi de Pologne Ballori, puis rendue à Ivan V asiliévitch, puis enfin brûlée par le faux Démétrius. Restée déserte neuf ans, elle fut r epeuplée par les Cosaques du Don, du Jaik, dont la population actuelle descend p resque entièrement. Elle renferme trois églises, dont deux situées dans la g rande rue et devant lesquelles mon postillon ne manqua point, en passant, de faire le signe de la croix.
Malgré la dureté de la voiture non suspendue que j’ avais adoptée et le mauvais état des chemins, j’étais résolu de ne point m’arrê ter ; car, m’avait-on dit, je pouvais faire les cent soixante-douze lieues qui séparent V itebsk de Saint-Pétersbourg en quarante-huit heures. Je ne m’arrêtai donc devant l a poste que le temps de mettre les chevaux, et je repartis. Il est inutile de dire que je ne dormis pas une heure de toute la nuit ; je dansais dans mon chariot, comme une noisette dans sa coque. J’essayais bien de me cramponner au banc de bois su r lequel on avait étendu une espèce de coussin de cuir de l’épaisseur d’un cahie r de papier ; mais au bout de dix minutes j’avais les bras disloqués et j’étais oblig é de m’abandonner de nouveau à ce terrible cahotement, plaignant du fond du cœur l es malheureux courriers russes qui font quelquefois un millier de lieues dans une pareille voiture.
Déjà la différence entre les nuits moscovites et le s nuits de France était sensible. Dans toute autre voiture, j’aurais pu lire ; je doi s même avouer que, fatigué de mon insomnie, j’essayai ; mais, à la quatrième ligne, u n cahot me fit sauter le livre des mains et, comme je me baissais pour le ramasser, un autre cahot me fit sauter à mon tour de la banquette. Je passai une bonne demi- heure à me débattre dans le fond de ma caisse avant de me remettre sur mes jamb es, et je fus guéri du désir de continuer ma lecture.
Au point du jour je me trouvai à Béjanitzi, petit v illage sans importance et, à quatre heures de l’après-midi, à Porkhoff : vieille ville située sur la Chelonia, qui porte son lin et son blé sur le lac Ilmen, d’où, par la riviè re qui unit les deux lacs entre eux, ces denrées gagnent celui de Ladoga : j’étais à moi tié de ma route. J’avoue que ma tentation fut grande de m’arrêter une nuit ; mais l a malpropreté de l’auberge était telle que je me rejetai dans ma carriole. Il faut d ire aussi que l’assurance que me donna le postillon que le chemin qui me restait à f aire était meilleur que celui que j’avais fait, entra pour beaucoup dans cette héroïq ue résolution. En conséquence, mon pérékladnoï repartit au galop, et je continuai de me débattre dans l’intérieur de ma caisse, tandis que mon postillon chantait sur so n siège une chanson mélancolique dont je ne comprenais pas les paroles, mais dont l’air semblait merveilleusement applicable à ma douloureuse situat ion. Si je disais que je m’endormis, on ne me croirait pas, et je ne l’aurai s pas cru moi-même si je ne m’étais réveillé avec une effroyable meurtrissure a u front. Il y avait eu un tel
soubresaut que le postillon avait été lancé de son siège. Quant à moi, j’avais été arrêté par la couverture de ma carriole, et la meur trissure qui m’avait réveillé venait du contact de mon front avec l’osier. J’eus alors l ’idée de mettre le postillon dans la voiture et de me placer sur le siège ; mais, quelqu e offre que je lui fisse, il n’y voulut pas consentir, soit qu’il ne comprît pas ce que je lui demandais, soit qu’il eût cru manquer à son devoir en y obtempérant. En conséquen ce, nous nous remîmes en route ; le postillon reprit sa chanson, et moi ma d anse. Vers les cinq heures du matin, nous arrivâmes à Selogorodetz, où nous nous arrêtâmes pour déjeuner. Grâce au ciel, il ne nous restait plus qu’une cinqu antaine de lieues à faire.
Je rentrai en soupirant dans ma cage, et me reperch ai sur mon bâton. Alors seulement je m’avisai de demander s’il était possib le d’enlever la couverture de ma carriole ; on me répondit que c’était la chose du m onde la plus facile. J’ordonnai qu’on procédât aussitôt à l’opération, et il n’y eu t plus que la partie inférieure de ma personne qui continua de se trouver compromise.
À Louga, j’eus une autre idée non moins lumineuse q ue la première : c’était d’enlever la banquette, d’étendre de la paille dans le fond de ma voiture, et de me coucher dessus en me faisant un traversin de mon po rtemanteau. Ainsi, d’amélioration en amélioration, mon état finit par devenir à peu près supportable.
Mon postillon me fit arrêter successivement devant le château de Garchina, où fut relégué Paul Ier pendant tout le temps du règne de Catherine, et de vant le palais de Tsarskoïe Selo, résidence d’été de l’empereur Alexa ndre ; mais j’étais si fatigué que je me contentai de soulever la tête pour regarder c es deux merveilles, en me promettant de revenir les voir plus tard, dans une voiture plus commode.
Au sortir de Tsarskoïe Selo, l’essieu d’un droschki qui courait devant moi se rompit tout à coup, et la voiture, sans verser, s’i nclina sur le côté. Comme j’étais à cent pas à peu près derrière le droschki, j’eus le temps, avant de l’avoir rejoint, d’en voir sortir un monsieur long et mince, tenant d’une main un claque et de l’autre un de ces petits violons qu’on nomme pochettes. Il éta it vêtu d’un habit noir, comme on les portait à Paris en 1812, d’une culotte noire, d e bas de soie noirs et de souliers à boucles ; et aussitôt qu’il se trouva sur la grande route, il se mit à faire des battements de la jambe droite, et puis des battemen ts de la jambe gauche, puis des entrechats des deux jambes, et enfin trois tours su r lui-même pour s’assurer sans doute qu’il n’avait rien de cassé. L’inquiétude que ce monsieur manifestait pour sa conservation me gagna au point que je ne crus pas d evoir passer près de lui sans m’arrêter et sans lui demander s’il ne lui était pa s arrivé quelque accident.
– Aucun, Monsieur, aucun, me répondit-il, si ce n’e st que je vais manquer ma leçon ; une leçon qu’on me paye un louis, Monsieur, et à la plus jolie personne de Saint-Pétersbourg, à mademoiselle de Vlodeck, qui r eprésente après-demain Philadelphie, une des filles de lord Warton, dans l e tableau d’Antoine Van Dyck, à la fête que la cour donne à la duchesse héritière de W eimar ! – Monsieur, lui répondis-je, je ne comprends pas trop ce que vous me dites ; mais n’importe, si je puis vous être bon à quelque chose ?... – Comment, Monsieur, si vous pouvez m’être bon à qu elque chose ? Mais vous pouvez me sauver la vie. Imaginez-vous, Monsieur, q ue je viens de donner une leçon de danse à la princesse Lubormiska, dont la c ampagne est à deux pas d’ici, et qui représente Cornélie. Une leçon de deux louis , Monsieur, je n’en donne pas à moins ; j’ai la vogue et j’en profite ; c’est tout simple, il n’y a que moi de maître de danse français à Saint-Pétersbourg. Alors, imaginez que ce drôle me donne une
voiture qui casse et qui manque de m’estropier ; he ureusement que les jambes sont saines. Je reconnaîtrai ton numéro, va, coquin. – Si je ne me trompe, Monsieur, lui répondis-je, le service que je puis vous rendre est de vous offrir une place dans ma voiture ? – Oui, Monsieur, vous l’avez dit, ce serait un imme nse service, mais vraiment je n’ose... – Comment donc, entre compatriotes...
– Monsieur est français ?
– Et entre artistes...
– Monsieur est artiste ? Monsieur, Saint-Pétersbour g est une bien mauvaise ville pour les artistes. La danse, surtout la danse ; oh ! elle ne va plus que d’une jambe. Monsieur n’est pas maître de danse, par hasard ?
– Comment ! la danse ne va plus que d’une jambe, ma is vous me dites qu’on vous paye un louis la leçon : est-ce que ce serait pour apprendre à marcher à cloche-pied ? Un louis, Monsieur, c’est cependant u n fort joli cachet, ce me semble ? – Oui, oui, dans ce moment, à cause de la circonsta nce sans doute ; mais, Monsieur, ce n’est plus l’ancienne Russie. Les Fran çais ont tout gâté. Monsieur n’est pas maître de danse, je présume ? – On m’a parlé cependant de Saint-Pétersbourg comme d’une ville où toutes les supériorités étaient sûres d’être accueillies.
– Oh ! oui, oui, Monsieur, autrefois, il en était a insi ; au point qu’il y a eu un misérable coiffeur qui gagnait jusqu’à 600 roubles par jour, tandis que c’est à peine si, moi, j’en gagne 80. Monsieur n’est pas maître d e danse, j’espère ?
– Non, mon cher compatriote, répondis-je enfin, pre nant pitié de son inquiétude, et vous pouvez monter dans ma voiture sans crainte de vous trouver auprès d’un rival.
– Monsieur, j’accepte avec le plus grand plaisir, s ’écria aussitôt mon vestris en se plaçant auprès de moi. Et grâce à vous, je serai en core à Saint-Pétersbourg à temps pour donner ma leçon.
Le cocher partit au galop ; trois heures après, c’e st-à-dire à la nuit tombée, nous entrions à Saint-Pétersbourg par la porte de Moscou et, d’après les renseignements que m’avait donnés mon compagnon de voyage qui s’ét ait montré pour moi d’une complaisance admirable depuis qu’il avait la convic tion que je n’étais pas maître de danse, je descendais à l’hôtel de Londres, place de l’Amirauté, au coin de la perspective de Nevski.
Là, nous nous quittâmes ; il sauta dans un droschki , et moi, j’entrai à l’hôtel. Je n’ai pas besoin de dire que, quelque envie que j ’eusse de visiter la ville de Pierre Ier, je remis la chose au lendemain ; j’étais littéral ement brisé et je ne pouvais plus me tenir sur mes jambes. À peine si j’eus la force de monter dans ma chambre, où heureusement je trouvai un bon lit, meuble qui m ’avait entièrement fait défaut depuis Vilna. Je me réveillai le lendemain à midi. La première ch ose que je fis fut de courir à ma fenêtre ; j’avais devant moi le palais de l’Amir auté avec sa longue flèche d’or surmontée d’un vaisseau et sa ceinture d’arbres ; à ma gauche, l’hôtel du Sénat ; à ma droite, le palais d’Hiver et l’Ermitage ; puis, dans les intervalles de ces
splendides monuments, des échappées de vue sur la N eva qui me semblait large comme une mer. Je déjeunai tout en m’habillant et, aussitôt habill é, je courus sur le quai du Palais que je remontai jusqu’au pont Troïtskoï, pont qui, soit dit en passant, a dix-huit cents pieds de long, et d’où l’on m’avait invité à regarder tout d’abord la ville. C’était le meilleur conseil que j’eusse reçu de ma vie.
En effet, je ne sais pas s’il existe dans le monde entier un panorama pareil à celui qui se déroula devant mes yeux lorsque, tournant le dos au quartier de Viborg, je laissai mon regard s’étendre jusqu’aux îles de Voln oï et au golfe de Finlande.
Près de moi, à ma droite, amarrée comme un vaisseau par deux légers points à l’île d’Aptekarskoï, s’élevait la forteresse, premi er berceau de Saint-Pétersbourg, au-dessus des murailles de laquelle s’élançaient la fl èche d’or de l’église Saint-Pierre-et-Saint-Paul où sont enterrés les tsars, et la toi ture verte de l’hôtel des Monnaies. En face de la forteresse et sur l’autre rive, j’ava is à ma gauche le palais de Marbre, dont le grand défaut est que l’architecte semble av oir oublié de lui faire une façade ; l’Ermitage, charmant refuge bâti par Catherine II c ontre l’étiquette ; le palais impérial d’Hiver, plus remarquable par sa masse que par sa f orme, par sa grandeur que par son architecture ; l’Amirauté, avec ses deux pavill ons et ses escaliers de granit, l’Amirauté, centre gigantesque auquel aboutissent l es trois principales rues de Saint-Pétersbourg : la perspective de Nevski, la ru e des Pois et la rue de la Résurrection ; enfin, au-delà de l’Amirauté, le qua i Anglais et ses magnifiques hôtels, terminé par l’Amirauté neuve. Après avoir laissé mon regard suivre cette longue l igne de majestueux bâtiments, je le ramenai en face de moi : là s’élevait, à la p ointe de l’île de Vasilievskoï, la Bourse, monument moderne, bâti on ne sait trop pour quoi entre deux colonnes rostrales, et dont les escaliers demi-circulaires b aignent leurs dernières marches dans le fleuve. Après elle, sur la rive qui regarde le quai Anglais, est la ligne des douze collèges ; l’Académie des sciences, celle des beaux-arts et, au bout de cette splendide perspective, l’École des mines, située à l’extrémité de la courbe décrite par le fleuve. De l’autre côté de cette île qui doit son nom à un lieutenant de Pierre Ier nommé Bazile, à qui ce prince avait donné un commandement tandis que lui-même, occupé à bâtir la forteresse, occupait sa petite cabane de l’île de Pétersbourg, coule vers les îles de Volnoï le bras du fleuve que l’on appel le la petite Neva. C’est là que sont situées, au milieu de jardins délicieux, fermés par des grilles dorées toutes tapissées de fleurs et d’arbustes empruntés, pour l es trois mois d’été dont jouit Saint-Pétersbourg, à l’Afrique et à l’Italie et qui retrouvent, pendant les neuf autres mois de l’année, la température de leur pays natal dans des serres chaudes, c’est là, dis-je, que sont situées les maisons de campagn e des plus riches seigneurs de Saint-Pétersbourg. L’une de ces îles est même tout entière à l’Impératrice, qui y a fait élever un charmant petit palais, et qui l’a co nvertie en jardins et en promenades. Si l’on tourne le dos à la forteresse et si l’on re monte le cours du fleuve au lieu de le descendre, la vue change de caractère, tout en r estant grandiose. En effet, de ce côté j’avais, aux deux extrémités mêmes du pont sur lequel j’étais placé, sur une rive l’église de la Trinité, et sur l’autre le jard in d’Été ; puis, à ma gauche, la petite maison de bois qu’occupait Pierre Ier tandis qu’il faisait bâtir la forteresse. Près de cette cabane est encore un arbre auquel, à la haute ur de dix pieds à peu près, est clouée une Vierge. Quand le fondateur de Saint-Péte rsbourg demanda à quelle
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