Le crucifié de Keraliès
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Le crucifié de Keraliès , livre ebook

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Description

Charles le Goffic (1853-1932)


1882 : un fait divers marque la Bretagne par son aspect sordide, "l'affaire du crucifié d'Hengoat". Un paysan est retrouvé mort et crucifié aux bras d'une charrette. La soeur et le beau-frère sont accusés et jugés, mais faute de preuves, sont acquittés.


D'après ce fait divers, Charles Le Goffic nous livre l'un de ses meilleurs romans, un vrai polar. C'est également une étude sur la jalousie, la misère, l'alcoolisme et la bigoterie... une véritable introspection de la société bretonne, à l'époque.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 23 juillet 2015
Nombre de lectures 1
EAN13 9782374630304
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0026€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Le crucifié de Keraliès Charles Le Goffic Juillet 2015
Stéphane le Mat
La Gibecière à Mots
ISBN : 978-2-37463-30-4 couverture : pastel de STEPH' N° 31
Ma chère femme, Il faut bien que tu portes un peu la responsabilité de ce livre que je n’aurais point écrit sans toi, sans tes douces objurgations. Mais de te le dédier seulement pour alléger ma conscience, il y aurait matière à suspecter mes autres sentiments : c’est mon affection surtout qui te l’offre. CH. L. G.
Introduction
Histoire d'une Cause célèbre Le petit roman qu'on va lire comptera bientôt un qu art de siècle. Il parut en 1891 ; il n'a pas été réédité depuis 1897 : c'est cependant, avec l'Ame bretonne, celui de mes livres de prose qui est le plus fréquemment cité, même de l'autre côté du détroit, grâce à l'excellente traduction qu'en a donnée Mme Wingate Rinder sous le titre deThedarkwayofLove.il eut autrefois la Comme bonne fortune d'intéresser, par son raccourci dramatique, Ludovic Halévy et Victor Cherbuliez qui se firent ses parrains près de l'Académie, il rencontre aujourd'hui de précieuses sympathies chez les folkloristes et les historiens du droit co mparé, voire chez d'illustres philosophes : M. Jobbé-Duval le range parmi les sources essentielles à consulter pour ceux qui s'occupent de rechercher les survivances des institutions primitives dans la Bretagne contemporaine ; M. Félix Le Dantec, décrivant les phénomènes de la « possess ion par l'image », ne dédaigne pas de rapporter comme un bon type du genre le cas de l'hé roïne duCrucifié, sœur inconsciente et barbare del'HermioneA défaut de mérites littéraires vraisemblablement périmés, racinienne. cette valeur documentaire que le livre a prise en vieillissant lui assurera peut-être la sympathie d'une certaine catégorie de lecteurs. Ma part d'invention dans l'intrigue du Crucifié fut en effet des plus restreintes : je me suis borné le plus souvent à déplacer l'action et à changer les noms des personnages. Le lecteur s'en convaincra aisément si, malgré le temps qui s'est écoulé depuis la consommation du crime mystique qui donna naissance à mon livre, il veut bien prendre la peine de visiter avec moi les lieux où périt Louis-ar-béo . Outre que ces lieux n'ont guère changé, la plupart des témoins du drame vivent encore. On peut les interroger : ils ont connu Coupaïa, Yves-Marie Salaün, Cato Prunennec, mais ils n'en parlent qu'avec une secrète répugnance ; j'en ai vu qui s'arrêtaient, interdits, au moment d'évoquer la victime, comme elle leur apparut dans l'aube trouble d'une pluvieuse matinée de septembre, bâillonnée, les bras en croix, les poignets ficelés aux branches de son gibet. Une sorte de stu peur tragique continue, après trente-deux ans, de paralyser les êtres et les choses autour de ce cadavre mal enseveli. Dans la réalité, Louis-ar-béo s'appelait Philippe O mnès. Il n'était pas douanier, mais cultivateur ; il n'habitait pas Landrellec, mais Hengoat. On voit encore sa maisonnette, à l'écart du bourg, dans la jolie vallée du Bizien, petit affluent du Jaudy qu'il rejoint à Pouldouran. Orientée vers le midi, coiffée de tuiles roses, elle s'égaye d'un pied de vigne et de deux gros bouquets de fuschias qui secouent leurs pendeloques aux deux cô tés du seuil. Sur le linteau de la porte on lit, en caractères romains : « 1840 F. F. (fait faire) par Yves Omnès. » Yves Omnès était le père de Philippe. La maison devait être primitivement flanquée d'un four, car on l'appelle encore laty-fornPhilippe y vivait avec sa mère, restée veuve, et c'était bien la maison qui convenait à ce : garçon charmant, bien découplé, vif et rieur, ne bo udant pas plus à l'ouvrage qu'à la danse, très pratique, mais très droit en affaires et dont j'ai retrouvé l'éloge sur toutes les lèvres(1). Fiancé à une joliepennérez(héritière) de la paroisse, Mélanie Tilly, il comptait se marier à la fin du mois : les bans allaient être publiés ; par acte passé devant notaire le 7 juillet précédent, Philippe s'était rendu acquéreur des biens de sa mère, de son beau-frère et de sa sœur, ce qui portait sa fortune personnelle à 10.000 francs. Grosse somme pour l'en droit ! Mélanie possédait de son côté quelque avoir – et des « espérances ». La veille du 2 septembre 1882, Philippe travailla dans une ferme voisine, le convenant Guyader, où l'on battait le blé. Il y porta le sien, qu'on battit après celui du convenant et dont le grain fut provisoirem ent remisé dans une grange attenante qui n'avait pas de clôture. Quelqu'un lui fît remarquer qu'il n'était guère prudent d'exposer ainsi sa récolte : à quoi la convenantière, Hélène Loyer, femme Trémel, répliqua qu'il n'y avait rien à craindre, que le pays était sûr et que, d'ailleurs, ses trois enfants, dont l'aîné avait seize ans et le plus jeune dix, couchaient au fond de la grange, dans le même lit-clos. – N’importe, dit l’homme. A la place de Philippe, je me méfierais. – Tu as raison, dit Philippe, une nuit est vite passée. Je coucherai dans la grange, sur une botte de paille. Gare aux maraudeurs, s’il s’en présente ! La femme Trémel, dans la suite, ne put établir avec précision l’identité de l’interlocuteur de
Philippe(2). On voit tant de visages au cours d’une journée de batterie ! Et la fièvre où elle vivait depuis le matin, ses responsabilités de ménagère, au milieu d’un peuple de travailleurs dont il lui fallait assurer les quatre repas réglementaires et stimuler le zèle par de fréquentes rasades de cidre et d’eau-de-vie, ne lui laissaient guère le loisir de la réflexion. Enfin la conversation s’était tenue entre chien et loup, sur le seuil du logis. Le souvenir des paroles échangées ne revint que plus tard à la femme Trémel, quand des cris, au petit jo ur, l’appelèrent au dehors et qu’ayant à peine pris le temps de passer un jupon, elle courut dans la direction des voix et aperçut, en arrivant sur l’aire, le cadavre de Philippe Omnès se balançant aux brancards d’une charrette dont on avait fait basculer l’arrière. Un bout de langue pendait sous le mouchoir à carreaux qui comprimait la bouche affreusement tordue ; la face était noire, l es yeux exorbités. Preuve évidente que la victime avait d’abord été étranglée : surprise au milieu de son sommeil, on l’avait ensuite traînée sur l’aire, bâillonnée, puis crucifiée à ce gibet de fortune en introduisant un bâton dans les manches de sa veste. Et tout cela s’était exécuté si prestement, si clandestinement aussi, que les enfants couchés à deux pas n’en furent pas dérangés dans leur sommeil. – Nous n’avons rien entendu, dirent-ils. Sûrement, si Philippe avait crié, l’un de nous trois se serait éveillé. Le chien lui-même n’aboya pas. Jamais exécution ne fut plus silencieuse, comme jamais criminels, leur coup fait, ne l’entourèrent d’une m ise en scène mieux réglée et plus propre à frapper les imaginations. A quelques jours de là, dans la semaine qui suivit les obsèques de Philippe Omnès, la justice procédait à l’arrestation d’Yves-Marie et de Marguerite G..., beau-frère et sœur de la victime, que la rumeur publique, à tort ou à raison, dénonçait pour ses assassins. L’affaire, après une enquête qui dura plusieurs mois et qui ne réussit pas à établir la preuve matérielle du crime, vint devant les assises des Côtes-du-Nord le 16 avril 1883 et o ccupa quatre audiences. M. Perussel, conseiller, présidait. M. Quesnay de Beaurepaire remplissait les fonctions de ministère public. La défense était présentée par Me Lebrun, du barreau de Lannion, avocat frénétique, doublé d’un rusé compère et le plus honnête homme du monde au demeurant, que je revois toujours, dans mes souvenirs d’enfance, accoutré en lieutenant de louveterie ; qui, sous la casquette du veneur, forçait la grosse bête dans les halliers de Coatfrec et de Trédez et qui, sous la toque du robin, l’aidait à s’évader du maquis de la procédure. Il terrorisait son auditoire par ses éclats de voix, ses roulements d’yeux, son masque flamboyant, et, dans ses péroraisons, tel un Jupiter tonnant métamorphosé en Jupiter imbrique, noyait sous un déluge de larmes les résistances qu’il n’avait point pulvérisées. Les accusés savaient bien ce qu’ils faisaient en chargeant Me Lebrun de leur défense ; ce Lachaud de sous-préfecture remporta en l’occurrence le plus beau de ses triomphes oratoires : Yves-Marie et Marguerite G... furent acquittés. Mais l’enquête et les débats révélèrent à leur charge de singuliers agissements. Marguerite et Yves-Marie G... tenaient à Hengoat, presque en face de l’église, dans une maison du dix-septième siècle appartenant à leur frère et que celui-ci devait leur reprendre à la Saint-Michel, un commerce de boissons dont certaines dépo sitions donneraient à penser qu’ils étaient les meilleurs et à peu près les uniques clients : o n ne s’achalandait guère chez eux que de tabac ; la femme était une « harpie », l’homme un « envieux » et un « sournois »(3). La maison, restaurée dernièrement, n’a plus guère de remarquable que les blocs cyclopéens qui forment l’entourage de sa grande porte cintrée et qui, même sous Louis XIII, durent paraître un peu anachroniques. Ailleurs qu’en Bretagne, un appareil aussi massif dénoncerait la féodalité ou les temps mérovingiens ; le chiffre 1620, lisible sur la clef de voûte, ne laisse aucune incertitude sur l’époque où fut édifié l’immeuble, qui comprend un grenier, un étage percé de quatre fenêtres et un rez-de-chaussée élevé sur caves, chose assez rar e dans les demeures paysannes, mais il se pourrait fort que cette demeure-ci, avant de déchoir, ait appartenu à quelque bourgeois aisé ou fait office de cure. Quoi qu’il en soit, alors que le couvre-feu était sonné depuis longtemps et que toutes les autres maisons de la localité avaient rabattu leur capuchon, – sauf la maison Bomboni, où il y avait un malade, et la maison Chapelain, où la femme s’occupait à une besogne de repassage, – des journaliers que la moisson avait retenus aux champs plus tard que de coutume et qui rentraient chez eux vers dix heures, dans la nu it du 1er au 2 septembre, ne furent pas sans remarquer la lumière insolite qui brillait aux vitres des époux G... Quelle était la raison de cette
veillée anormale ? Catherine Briand, veuve Le Corre (la Cato Prunennec du roman) assistait-elle au conciliabule ? Ce qui paraît certain, c’est qu’o n n’y faisait pas des vœux pour la prochaine félicité conjugale de Philippe Omnès. – Jamais mon frère n’aura Mélanie Tilly ! avait dit la femme G... à un témoin.... Tout le monde parle du mariage de mon frère, dit-elle une autre fois. Ce n’est pas encore fait : je saurai y mettre un arrêt. Sans insister sur le caractère équivoque de ces déclarations, bien faites pour surprendre dans la bouche d’une sœur, même fanatisée par la haine, l’acte d’accusation se borne à rappeler que Philippe Omnès et les époux G... étaient en contestation au sujet d’une somme de 150 francs que lesdits G... devaient à Philippe et à sa mère et qu ’ils prétendaient leur avoir versée, mais dont ils ne pouvaient rapporter la quittance. Poursuivis devant le juge de paix, les époux G... avaient déféré le serment aux demandeurs. Philippe « jura »(4)sa mère aussi. L’accusation ne voulut ; pas rechercher s’ils étaient de bonne foi ; mais la défense ne se fit pas faute de plaider le contraire. Son meilleur argument et qui mérite considération e st tiré de l’état d’esprit des accusés, en particulier des dispositions mystiques de Marguerite G..., qui n’aurait pas osé jouer son salut contre celui de son frère, si elle n’avait été sûre d’avoir le bon droit de son côté. D’autre part, tout le passé de Philippe proteste contre l’hypothèse d’un serment prêté à l’encontre de la vérité dans un misérable but d’intérêt. Il y eut là très p robablement un malentendu et l’on sait par ailleurs de quels sophismes, et le plus innocemment du monde, est capable une âme féminine. Les G... étaient à peu près ruinés ; un témoin dira mêm e qu’ils avaient « mangé tout leur saint-frusquin ». Pendant ce temps, Philippe augmentait son patrimoine : il allait se marier dans le courant du mois à la fille d’un riche cultivateur. Une fortune si rapide et qui ne pouvait s’expliquer que par quelque pacte diabolique insult ait à leur écroulement personnel. Les poursuites exercées par Philippe et sa mère achevèrent d’aigrir ces êtres superstitieux et jaloux ; contraints de s’exécuter, ils en éprouvèrent un vio lent ressentiment à l’endroit de leur frère, qui leur apparaissait comme l’instigateur de la machination, et, après s’être répandus en menaces contre lui (« Philippe devra prendre garde, disait l’un d’eux, s’il veut mourir dans son lit ! »), ils avisèrent aux moyens de mettre ces menaces à exécution. Pour l’intelligence de ce qui va suivre, il faut se rappeler qu’Hengoat est dans le Trégorrois. Et je crois nécessaire aussi d’avertir que l’on ne doit pas juger du Trégorrois par Tréguier – tout au moins par le Tréguier sécularisé de 1914 qui n’a pl us rien de commun avec le Tréguier conventuel de saint Yves et de Renan. « La législat ion anticléricale est passée par là, » dit mélancoliquement Pierre Lasserre. Il n’est que trop vrai. Et, quand on ne se placerait pas au point de vue de M. Lasserre, quand on ne considérerait les choses que sous l’angle de l’archéologie, que de réserves il faudrait encore élever sur la transformation de ces petites villes claustrales de la Bretagne d’il y a quinze ou vingt ans, un peu chenues sans doute, bancales et brèche-dents, mais si jolies sous leurs tons cireux toutes confit es en mysticité et dont les verrières, dans un masque ossifié, ouvraient au dedans de si beaux yeux d’améthyste ! Sans être un barbon, j’ai vu s’éteindre ainsi l’une après l’autre Saint-Pol-de-Léon, Dol, Lesneven, Guérande, Tréguier. C’étaient les villes saintes de Bretagne. Les heures y sonnaient un autre âge, d’autres croyances ; le pas s’étouffait, dans les rues, sur l’herbe qui ouatait la chaussée ; on avançait entre de hauts murs de commu nautés dont l’ombre vous suivait jusqu’au cœur de la ville, où s’épanouissait la cathédrale, merveille de sveltesse, de force et de grâce, qui semblait avoir absorbé tous les sucs spirituels de ces terres de silence pour en composer un mystique hosanna de pierre... Aujourd’hui les murs croulent ; la cathédrale s’effrite, la collégiale penche. Le cœur de la ville est toujours à la même place, mais il ne bat plus, ou, s’il bat, ce n’est plus à son rythme que s’accorde la vie de la cité. Entre le temporel et le spirituel, le divorce est bien définitivement consommé. Il l’est même à un point dont ne se doute certainement pas M. Lasserre et dont je ne me doutais pas plus que lui avant d’avoir assisté, il y a trois ou quatre ans, en simple curieux, avec mon ami Georges de Lys, à la grande fête patronale de saint Yves. Ce saint Yves, c’est notre saint national à nous au tres Bretons. De plus grand saint que lui, il n’y en a pas dans le ciel, dit un cantique, et, s’il n’est pas le bon Dieu, c’est sans doute qu’il ne l’a pas voulu. La justice humaine est sujette à faillir : celle de saint Yves jamais. On ne cite point un
cas où ce redresseur de torts n’ait vu clair et pro noncé en connaissance de cause dans les litiges les plus embrouillés, car, même mort, il continue à rendre des arrêts. Justice silencieuse et d’autant plus terrible ! Les hommes ont toujours eu besoin d’un recours céleste contre les iniquités terrestres, et ce saint Yves, en somme, incarne une des aspirations les plus légitimes de la conscience armoricaine. De fait, la dévotion à saint Yves est restée très vive au fond des campagnes. J’imagine qu’on y aura peine à déraciner son culte. Et ce sont les ca mpagnes, en somme, qui donnent encore quelque éclat à son « pardon » annuel. Elles emplissent dès la veille les hôtelleries de la petite ville ; leurs processions pavoisent d’oriflammes les chemins creux de la presqu’île ; sur une houle de têtes, dans le vent des cantiques, les statues voguent entre deux berges d’ajoncs dorés : tout le calendrier armoricain est venu saluer le « défenseur de la veuve et de l’orphelin ». Seule, la ville du saint, Tréguier, qui vit de lui, qui ne serait rien sans lui, boude et s’abstient. Une rue, une pauvre petite rue, celle qui mène au Minihy, avait sorti quelques banderoles. Dans les autres, sur les quais, autour de la place, rien. Il pleuvait sans doute. Belle excuse ! « Nous avons craint de mouiller nos pavillons, » me dit un cafetier. Plutôt de mouiller leurs opinions, si fraîchement radicales qu’elles auraient pu déteindre. Et il fallait voir le sourire de ce cafetier – et de ses confrères ! On n’est pas encore si sot, là-bas, d’interdire les processions. Les affaires sont les affaires. Renié par ses concitoyens, saint Yves , au prix d’une petite concession à l’obscurantisme des campagnes, donne encore un bon rendement. Mais comme on la lui fait payer, cette concession, et de quel air ironique et supérieur tous ces boutiquiers, sur le pas de leur porte, regardaient passer la théorie bêlante des pèlerins ! Au Minihy, sur le tombeau du saint, des mendiantes de la ville débitaient, à raison d’un sou la coquillée, de ces petits fragments de quartz provenant du chemin que suivait à Louannec le bon Yves Hélory quand il lisait son bréviaire et qu’on appelle encore là-bashent ar zant, le chemin du saint. Jetez-les dans vos allées : vous marcherez dans les voies du juste ; dans vos champs : ils les purgeront de l’ivraie. Superstition, direz-vous, mais si charmante ! Cependant le « pardon » touche à sa fin ; les mendiantes, tout à l’heure si papelardes, rient, plaisantent, et, voyant deux « Parisiens » (tous les étrangers en Bretagne sont des Parisiens et tous les Parisiens passent pour sceptiques), veulent se montrer « à la hauteur ». Les cailloux ? Leur vertu ? expliquent-elles à mon compagnon et à moi. La bonne blague ! Comme si, depuis qu’on exploite lehent ar zant, il y restait encore des cailloux ! Ceux-ci viennent to ut simplement de la grève voisine. Et allez donc : il n’y a que la foi qui sauve ! Et, tout de même, ces pierres de mensonge sur le tombeau du saint de la Vérité !... La foi, personne ne l’a plus ici – que les prêtres et les pèlerins. Tout ce peuple qui vit de l’autel, bourgeois, artisans ou mendiants, se moque crûment de l’autel. Un incendie, il y a quatre ans, a consumé le manoir patrimonial du saint, et, près de l’échalier du cimetière, dans le fossé, d’où il braque sur nous sa sébile comme une escopette, un stropiat à figure de bandit romantique, ivre du reste comme toute la Pologne, goguenarde : – Saint Yves ? Il n’est pas plus puissant qu’un autre !... Et la preuve c’est qu’il a laissé brûler sa maison !... Nous avons, depuis, entendu quelque chose d’analogu e à la Chambre, quand Barrès interpellait sur les églises. Ces anticléricaux trégorrois n’ont plus rien à apprendre et leurs mendiants eux-mêmes raisonnent comme M. Beauquier. Cependant, sor tez de la ville, franchissez le Jaudy, pénétrez sur le territoire de Trédarzec, obliquez à gauche et suivez, le long du fleuve, ce sentier de blaireau qui, après avoir contourné une enfilade de maisons basses et proprettes appartenant à des retraités de la marine, s’ombrage un moment de beaux châtaigniers, grimpe au flanc d’une genetaie tendue de blanc, comme pour quelque Fête-D ieu, par les ménagères qui y font essorer leur lessive, plonge dans la fraîcheur d’une petite combe moussue et toute sonore du caquet des lavandières prochaines, puis reprend son escalade s olitaire et débouche, en face même de Tréguier, au hameau de Porz-Bihen. Avant d’emprunter l’échalier d’accès, faites halte près de ces ormes : le champ que vous foulez est sacré. Il affe cte la disposition d’un trapèze ; rien ne le distinguerait à première vue des champs voisins ; les levées de pierres sèches et de terre qui le bordent, sauf au levant, sont couvertes d’un mantea u uniforme de ronces, de lierre et de chèvrefeuille entrelacés et, si l’on ne vous averti ssait de leur présence, vous ne remarqueriez
probablement pas le pan de mur à hauteur d’appui et le rentrant de maçonnerie enclavés dans le talutage. Ce pan de mur, ce rentrant et le bouquet d’ormes qui l’abrite, c’est tout ce qui reste de l’ossuaire désaffecté où l’on « vouait », jusqu’en 1879, au terrible, saint Yves-de-Vérité, les débiteurs de mauvaise foi et les personnes qui s’étaient rendues coupables d’un faux serment : le saint les faisait mourir dans l’année(5). Il avait là son tribunal. Il y siégeait à droite, dans le coin le plus sombre, sous la forme d’une vieille statue en bois grossièrement équarrie, dont les couleurs s’étaient effacées à la longue, ne laissant subsister qu’un plâtras blanchâtre qui lui donnait un air fantomal. Il tenait ses audiences le lundi, au crépuscule. Aucun témoin n’était appelé. L’édifice, de style Louis XIII, ne possédait qu’une petite fenêtre d’aération ; la porte en était fermée à clef et la clef déposée chez le locataire du champ, qui la remettait au pèlerin contre une mo dique redevance. Celui-ci, après avoir lancé une poignée de clous par la lucarne, pénétrait à rebours dans l’ossuaire, refermait la porte, se signait, puis allumait une chandelle devant l’image du saint et jetait une pièce de monnaie à ses pieds. L’audience commençait. Et c’était, dans toute sa rigueur, une audience à huis clos : de la formule d’adjuration, marmonnée plus qu’articulée par le demandeur, à l’arrêt silencieux du juge, rien n’en transpirait au dehors. Elle durait en moyenne un quart d’heure et n’était troublée que par le bruit du vent dans les brèches de la toi ture ou le frôlement velouté d’une aile de chauve-souris rasant la corniche. Yves-de-Vérité, dont l’œil scrute les âmes jusqu’au tréfonds, n’avait pas besoin qu’on lui fît un long exposé de l’affaire évoquée à sa barre. Il suffisait de lui dire, après avoir secoué sa statue pour y faire descendre l’esprit : – Tu es le saint chéri de la Vérité (littéralementZantic-ar-Wrionez, le petit saint de la...
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