Le dernier chevalier
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Description

Paul Féval (1816-1887)



"Le roi était malade un peu ; Mme la marquise de Pompadour avait « ses vapeurs », cette migraine du XVIIIe siècle dont on s’est tant moqué et que nous avons remplacée par la névralgie, les médecins, pour leur commerce, étant obligés, comme les tailleurs, de trouver sans cesse des noms nouveaux aux vieilles choses. Sans cela, à quoi leur servirait le grec de cuisine qui les gonfle ?


M. le maréchal de Richelieu, toujours jeune, malgré ses 62 ans bien sonnés, se trouvait incommodé légèrement d’un rhume de cerveau, gagné l’année précédente dans le Hanovre, lors de la signature du traité de Kloster-Seven, qui sauva l’Angleterre, rétablit les affaires de la Prusse et commença la ruine de la France. Quel joli homme c’était, ce maréchal ! Et que d’esprit il avait ! M. de Voltaire, qui ne l’aimait pas tous les jours, disait de lui : « C’est de la quintessence de Français ! » Bon M. de Voltaire ! Il ne flattait jamais que nos ennemis.



1759 : La tenancière de l'auberge des trois marchands est intriguée par un de ses locataires : M. Joseph. Celui-ci reçoit tous les matins un certain M. Nicolas qui passe la journée à écrire ce que lui dicte M. Joseph. L'inspecteur Marais, venu dire bonjour à la tenancière, ne trouve guère la situation préoccupante jusqu'au moment où une jeune fille pénètre dans l'auberge et demande qu'on lui indique la chambre de M. Joseph...

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Informations

Publié par
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EAN13 9782374634043
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0015€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Le dernier chevalier
Paul Féval
Juin 2019
Stéphane le Mat
La Gibecière à Mots
ISBN : 978-2-37463-404-3
Couverture : pastel de STEPH'
lagibeciereamots@sfr.fr
N° 405
I
M. Joseph et M. Nicolas
Le roi était malade un peu ; Mme la marquise de Pom padour avait « ses vapeurs », cette migraine du XVIII e siècle dont on s’est tant moqué et que nous avons remplacée par la névralgie, les médecins, pou r leur commerce, étant obligés, comme les tailleurs, de trouver sans cesse des noms nouveaux aux vieilles choses. Sans cela, à quoi leur servirait le grec de cuisine qui les gonfle ?
M. le maréchal de Richelieu, toujours jeune, malgré ses 62 ans bien sonnés, se trouvait incommodé légèrement d’un rhume de cerveau , gagné l’année précédente dans le Hanovre, lors de la signature du traité de Kloster-Seven, qui sauva l’Angleterre, rétablit les affaires de la Prusse et commença la ruine de la France. Quel joli homme c’était, ce maréchal ! Et que d’esp rit il avait ! M. de Voltaire, qui ne l’aimait pas tous les jours, disait de lui : « C’es t de la quintessence de Français ! » Bon M. de Voltaire ! Il ne flattait jamais que nos ennemis. Si vous me demandez comment le rhume de cerveau du maréchal durait depuis tant de mois, je vous répondrai par ce qui se chantait dans Paris :
Armand acheta sa pelisse,
(Dieu vous bénisse !)
Avec l’argent
De Cumberland... Et encore : Armand, pour payer le maçon,
Godille frétille, pompon,
Se fût trouvé bien pauvre,
Pompon, frétillon,
Sans la pêche de ce poisson
Qu’il prit dans le Hanovre... Vous le connaissez bien, le délicieux coin de rue q ui sourit sur notre boulevard, et qui porte encore le nom de « Pavillon de Hanovre ». Ce nom fut la seule vengeance de la France contre le général d’armée philosophe q ui, vainqueur et tenant le sort de l’Europe dans sa main frivole, avait pris la plu me au lieu de l’épée et signé un reçu au lieu de livrer une bataille.
Mais que d’esprit et quel joli homme ! Le pavillon de Hanovre coûta deux millions. La France en « faillit crever », selon l’expression un peu crue de l’abbé Terray ; mais Armand, le cher Armand vécut jusqu’à cent ans, toujours galant, toujours guilleret, de plus en plus philosophe et, pour empl oyer son style troubadour,
« n’ayant pas encore renoncé à plaire ». Il était n é coiffé. Il mourut la veille même de la révolution, qui l’aurait gêné dans ses habitu des, et Beaumarchais dit de lui ce mot, qui ne fut pas trouvé cruel : « Fleur de décré pitude ! »
Mais ce n’était pas seulement ce pauvre roi Louis X V, Jeanne-Antoinette Poisson, marquise de Pompadour et Armand du Plessis, le maré chal duc de Richelieu qui ne battaient que d’une aile, le dauphin, père de Louis XVI, veillait, malade qu’il était déjà lui-même, auprès du berceau de son troisième f ils, le comte d’Artois, depuis Charles X, condamné par les médecins. Sa femme, Mar ie-Josèphe de Saxe, ne devinait certes pas encore les angoisses de son pro chain veuvage ni les soupçons sinistres qui devaient entourer sa propre agonie ; mais elle avait la crainte instinctive, j’allais dire le pressentiment du pois on, car elle fit visiter en secret le comte d’Artois par la Breuille, médecin de Mme Adél aïde, pour s’assurer qu’il n’était pas empoisonné.
M. de Bernis faisait ses malles de premier ministre partant, supplanté qu’il était par son protégé, M. de Choiseul-Stainville, partisa n de la guerre à outrance, destiné à conclure une désastreuse paix. M. de Bernis savai t chanter le champagne et l’amour ; ses œuvres éclaboussent souvent sa robe. Quoiqu’il prît sa retraite le sourire aux lèvres, vous ne pouvez pas le supposer content.
Les parlements, corps respectables, grondaient, rem ontraient, résistaient, travaillant de tout leur cœur à la révolution qui a llait leur couper la tête ; les philosophes donnaient des coups d’épingle à l’immen sité de Dieu ; les poètes faisaient de lamentables tragédies ou de petits ver s honteux ; Voltaire, qui, par le miracle de la bêtise humaine, est resté l’idole des « patriotes », déchirait sa patrie dans les billets doux qu’il écrivait au Prussien et crachait sur la religion avant de lui demander grâce par devant notaire ; le clergé lui-m ême se compromettait çà et là par son relâchement ou par sa rigueur ; la compagni e de Jésus, sapée par Judas franc-maçon ou janséniste, tremblait sur la base én orme de sa puissance ; le commerce était ruiné par la piraterie anglaise ; la cour s’ennuyait, rassasiée de plaisirs ; les campagnes avaient faim, et la ville. .. Mon Dieu, la ville trouvait moyen de s’amuser. Ah ! certes oui, la ville s’amusait, la ville venai t d’apprendre la désastreuse défaite de Rosbach, et la ville fredonnait, avec tout l’esp rit de l’univers qu’elle avait déjà et qu’elle pense avoir gardé, des couplets détestables où le brave Soubise était bafoué de main de maître :
Soubise dit, la lanterne à la main : « J’ai beau chercher, où donc est mon armée ? Elle était là, pourtant, hier matin,
S’est-elle donc en allée en fumée ?
Je l’ai perdue et suis un étourdi ;
Mais attendons au grand jour, à midi... Que vois-je ? ô ciel ! ah ! mon âme est ravie, Prodige heureux ! la voilà ! la voilà !...
Mais, ventrebleu ! qui donc avons-nous là ?
Je me trompais, c’est l’armée ennemie ! »
Il y avait du vrai là-dedans : Soubise s’était lais sé surprendre. Le grand Frédéric, méritant, cette fois, les caresses de Voltaire, ven ait de donner la mesure éclatante de son génie. Acculé comme un sanglier aux abois, c erné par une meute de cent dix mille soldats, il s’était rué avec ses hommes d e fer, au nombre de trente mille seulement, mais bardés de pied en cap dans cette ar mure enchantée qu’on nomme la discipline, sur le quartier français-bavarois où la discipline manquait. Là ils étaient plus de soixante mille, mais de race s différentes, méprisant la science d’obéir et se fiant à leur multitude. Le sanglier passa, laissant sur sa route rouge dix mille décousus. En une seule journée, le vaincu, le perdu, l’écrasé qui larmoyai t dans sa correspondance avec Voltaire sur son prochain suicide, se redressa au f aîte de la puissance, et l’Europe, retournée de pile à face, se prosterna devant lui. Et Paris se tordit de rire en s’égosillant de chant er, pendant que la France maigrissait, maigrissait, affamée et humiliée. C’est bien bon de chanter et de rire ! L’Angleterre , qui chante peu, et qui ne rit jamais, prenait à nos dépens un superbe embonpoint. C’était pour elle que Frédéric avait du génie. Elle fourrait dans ses poches profo ndes nos flottes de guerre et de commerce, nos comptoirs et nos colonies, que nous a bandonnions à leur sort avec gaieté. Nous perdions l’Inde, faute d’y envoyer des secours ; nous faisions mieux, nous martyrisions ceux qui avaient voulu conquérir ces merveilleux climats au profit de la France. La Bourdonnaye et Dupleix mouraient c hez nous de honte et de misère, en attendant que la dure vaillance de Lally -Tollendal fût récompensée par la main du bourreau.
Et Montcalm, l’héroïque, implorait vainement les qu elques hommes et les quelques écus qui nous auraient assuré le Canada, c ette France nouvelle, peuplée de Français-et-demi, où le « vertueux » Washington préludait à sa carrière, incontestablement belle, par l’assassinat d’un gent ilhomme français qui était dit-on, un peu parent de M. le marquis de la Fayette(1).
Tout cela n’empêche pas M. le duc de Choiseul de pa sser, dans une certaine école, pour un habile ministre ; il y eut même des gens qui le comparèrent au cardinal de Richelieu ; sans doute parce qu’il eut l’honneur de miner pierre à pierre le monument politique érigé par le grand homme d’Ét at et de chasser les jésuites, qui nous avaient conquis une bonne part de ce qu’il nous perdait.
Et au fait, M. de Choiseul avait des qualités : il sut garder, étant au pouvoir, la pension que lui payait l’Autriche ; il sut épouser une femme dix fois millionnaire, qui se trouva être une sainte femme par-dessus le march é ; il sut flatter Mme de Pompadour, qui pouvait le servir, et persécuter les jésuites, qui devaient la combattre, caresser les philosophes qui montaient, tourner le dos au clergé qui baissait ; il sut enfin s’en aller presque noblemen t (quand tout fut ruiné de fond en comble), en refusant de saluer la nouvelle favorite , lui qui avait vécu de l’ancienne.
Pauvre temps, petits hommes, chansons, épigrammes, madrigaux, athéisme, égoïsme, mauvais calme, sommei l d’ivrogne.
encyclopédies,
Sur l’Océan aussi, dit-on, les hautes vagues s’apla tissent avant la tempête. Que venaient faire les âmes chevaleresques en ces jours engourdis ? On ne s’étonne pas que Duclos ait appelé le marquis de Montcalm « un anachronisme », et que l’abbé de Bernis, devenu cardinal, ait dit de Duple ix : « Il gênait tout le monde. » Il y
a des époques si viles que l’héroïsme y fait tache.
Un certain soir du mois de décembre, en l’année 175 9, l’inspecteur de police Marais fit descente à l’auberge des Trois-Marchands , située rue Tiquetonne, au quartier de Montorgueil, et tenue par Madeleine Hom ayras, veuve d’un sergent juré de la ville.
Il se peut que vous n’ayez jamais ouï parler de ce Marais ; mais c’était un homme d’importance, et M. de Sartines, le nouveau lieuten ant général, l’employait de préférence à tous autres dans les circonstances les plus délicates, soit qu’il fût question de dénicher les pamphlétaires assez osés p our se moquer de la « princesse de Neuchâtel » (Mme de Pompadour avait souhaité passionnément ce titre), soit qu’il fallût faire la chasse aux menus scandales pour égayer l’ennui incurable du roi. De nos jours, l’office de ce Marais est tenu par de s fonctionnaires privés qu’on nomme desreportersux roi,. Leur emploi consiste à désennuyer non plus un vie mais un vieux peuple. Cinq heures avaient sonné depuis un peu de temps dé jà à la chapelle du Saint-Sauveur, ouverte rue du Petit-Lion, et il faisait n uit noire. C’était l’année suivante seulement que M. de Sartines devait installer défin itivement les lanternes municipales qui portèrent un instant son nom avant de s’appeler réverbères. La rue Tiquetonne, étroite et encaissée, avait encore quel ques passants ; mais ils devenaient de plus en plus rares à mesure que, l’un e après l’autre, les boutiques pauvrement éclairées allaient se fermant.
Sans comparaison, le lumignon le plus beau qui fût dans toute la rue était l’enseigne même des Trois-Marchands, lanterne carré e, de couleur jaune, où se détachaient en noir trois silhouettes fort bien déc oupées, représentant les trois Mages, rangés en ligne et se tenant par la main. La veuve Homayras, qui penchait vers la philosophie, parce qu’elle ne savait pas ce que c’était, n’avait point voulu de ces superstitions. D’ailleurs à quoi bon flatter le s Mages ? On n’en voit jamais à l’auberge, tandis que le commerce est la meilleure de toutes les clientèles. Donc, sans rien changer au tableau, la veuve en avait cor rigé la légende, et les Trois-Mages étaient devenus les Trois-Marchands.
– Comment vous en va, ma belle Madeleine ? dit l’in specteur en entrant dans le réduit propret et même cossu où la veuve Homayras t enait ses comptes. Je passais devant votre porte par hasard, et j’ai pensé : Si j ’entrais souhaiter un petit bonsoir à ma commère ?
– Bonne idée, M. Marais, repartit Madeleine, forte gaillarde de 35 à 40 ans, haute en couleurs et qui avait dû avoir pour elle toute s eule, dans son temps, trois ou quatre portions de « beauté du diable » ; justement, je songeais à vous, moi aussi.
– Vraiment ? – Vraiment tout à fait !... En voulez-vous ? Madeleine avait auprès d’elle sur son petit bureau un verre profond et large, avec une bouteille entamée qui contenait le vermillon de ses grosses joues, sous forme de vin d’Arbois. Elle emplit le verre et l’offrit à M. Marais, en ajoutant, non sans coquetterie :
– Si toutefois ça ne vous arrête pas de boire après moi, M. l’inspecteur. – M’arrêter ! s’écria galamment M. Marais. Vous ête s fraîche comme la pêche, ma
commère, et quoique je n’aie pas soif du tout, j’ac cepte avec plaisir, rien que pour mettre mon nez dans votre verre... À votre santé... Et pourquoi songiez-vous à moi, je vous prie ? La veuve le regarda boire d’un air espiègle qui ne lui allait point encore trop mal. Au lieu de répondre, elle dit : – C’est comme moi, je n’aime pas le vin, non, mais ça m’est recommandé pour mon estomac. – Je vous demandais pourquoi vous pensiez à moi. Elle emplit le verre et le vida d’un trait, comme s i elle en eût versé le contenu dans une cuvette. – Parce qu’il y a ici M. Joseph, répondit-elle enfi n.
– Ah ! fit Marais : Joseph qui ?
– Je ne sais pas.
– Et après ?
La femme Homayras hésita.
– Est-ce tout ? reprit Marais.
– Non... Je ne voudrais pas lui faire du mal, voyez -vous...
– À M. Joseph ? Il vous est donc suspect ?
– Non... Mais il a l’air d’un prince des fois qu’il y a, ce bonhomme-là !
– Il est riche ?
– Ah ! mais non !
– Que fait-il ?
– Rien... C’est-à-dire... il rage ! – Oh ! oh ! contre qui ? – Contre les Anglais. – Eh bien ! ma commère, je n’y vois point d’inconvé nient. – Et contre la compagnie...
– Bravo ! Les Pères ne sont pas bien dans nos papie rs, depuis M. de Choiseul.
– Ce n’est pas contre la compagnie de Jésus. Il par le de Madras, de Pondichéry, de Bombay... – La Compagnie des Indes alors ? Depuis M. de Chois eul, nous nous en moquons comme du Canada, Madeleine ! Qui fréquente-t-il ? – Personne. – En ce cas-là, il ne peut pas être bien dangereux. – Savoir !
La femme Homayras hésita encore. L’inspecteur, pren ant la bouteille à son tour, emplit le verre lui-même.
– Une gorgée pour votre estomac, Madeleine, dit-il. Madeleine repoussa le verre et pensa tout haut pour la seconde fois : – Je ne voudrais pas lui faire du mal, c’est bien s ûr. J’ai dit qu’il ne recevait personne, mais ce n’est pas le mot tout à fait. Il vient quelqu’un le voir.
– Qui ça ? – Un jeune homme. – Souvent ? – Tous les jours.
– À quelle heure ?
– Dès le matin.
– Il reste longtemps ?
– Jusqu’au soir.
– Que font-ils, tous les deux ?
– L’un dicte, l’autre écrit.
– C’est le jeune homme qui écrit ?
– Et c’est M. Joseph qui dicte.
– Comment s’appelle-t-il, le jeune homme ?
– M. Nicolas.
– Nicolas tout court aussi ?
– Aussi, oui, Nicolas tout court.
– Tiens ! tiens ! fit Marais : c’est drôle... M. Jo seph ! M. Nicolas ! M. Joseph qui a l’air d’un prince et qui loge aux Trois-Marchands !... – Eh bien ! eh bien ! s’écria Madeleine. La maison n’est-elle pas tenue sur un assez bon pied pour cela ! Il y avait une pointe d’aigreur là-dedans. M. Marai s s’empressa de s’excuser, disant : – Si fait, peste ! si fait !... Mais le M. Nicolas, de quoi a-t-il l’air ? – Ah ! c’est différent, répondit Madeleine, celui-l à a l’air d’un roi.
II
Arrivée de l’inconnue
M. Marais était un petit homme de 40 ans, frais, pr opre, grassouillet : un joli inspecteur, bien peigné, bien couvert et que vous a uriez presque pris pour un financier, tant il avait d’agréables manières. Auss i Mme la marquise de Pompadour avait-elle la bonté de l’admettre assez fréquemment à son petit lever, chacun savait cela, pour renouveler sa provision d’anecdotes.
Les journaux « bien informés » n’existaient pas enc ore, puisque c’est à peine si Beaumarchais, leur père, commençait, tout au fond d e ses tracasseries, la première esquisse de son arlequin-perruquier, maraud joyeux, mais sinistre, mêlant un peu de bien avec beaucoup de mal, beaucoup d’esprit ave c énormément de corruption, faisant mousser du même coup de blaireau, son coura ge, sa lâcheté, ses convoitises, son bon cœur, ses cruautés, son orguei l et sa bassesse, qui devait ravaler si étrangement le niveau de nos mœurs, assa ssiner la vie privée et crotter jusqu’à l’échine la robe nuptiale de la classe moye nne en France.
Les journaux bien informés n’existant pas, ce pauvre beau roi Louis XV, qui en eût été le plus fidèle abonné, se fournissait où il pou vait : chez la marquise et chez M. de Sartines, qui se fournissaient tous les deux che z Marais.
Marais, en définitive, était donc un luron de quali té. Il jouissait de la considération sui generisdévolue à ceux qui regardent dans les maisons par les trous de serrure. Les curieux d’un côté, de l’autre les poltrons de s candale se cotisaient pour lui faire une aisance. Il portait des bagues aux doigts, et p renait du tabac d’Espagne dans une boîte d’or. Avec cela, pas méchant. Il avait bien tué, çà et là , quelques familles, mais c’était pour gagner sa vie. La veuve du sergent Homayras ne s’était pas approch ée impunément d’un si attrayant personnage, et, quoique rien dans la cond uite de M. Marais n’eût dépassé jamais les bornes de la cordialité permise entre ge ns de bonne humeur, elle nourrissait le secret espoir de s’élever, un jour v enant, jusqu’à la dignité d’observatrice.
– D’un roi, répéta-t-elle, oui, M. Marais, je ne m’ en dédis pas, il a l’air d’un roi, et, soit dit sans perdre le respect, le nôtre, de roi, donnerait gros, puisque notre argent ne lui coûte rien, pour avoir la mine de M. Nicolas , et le sang qu’il a sous la peau, et le feu qu’il a dans les yeux, et son jarret, vertug odiche ! Et sa figure, et sa tournure, et tout !
– Tubieu ! dit l’inspecteur en riant, comme vous vo us enflammez, Madeleine ! – Voulez-vous les voir, M. Joseph et lui ? demanda la veuve. Ils sont ensemble dans la chambre qui a unœil. Un instant la curiosité professionnelle de M. Marai s avait été éveillée, mais c’était déjà passé. Il fit sauter hors de son gousset une m ontre épaisse et large et la consulta avec ostentation. – Mon aimable commère dit-il en se levant, l’œiltort pour aujourd’hui, et je aura vais, bien à regret, priver les miens du bonheur de contempler les vôtres.
– Ah ! fit Madeleine, comme c’est joliment dégoisé ! – Voici déjà six heures sonnées, continua l’inspect eur, et je n’ai pas encore glané la moindre historiette. Si, au lieu de votre prince Joseph et de votre roi Nicolas, il y avait seulement une bergère dans la chambre qui a u nœil... – Pour ça non ! s’écria la veuve : depuis que M. Jo seph est chez moi, pas une seule dame n’a passé le seuil de sa porte ! – On demande M. Joseph, cria la voix d’une servante au bas de l’escalier. – Faites monter ! ordonna la veuve.
Et elle ajouta :
– C’est drôle. Nicolas n’est pourtant pas ressorti, et hormis M. Nicolas, jamais personne ne vient chez M. Joseph.
M. Marais avait pris sa canne et son chapeau ; il s e disposait à sortir. On entendit un pas léger qui montait l’escalier. Madeleine se m it à rire. – Tiens ! tiens ! fit-elle, il y a un commencement à tout ; on dirait que ça sent la jeunesse ! M. Marais, en homme de cour qu’il était, se penchai t justement pour lui baiser la main avant de prendre congé. Il se retourna en surs aut. Une voix douce disait sur le palier :
– Quelqu’un voudrait-il bien m’indiquer l’apparteme nt de M. Joseph ?
La porte, en même temps, s’entrouvrit, laissant voi r une femme, vêtue de noir et coiffée « à la créole », d’un voile de dentelle trè s riche et très épais, disposé de façon à lui couvrir entièrement le visage. – Tubieu ! grommela Marais, nous avions un prince e t un roi, voici la reine ! Et moi qui ne demandais qu’une bergère ! – Ne pouvez-vous vous adresser à une servante ?... avait commencé Madeleine, qui aimait assez à faire la dame, surtout en présen ce d’un homme du bel air tel que M. l’inspecteur. Mais elle n’alla pas seulement jusqu’à la moitié de sa phrase. Elle fit une profonde révérence, accompagnée d’un « À votre service, Made moiselle », et sortit précipitamment pour conduire elle-même la nouvelle venue jusqu’à l’appartement de son locataire. Quand elle revint, elle trouva M. Marais immobile à la même place. La figure du chasseur d’aventures avait une si singulière expres sion que la veuve lui demanda :
– Vous l’avez reconnue ? je m’en doutais ! – Reconnue ! répéta Marais : je la connais donc ? – Dame ! fit Madeleine, est-ce que je sais, moi ? à vous voir là planté comme un mai...
– C’est la surprise.
– Surprise de quoi ?
– Tant de noblesse ! balbutia Marais, tant de beauté !...
– Vous avez donc pu voir sous son voile, vous ? – Ma foi, non, répondit l’inspecteur, qui se remett ait ; mais il y a des choses qui passent à travers les voiles.
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