Le chemin de France
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Description

Jules Verne (1828-1905)



"Je me nomme Natalis Delpierre. Je suis né en 1761, à Grattepanche, un village de la Picardie. Mon père était cultivateur. Il travaillait sur les terres du marquis d’Estrelle. Ma mère l’aidait de son mieux. Mes sœurs et moi, nous faisions comme ma mère. Mon père ne possédait aucun bien et ne devait jamais avoir rien en propre. En même temps que cultivateur, il était chantre au lutrin, chantre « confiteor ». Il avait une voix forte qu’on entendait du petit cimetière attenant à l’église. Il aurait donc pu être curé – ce que nous appelons un paysan trempé dans l’encre. Sa voix, c’est tout ce que j’ai hérité de lui, à peu près.


Mon père et ma mère ont travaillé dur. Ils sont morts dans la même année, en 79. Dieu ait leur âme !


De mes deux sœurs, l’aînée, Firminie, à l’époque où se sont passées les choses que je vais dire, avait quarante-cinq ans, la cadette, Irma, quarante, moi, trente et un. Lorsque nos parents moururent, Firminie était mariée à un homme d’Escarbotin, Bénoni Fanthomme, simple ouvrier serrurier, qui ne put jamais s’établir, quoique habile en son état. Quant aux enfants, ils en avaient déjà trois en 81, et il en est venu un quatrième quelques années plus tard. Ma sœur Irma était restée fille et l’est toujours. Je ne pouvais donc compter ni sur elle ni sur les Fanthomme pour me faire un sort. Je m’en suis fait un, tout seul. Aussi, sur mes vieux jours, ai-je pu venir en aide à ma famille.


Mon père mourut le premier, ma mère six mois après. Cela me fit beaucoup de peine. Oui ! c’est la destinée ! Il faut perdre ceux qu’on aime comme ceux qu’on n’aime pas. Cependant, tâchons d’être de ceux qui sont aimés, quand nous partirons à notre tour.


L’héritage paternel, tout payé, ne monta pas à cent cinquante livres – les économies de soixante ans de travail ! Cela fut partagé entre mes sœurs et moi. Autant dire deux fois rien."



1792 : le maréchal des logis Natalis Delpierre part en Allemagne passer son congé afin de voir sa soeur Irma. Mais la guerre entre la France et la Prusse éclate. Natalis doit retourner en France ; il est accompagné de sa soeur et d'amis. Le chemin de France sera périlleux.

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Informations

Publié par
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EAN13 9782374634005
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0015€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Le chemin de France
Jules Verne
Juin 2019
Stéphane le Mat
La Gibecière à Mots
ISBN : 978-2-37463-400-5
Couverture : pastel de STEPH'
lagibeciereamots@sfr.fr
N° 401
I
Je me nomme Natalis Delpierre. Je suis né en 1761, à Grattepanche, un village de la Picardie. Mon père était cultivateur. Il trav aillait sur les terres du marquis d’Estrelle. Ma mère l’aidait de son mieux. Mes sœur s et moi, nous faisions comme ma mère. Mon père ne possédait aucun bien et ne dev ait jamais avoir rien en propre. En même temps que cultivateur, il était cha ntre au lutrin, chantre « confiteor ». Il avait une voix forte qu’on entend ait du petit cimetière attenant à l’église. Il aurait donc pu être curé – ce que nous appelons un paysan trempé dans l’encre. Sa voix, c’est tout ce que j’ai hérité de lui, à peu près. Mon père et ma mère ont travaillé dur. Ils sont mor ts dans la même année, en 79. Dieu ait leur âme ! De mes deux sœurs, l’aînée, Firminie, à l’époque où se sont passées les choses que je vais dire, avait quarante-cinq ans, la cadet te, Irma, quarante, moi, trente et un. Lorsque nos parents moururent, Firminie était m ariée à un homme d’Escarbotin, Bénoni Fanthomme, simple ouvrier serrurier, qui ne put jamais s’établir, quoique habile en son état. Quant aux enfants, ils en avaie nt déjà trois en 81, et il en est venu un quatrième quelques années plus tard. Ma sœu r Irma était restée fille et l’est toujours. Je ne pouvais donc compter ni sur elle ni sur les Fanthomme pour me faire un sort. Je m’en suis fait un, tout seul. Aussi, su r mes vieux jours, ai-je pu venir en aide à ma famille.
Mon père mourut le premier, ma mère six mois après. Cela me fit beaucoup de peine. Oui ! c’est la destinée ! Il faut perdre ceu x qu’on aime comme ceux qu’on n’aime pas. Cependant, tâchons d’être de ceux qui s ont aimés, quand nous partirons à notre tour.
L’héritage paternel, tout payé, ne monta pas à cent cinquante livres – les économies de soixante ans de travail ! Cela fut par tagé entre mes sœurs et moi. Autant dire deux fois rien. Je me trouvais donc à dix-huit ans avec une vingtai ne de pistoles. Mais j’étais robuste, fortement taillé, fait aux rudes travaux. Et puis, une belle voix ! Toutefois, je ne savais ni lire ni écrire. Je n’appris que plus t ard, comme vous le verrez. Et quand on ne commence pas de bonne heure, on a bien du mal à s’y mettre. La manière d’exprimer ses idées s’en ressent toujours – ce qui ne paraîtra que trop en ce récit. Qu’allais-je devenir ? Continuer le métier de mon p ère ? Suer sur le bien des autres pour récolter la misère au bout du champ ? T riste perspective, qui n’est pas pour tenter. Une circonstance vint décider de mon s ort.
Un cousin au marquis d’Estrelle, le comte de Linois , arriva certain jour à Grattepanche. C’était un officier, un capitaine au régiment de la Fère. Il avait un congé de deux mois et venait le passer chez son par ent. On fit de grandes chasses au sanglier, au renard, en battue, au chien courant . Il y eut des fêtes avec du beau monde, de belles personnes, sans compter la dame du marquis, qui était une belle marquise.
Moi, dans tout cela, je ne voyais que le capitaine de Linois. Un officier très franc de manières, qui vous parlait volontiers. Le goût m ’était venu d’être soldat. N’est-ce pas ce qu’il y a de mieux, quand il faut vivre de s es bras, et que les bras sont emmanchés à un corps solide. D’ailleurs, de la cond uite, du courage, aidé d’un peu
de chance, il n’y a pas de raison pour rester en ro ute, si l’on part du pied gauche, et si l’on marche d’un bon pas. Avant 89, bien des gens s’imaginent qu’un simple so ldat, fils de bourgeois ou de paysan, ne pouvait jamais devenir officier. C’est u ne erreur. D’abord, avec de la résolution et de la tenue, on arrivait sous-officie r, sans trop de peine. Ensuite, quand on avait exercé cet emploi pendant dix ans en temps de paix, pendant cinq ans en temps de guerre, on se trouvait dans les conditions pour obtenir l’épaulette. De sergent on passait lieutenant, de lieutenant, capit aine. Puis... halte-là ! Défense d’aller plus loin. De fait, c’était déjà beau.
Le comte de Linois avait souvent remarqué pendant l es battues, ma vigueur et mon agilité. Sans doute, je ne valais pas un chien pour le flair ou l’intelligence. Pourtant, dans les grands jours, il n’y avait pas d e rabatteur capable de m’en remontrer, et je détalais comme si j’avais eu le fe u aux trousses.
« Tu m’as l’air d’un garçon ardent et solide, me di t un jour le comte de Linois.
– Oui, monsieur le comte.
– Et fort des bras ?...
– Je lève trois cent vingt.
– Mes compliments ! » Et ce fut tout. Mais ça ne devait pas en rester là, comme on va le voir. À l’époque, il y avait dans l’armée une singulière coutume. On sait comment s’opéraient les engagements pour le métier de solda t. Chaque année, des racoleurs venaient fureter à travers le pays. Ils vous faisai ent boire plus que de raison. On signait un papier, quand on savait écrire. On y met tait sa croix, quand on ne savait que croiser deux bâtons l’un sur l’autre. C’était tout aussi bon que la signature. Puis, on touchait une couple de cents livres qui étaient bues avant même d’avoir été empochées, on faisait son sac, et on allait se fair e casser la tête pour le compte de l’État.
Or, cette façon de procéder n’aurait jamais pu me c onvenir. Si j’avais le goût de servir, je ne voulais pas me vendre. Je pense que j e serai compris de tous ceux qui ont quelque dignité et le respect d’eux-mêmes.
Eh bien, en ce temps-là, lorsqu’un officier avait o btenu un congé, il devait, aux termes des règlements, ramener à son retour une ou deux recrues. Les sous-officiers, eux aussi, étaient tenus à cette obligat ion. Le prix de l’engagement variait alors de vingt à vingt-cinq livres. Je n’ignorais rien de tout cela, et j’avais mon pro jet. Aussi, lorsque le congé du comte de Linois toucha à sa fin, j’allai hardiment lui demander de me prendre comme recrue. « Toi ? fit-il.
– Moi, monsieur le comte.
– Quel âge as-tu ?
– Dix-huit ans. – Et tu veux être soldat ? – Si ça vous plaît.
– Ce n’est pas si ça me plaît, c’est si ça te plaît à toi !
– Ça me plaît.
– Ah ! l’appât des vingt livres ?... – Non, l’envie de servir mon pays. Et, comme j’aura is honte de me vendre, je ne prendrai pas vos vingt livres. – Comment te nommes-tu ?
– Natalis Delpierre.
– Eh bien, Natalis, tu me vas.
– Enchanté de vous aller, mon capitaine. – Et si tu es d’humeur à me suivre, tu iras loin ! – On vous suivra tambour battant, mèche allumée. – Je te préviens que je vais quitter le régiment de la Fère pour m’embarquer. Ça ne te répugne pas, la mer ? – Aucunement. – Bon ! tu la passeras. – Sais-tu que l’on fait la guerre là-bas pour chasser les Anglais de l’Amérique ? » – Qu’est-ce que c’est, l’Amérique ? »
En vérité, je n’avais jamais entendu parler d’Améri que !
« Un pays au diable, répondit le capitaine de Linoi s, un pays qui se bat pour conquérir son indépendance ! C’est là que, depuis d eux ans déjà, le marquis de Lafayette a fait parler de lui. Or, l’an dernier, l e roi Louis XVI a promis le concours de ses soldats pour venir en aide aux Américains. L e comte de Rochambeau va partir avec l’amiral de Grasse et six mille hommes. J’ai formé le projet de m’embarquer avec lui pour le Nouveau-Monde, et, si tu veux m’accompagner, nous irons délivrer l’Amérique.
– Allons délivrer l’Amérique ! » Voilà, comment, sans en savoir plus long, je fus en gagé dans le corps expéditionnaire du comte de Rochambeau et débarquai à New-Port en 1780. Là pendant trois années, je restai loin de France. Je vis le général Washington, – un géant de cinq pieds onze pouces, avec de grands pieds, de grandes mains, un habit bleu à revers chamois, une cocarde noire. Je vis le marin Paul Jones à bord de son navire leBonhomme Richard.Je vis le général Anthony Wayne qu’on appelait l’Enragé. Je me battis en plusieurs rencon tres, non sans avoir fait le signe de la croix avec ma première cartouche. Je pris par t à la bataille de Yorktown, en Virginie, où, après une frottée mémorable, lord Cor nwallis se rendit à Washington. Je revins en France en 83. Je m’en étais réchappé s ans blessures, simple soldat comme devant. Que voulez-vous, je ne savais pas lire !
Le comte de Linois était rentré avec nous. Il voula it me faire engager dans le régiment de la Fère, où il allait reprendre rang. O r, j’avais comme une idée de servir dans la cavalerie. J’aimais les chevaux d’instinct, et, d’attendre à passer officier monté, il m’aurait fallu des grades, des grades ! Je sais bien qu’il est tentant, l’uniforme de fanta ssin, et bien avantageux, la queue, la poudre, les ailes de pigeon, les bufflete ries blanches en croix. Que voulez-vous ? Le cheval, c’est le cheval, et, toute s réflexions faites, je me trouvais la vocation d’un cavalier.
Donc, je remerciai le comte de Linois, qui me recom manda à son ami, le colonel de Lostanges, et je m’enrôlai dans le régiment de R oyal-Picardie.
Je l’aime, ce beau régiment, et que l’on me pardonn e si j’en parle avec un attendrissement, ridicule peut-être ! J’y ai fait p resque toute ma carrière, estimé de mes chefs, dont la protection ne m’a jamais manqué, et qui m’ont poussé à roue, comme on dit dans mon village. D’ailleurs, quelques années plus tard, en 92, le ré giment de la Fère devait avoir une si singulière conduite dans ses rapports avec l e général autrichien Beaulieu, que je ne puis regretter d’en être sorti. Je n’en p arlerai plus. Je reviens donc au Royal-Picardie. On ne pouvait vo ir plus beau régiment. Il était devenu ma famille. Je lui suis resté fidèle jusqu’a u moment où il a été licencié. On y était heureux. J’en sifflais toutes les fanfares et sonneries, car j’ai toujours eu la mauvaise habitude de siffler entre mes dents. Mais on me le passait. Enfin, vous voyez ça d’ici. Pendant huit ans, je ne fis qu’aller de garnison en garnison. Pas la moindre occasion de faire le coup de feu avec l’ennemi. Bah ! cette existence n’est pas sans charmes, quand on sait la prendre par le bon côté. Et puis, de voir du pays, c’est quelque chose pour un Picard picardisant comme je l ’étais. Après l’Amérique, un peu de la France, en attendant d’emboîter le pas da ns les grandes étapes à travers l’Europe. Nous étions à Sarrelouis en 85, à Angers en 88, en 91, en Bretagne, à Josselin, à Pontivy, à Ploërmel, à Nantes, avec le colonel Serre de Gras, en 92, à Charleville, avec le colonel de Wardner, le colonel de Lostende, le colonel La Roque, et en 93, avec le colonel Le Comte. Mais j’oublie de dire que, le 1 er janvier 91, était intervenue une loi qui modifiait la composition de l’armée. Le Royal-Picardie fut class é 20e régiment de cavalerie de bataille. Cette organisation dura jusqu’en 1803. To utefois, le régiment ne perdit pas son ancien titre. Il resta Royal-Picardie, quand, d epuis quelques années, il n’y avait plus de roi en France. Ce fut sous le colonel Serre de Gras que l’on me fi t brigadier, à ma grande satisfaction. Sous le colonel de Wardner, on me nom ma maréchal des logis, ce qui me fit plus de plaisir encore. J’avais alors treize ans de service, une campagne et pas de blessure. C’était un bel avancement, on en c onviendra. Je ne pouvais m’élever plus haut, puisque, je le répète, je ne sa vais ni lire ni écrire. Par exemple, je sifflais toujours, et pourtant, c’est peu conven able pour un sous-officier de faire concurrence aux merles.
Le maréchal des logis Delpierre ! N’y avait-il pas de quoi tirer vanité et se mettre en frappe ! Aussi, quelle reconnaissance je gardai au colonel de Wardner, bien qu’il fût rude comme du pain d’orge et qu’il fallût, avec lui, entendre à la parole ! Ce jour-là, les soldats de ma compagnie fusillèrent mon sac , et je me fis poser sur les manches des galons qui ne devaient jamais me monter jusqu’au coude.
Nous étions en garnison à Charleville, lorsque je d emandai et obtins un congé de deux mois, qui me fut accordé. C’est précisément l’ histoire de ce congé que j’ai tenu à rapporter fidèlement. Voici mes raisons. Depuis que je suis à la retraite, j’ai eu souvent à raconter mes campagnes pendant nos veillées au village de Grattepanche. Le s amis m’ont compris tout de travers, ou même si peu que pas. Tantôt l’un rappor tait que j’avais été à droite, quand c’était à gauche ; tantôt l’autre, que c’étai t à gauche, quand j’avais été à
droite. Et alors, des disputes qui n’en finissaient pas entre deux verres de cidre ou deux cafés – deux petits pots. C’est surtout, ce qu i m’était arrivé pendant mon congé en Allemagne sur quoi on ne s’entendait point . Or, puisque j’ai appris à écrire, c’est bien le cas de prendre la plume pour raconter l’histoire de ce congé. Je me suis donc mis à la besogne, bien que j’aie aujou rd’hui soixante-dix ans. Mais ma mémoire est bonne, et, quand je me retourne en arri ère, j’y vois clair assez. Ce récit est donc dédié à mes amis de Grattepanche, aux Tern isien, aux Bettembos, aux Irondart, aux Pointefer, aux Quennehen, à bien d’au tres, et j’espère qu’ils ne se disputeront plus à mon sujet.
J’avais donc obtenu mon congé le 7 juin 1792. Sans doute, il circulait alors quelques bruits de guerre avec l’Allemagne, mais tr ès vagues encore. On disait que l’Europe, bien que cela ne la regardât en aucune fa çon, voyait d’un mauvais œil ce qui se passait en France. Le roi était toujours aux Tuileries, si l’on veut. Cependant, le 10 août se sentait déjà, et il soufflait comme u n vent de république sur le pays.
Aussi, par prudence, je ne crus pas devoir dire pou rquoi je demandais un congé. En effet, j’avais affaire en Allemagne et même en P russe. Or, au cas de guerre, j’aurais été fort empêché de me trouver à mon poste . Que voulez-vous ? On ne peut pas à la fois sonner et suivre la procession.
D’ailleurs, bien que mon congé fût de deux mois, j’ étais décidé à l’abréger, s’il le fallait. Toutefois, j’espérais encore que les chose s n’en viendraient pas au pire. Maintenant, pour en finir avec ce qui me concerne e t ce qui concerne mon brave régiment, voici ce que j’ai à vous raconter en peu de mots. D’abord, on verra dans quelles circonstances je com mençai d’apprendre à lire, puis à écrire – ce qui devait me mettre à même de d evenir officier, général, maréchal de France, comte, duc, prince, tout comme un Ney, un Davout ou un Murat pendant les guerres de l’Empire. En réalité, je ne parvins pas à dépasser le grade de capitaine – ce qui est encore très beau po ur un fils de paysan, paysan lui-même. Quant au Royal-Picardie, il me suffira de quelques lignes pour achever son histoire. Il avait eu en 93, comme je l’ai dit, M. Le Comte p our colonel. Et ce fut cette année-là que, par suite du décret du 21 février, de régiment il devint demi-brigade. Il fit alors les campagnes de l’armée du Nord et de l’ armée de Sambre-et-Meuse jusqu’en 1797. Il se distingua aux combats de Lince lles et de Courtray, où je fus fait lieutenant. Puis, après avoir séjourné à Paris de 9 7 à 1800, il compta dans l’armée d’Italie et s’illustra à Marengo, en enveloppant si x bataillons de grenadiers autrichiens, qui mirent bas les armes, après la dér oute d’un régiment hongrois. Dans cette affaire, je fus blessé d’une balle à la hanche – ce dont je ne me plaignis pas, car cela me valut d’être nommé capitaine. Le régiment de Royal-Picardie ayant été licencié en 1803, j’entrai dans les dragons, je fis toutes les guerres de l’Empire et p ris ma retraite en 1815. Maintenant, lorsque je parlerai de moi, ce sera uni quement pour raconter ce que j’ai vu ou fait pendant mon congé en Allemagne. Mai s, qu’on ne l’oublie pas, je suis peu instruit. Je n’ai guère l’art de dire les chose s. Ce ne sont que des impressions sur lesquelles je ne cherche point à raisonner. Et surtout, si, dans ce simple récit, il m’échappe des expressions ou tournures picardes, vo us les excuserez : je ne saurais parler autrement. J’irai vite et vite, d’ai lleurs, et ne mettrai pas deux pieds
dans un soulier. Je dirai tout aussi, et, puisque j e vous demande la permission de m’exprimer sans réserve, vous me répondrez, je l’es père : « Toute liberté, monsieur ! »
II
À l’époque, ainsi que je l’ai appris depuis dans le s livres d’histoire, l’Allemagne était encore partagée en dix Cercles. Plus tard, de nouveaux remaniements établirent la confédération du Rhin, vers 1806, sou s le protectorat de Napoléon, puis la confédération germanique en 1815. L’un de ces Ce rcles, comprenant les électorats de Saxe et de Brandebourg, portait alors le nom de Cercle de la Haute-Saxe.
Cet électorat de Brandebourg devait devenir plus la rd une des provinces de la Prusse et se diviser en deux districts, le district de Brandebourg et le district de Postdam. Je dis cela afin que l’on sache bien où se trouve l a petite ville de Belzingen, située dans le district de Postdam, vers la partie sud-oue st, à quelques lieues de la frontière. C’est à cette frontière que j’arrivai le 16 juin, a près avoir franchi les cent cinquante lieues qui la séparent de la France. Si j’avais mis neuf jours à faire ce trajet, cela tenait à ce que les communications n’étaient pas fa ciles. J’avais usé plus de clous de souliers que de fers de chevaux ou de roues de v oilures – de charrettes, pour mieux dire. De plus, je n’étais pas sur mes œufs, c omme disent les Picards. Je ne possédais que les maigres économies de ma paye, et voulais dépenser le moins possible. Fort heureusement, pendant mon séjour de garnison à la frontière, j’avais pu retenir quelques mots d’allemand, d’où plus de f acilité pour me tirer d’embarras. Toutefois, il eût été difficile de cacher que j’éta is Français. Aussi, plus d’un regard de travers me fut-il envoyé au passage. Par exemple , je m’étais bien gardé de dire que je fusse le maréchal des logis Natalis Delpierr e. On approuvera ma sagesse dans ces circonstances, puisque l’on pouvait craind re une guerre avec la Prusse et l’Autriche, – l’Allemagne tout entière, quoi ! À la frontière du district, j’eus une bonne surpris e. J’étais à pied. Je me dirigeais vers une auberge po ur y déjeuner, l’auberge du Ecktvende, –en français leTourne-Coin.Après une nuit assez fraîche, un beau matin se levait. Joli temps. Le soleil de sept heur es buvait la rosée des prairies. Tout un fourmillement d’oiseaux sur les hêtres, les chênes, les ormes, les bouleaux. Peu de culture dans la campagne. Bien des champs en friche. D’ailleurs, le climat est dur en ce pays. À la porte duEcktvendeattendait une petite carriole, attelée d’un maigre bidet, capable, tout juste, de faire ses deux petites lieu es à l’heure, si on ne lui donnait pas trop de côtes à monter. Une femme se trouvait là, une femme grande, forte, bien constituée, corsage avec des bretelles enjolivées de passements, chapeau de paille orné de rubans jaunes, jupe à bandes rouges et violettes – le tout bien aj usté, très propre, comme l’eut été un vêtement de dimanche ou de jour de fête. Et, en vérité, c’était bien jour de fête pour cette femme, si ce n’était pas dimanche !
Elle me regardait, et je la regardais me regarder. Tout à coup, elle ouvre les bras, ne fait ni une ni deux, court à moi et s’écrie :
« Natalis ! – Irma ! » C’était elle, c’était ma sœur. Elle m’avait reconnu . Véritablement, les femmes ont plus d’œil que nous pour ces reconnaissances qui vi ennent du cœur – ou tout au moins, un œil plus prompt. C’est qu’il y avait trei ze ans bientôt que nous ne nous étions vus, et l’on comprend si je m’ennuyais d’ell e ! Comme elle était conservée encore, et bien allante ! Elle me rappelait notre mère, avec ses yeux grands et vifs, et aussi ses cheveux noirs, qui commençaient à blanchir aux tempes. Je l’embrassai à bouche que veux-tu sur ses deux bo nnes joues, rougies par le hâle de la campagne, et je vous prie de croire qu’à son tour, elle fit claquer les miennes ! C’était pour elle, pour la voir que j’avais demandé un congé. Je commençais à m’inquiéter qu’elle fût hors de France, au moment o ù les cartes menaçaient de se brouiller. Une Française au milieu de ces Allemands , si la guerre venait à être déclarée, cela pouvait causer de grands embarras. E n pareil cas, mieux vaut être dans son pays. Et, si ma sœur le voulait, je la ram ènerais avec moi. Pour cela, il lui faudrait quitter sa maîtresse, Mme Keller, et je do utais qu’elle y consentît. Enfin, ce serait à examiner.
« Quelle joie de nous revoir, Natalis, me dit-elle, de nous retrouver, et si loin de notre Picardie ! Il me semble que tu m’apportes un peu du bon air de là-bas ! Que nous aurons été de temps sans nous rencontrer !
– Treize ans, Irma !
– Oui, treize ans ! Treize ans de séparation ! Que c’est long, Natalis !
– Chère Irma ! » répondis-je. Et nous voilà, nous deux ma sœur, allant et venant, bras dessus bras dessous, le long de la route. « Et comment va ? lui dis-je.
– Toujours à peu près, Natalis. Et toi ?...
– Tout de même ! – Et puis, maréchal des logis ! En voilà un, d’honn eur, pour la famille ! – Oui, Irma, et un grand ! Qui aurait jamais pensé que le petit gardeur d’oies de Grattepanche deviendrait maréchal des logis ! Mais il ne faut pas le crier trop haut.
– Pourquoi ?... Dis un peu pour voir !...
– Parce que, de raconter que je suis soldat, ce ne serait pas sans inconvénients dans ce pays. Au moment où il court des bruits de g uerre, c’est déjà grave pour un Français de se trouver en Allemagne. Non ! Je suis ton frère, monsieur Rien du tout, qui est venu voir sa sœur. – Bien, Natalis, on sera muette là-dessus, je te le promets. – Ce sera prudent, car les espions allemands ont de bonnes oreilles !
– Sois tranquille ! – Et même, si tu veux suivre mon conseil, Irma, je te ramènerai avec moi en France ! » Les yeux de ma sœur marquèrent un gros chagrin, et elle me fit la réponse que je
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