La chambre de Jacob
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Description

Virginia Woolf (1882-1941)



"« Dans ces conditions, bien entendu, écrivait Betty Flanders, enfouissant de plus en plus ses talons dans le sable, il n’y avait pas autre chose à faire que de partir. »


Lentement amassée à la pointe de sa plume, une pâle encre bleue noya le point final, où le stylo s’était immobilisé. Betty regardait sans rien voir : des larmes montèrent à ses yeux. Toute la baie devint tremblante, le phare se mit à osciller ; et elle crut voir le grand mât du petit yacht de Mr Connor ployer comme un cierge de cire exposé au grand soleil. Elle cligna vivement des yeux. Il arrive parfois des accidents terribles ! Elle battit encore des paupières. Le mât se redressa, la houle redevint régulière, le phare rigide ; mais la tache s’était étalée sur la feuille.


« Pas autre chose à faire que de partir », relut-elle.


« Écoute, dit-elle à Archer, l’aîné de ses fils, dont l’ombre se projetait sur son papier à lettres et s’allongeait toute bleue sur le sable (Betty Flanders eut un petit frisson – dire qu’on était déjà au trois septembre !) écoute ; du moment que Jacob ne veut pas jouer... L’affreuse tache ! Il doit commencer à se faire tard.


« Où est-il, cet odieux gamin ? reprit-elle. Je ne le vois pas. Cours le chercher. Dis-lui de venir tout de suite... Mais grâce à Dieu, continuât-elle à griffonner, sans plus s’occuper de la tache, tout semble s’être arrangé pour le mieux, bien que nous soyons entassés comme des harengs en caque et qu’il faille tolérer dans l’appartement la voiture d’enfant ; car, bien entendu, la propriétaire... »


Tel était le genre de lettres que Betty Flanders écrivait au capitaine Barfoot – pages nombreuses, maculées de larmes..."



Virginia Woolf trace le portrait de Jacob à travers des personnes qui l'ont connu, avant la guerre, telles que sa mère, ses amours, ses condisciples de Cambridge...

Sujets

Informations

Publié par
Nombre de lectures 2
EAN13 9782374635293
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0015€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

La chambre de Jacob
(Jacob's room)
Virginia Woolf
traduit de l'anglais par Jean Talva
Novembre 2019
Stéphane le Mat
La Gibecière à Mots
ISBN : 978-2-37463-529-3
Couverture : pastel de STEPH'
lagibeciereamots@sfr.fr
N° 529
I
« Dans ces conditions, bien entendu, écrivait Betty Flanders, enfouissant de plus en plus ses talons dans le sable, il n’y avait pas autre chose à faire que de partir. » Lentement amassée à la pointe de sa plume, une pâle encre bleue noya le point final, où le stylo s’était immobilisé. Betty regard ait sans rien voir : des larmes montèrent à ses yeux. Toute la baie devint tremblan te, le phare se mit à osciller ; et elle crut voir le grand mât du petit yacht de Mr Co nnor ployer comme un cierge de cire exposé au grand soleil. Elle cligna vivement d es yeux. Il arrive parfois des accidents terribles ! Elle battit encore des paupiè res. Le mât se redressa, la houle redevint régulière, le phare rigide ; mais la tache s’était étalée sur la feuille. « Pas autre chose à faire que de partir », relut-elle. « Écoute, dit-elle à Archer, l’aîné de ses fils, do nt l’ombre se projetait sur son papier à lettres et s’allongeait toute bleue sur le sable (Betty Flanders eut un petit frisson – dire qu’on était déjà au trois septembre !) écoute ; du moment que Jacob ne veut pas jouer... L’affreuse tache ! Il doit com mencer à se faire tard.
« Où est-il, cet odieux gamin ? reprit-elle. Je ne le vois pas. Cours le chercher. Dis-lui de venir tout de suite... Mais grâce à Dieu , continuât-elle à griffonner, sans plus s’occuper de la tache, tout semble s’être arra ngé pour le mieux, bien que nous soyons entassés comme des harengs en caque et qu’il faille tolérer dans l’appartement la voiture d’enfant ; car, bien enten du, la propriétaire... »
Tel était le genre de lettres que Betty Flanders éc rivait au capitaine Barfoot – pages nombreuses, maculées de larmes. Car Scarborou gh est à sept cents milles de distance de Cornouailles ; et le capitaine habit e Scarborough ; et elle est veuve ; et Seabrook, son mari, est mort. Les larmes de Bett y Flanders font onduler, en vagues rutilantes, les dahlias de son jardin, et sc intiller devant ses yeux le vitrage de la serre ; elles paillettent la cuisine d’étince lantes lames de couteaux : de plus, c’est à cause de ces larmes que, pendant le service religieux, Mrs Jarvis, la femme du recteur, écoutant l’orgue et voyant Mrs Flanders prosternée au-dessus de la tête de ses trois garçons, se dit que le mariage est une sûre forteresse, et que les veuves solitaires, misérables et sans appui, errent au hasard dans les champs, les malheureuses ! ne récoltant que des cailloux, glana nt bien peu d’épis mûrs ! Mrs Flanders avait perdu son mari depuis deux ans. « Ja-cob ! Ja-cob ! » criait Archer.
« Scarborough », traça Mrs Flanders sur l’enveloppe , et elle souligna le mot d’un trait hardi. Scarborough était sa ville natale : à ses yeux, le centre du monde. Un timbre, un timbre, à présent. Elle fureta dans son sac : elle le retourna sens dessus dessous, le vida au creux de sa jupe, chercha ; le tout avec tant d’énergie que Charles Steele, le paysagiste toujours coiffé d’un Panama, resta le pinceau en l’air.
Comme l’antenne d’un insecte irritable, ce pinceau frémissait. La voilà qui bougeait, cette femme, qui se préparait à s’en alle r, le diable l’emporte ! Il plaqua vivement sur sa toile une touche d’un noir violet. Car cette touche était nécessaire à son paysage. Décoloré, comme d’habitude, avec tous ces gris fondus en lavande, et cette unique étoile, ou bien cette mouette blanc he – mais oui ! – en suspens dans le ciel. Décoloré, décoloré. Les critiques n’allaie nt pas se gêner pour le dire : car il
n’était qu’un artiste obscur, un exposant inconnu : portant une croix à sa chaîne de montre : adoré des gosses de sa logeuse ; et très f latté quand celle-ci marquait du goût pour sa peinture – ce qui arrivait souvent. « Ja-cob ! Ja-cob ! » criait Archer. Exaspéré par ces cris malgré son amour pour les enf ants, Steele picorait avec agacement parmi les petits serpents de couleur lové s sur sa palette.
« Je l’ai vu, ton frère, dit-il avec un hochement d e tête affirmatif, lorsque Archer passa lentement à côté de lui, laissant traîner sa bêche et regardant, les sourcils froncés, ce vieux monsieur à lunettes. « Là-bas, près de ce rocher, murmura Steele, sa bro sse entre les dents, pressant son tube de Sienne naturelle et gardant les yeux ri vés sur le dos de Betty Flanders. « Ja-cob ! Ja-cob ! » cria Archer, reprenant sa marche traînante. Son appel était d’une tristesse extraordinaire. Pur de toute matérialité, de toute passion, lancé seul et sans réponse à travers le mo nde, et se brisant contre les rochers. Steele fronça les sourcils ; mais il était content de sa valeur sombre – nécessaire pour mettre son paysage d’aplomb. « Eh ! mais, l’on peut encore faire des progrès, à cinquante ans. Tel le Titien... » Ayant trouvé le ton juste, il leva les yeux, et vit avec épouvante un nuage au-dessus de la baie. Mrs F landers se leva, tapota son vêtement pour en faire tomber le sable, et ramassa son ombrelle noire. Le rocher était un de ces rocs bruns, ou plutôt noi rs, d’une solidité effrayante, un de ces rocs émergeant du sable comme les témoins de s temps primitifs. Hérissés de patelles aux coquilles plissées, et jonchés d’un e chevelure clairsemée d’algues sèches, l’escalade en est difficile, pour un petit garçon ; il faut qu’il se contorsionne, et qu’il ait l’âme bien héroïque, pour arriver jusq u’en haut.
Mais justement, c’est en haut qu’il y a un creux pl ein d’eau avec un fond de sable : et un lambeau de méduse collé sur le bord ; et aussi des moules. Un petit poisson passe comme une flèche. La frange d’algues rouge brun palpite, un crabe à la carapace opaline apparaît. « Oh ! un énorme crabe ! » et sur ses pattes maling res, voilà le crabe qui déloge. C’est le moment ! Jacob plongea la main dans l’eau. Le crabe était fr oid, et léger, léger. Mais l’eau était toute chargée de sable, et tenant son petit s eau plein à bout de bras, Jacob redescendit péniblement. Il était sur le point de s auter sur la grève, quand il vit, étendu à terre tout de son long, un couple immobile : un homme et une femme, écarlates, démesurés, couchés tout près l’un de l’a utre.
Un homme et une femme, énormes (et déjà le jour bai ssait), étendus là, sans mouvement, côte à côte, la tête sur leur mouchoir d e poche, et très près de l’eau qui montait, tandis que deux ou trois mouettes rasaient élégamment les vagues, et venaient se poser contre leurs souliers.
Les larges faces écarlates, posées sur des mouchoir s de couleur vive, regardaient Jacob avec de grands yeux. Jacob les re gardait de même. Enfin tenant son seau avec précaution, il se décida à sauter, et se mit à trottiner, très lentement d’abord et d’un air indifférent, puis de plus en pl us vite à mesure que les vagues écumeuses se rapprochaient de lui, et le forçaient à faire des détours, tandis que
les mouettes se levaient à son approche, et s’en al laient, portées par le flot, atterrir un peu plus loin. Une grosse femme en noir était assise sur le sable. Il courut vers elle : « Nanny ! Nanny ! » et son appel répété jaillissait, comme un sanglot, de la pointe extrême de son souffle.
Les vagues entourèrent la femme en noir ; ce n’étai t qu’une roche couverte de ces algues qui font : Ploc ! quand on les écrase. Jacob se sentit perdu. Il allait se mettre à hurler, quand il aperçut, gisant parmi des bouts de bois noirci et de la paille, au pied de la falaise, un crâne, un crâne complet, cel ui d’une vache, peut-être, et peut-être avec toutes ses dents. Sanglotant, mais oublia nt tout, Jacob courut de toutes ses forces, droit devant lui : jusqu’au moment où i l tint entre ses bras le crâne, qui était en réalité celui d’un mouton. « Le voilà ! » s’écria Mrs Flanders, faisant le tou r de la roche, ayant couvert en quelques pas toute l’étendue de la crique. « Qu’est-ce qu’il a encore déniché ? Jette ça, Jacob. Jette ça par terre immédiatement. Encore une abomination, je suis sûre. Pourquoi n’es-tu pas resté près de moi, vilain peti t garçon ? Allons, jette ça. Et arrivez, tous les deux. » Elle partit d’un pas rapi de, tenant Archer d’une main, cherchant de l’autre à s’emparer du bras de Jacob. Mais celui-ci fit un brusque plongeon, pour ramasser la mâchoire du mouton, qui s’était détachée du crâne, au moment où il le jetait par terre.
Balançant son sac, et serrant contre elle son paras ol, tenant Archer par la main, et lui racontant l’histoire de l’explosion de la poudr ière, qui avait fait perdre un œil au pauvre Mr Curnow, Mrs Flanders monta rapidement le sentier abrupt, sans cesser d’avoir conscience, dans les profondeurs de son âme , d’on ne sait quel malaise enfoui. Là-bas, sur le sable, près des amoureux, gisait le vieux crâne privé de mâchoire. Propre, blanc, séché par le vent, poli par le sable , jamais on n’aurait découvert, le long de la côte de Cornouailles, ossement plus imma culé. D’ici peu, la christe-marine pousserait dans ses orbites ; il allait deve nir friable, et un de ces jours un joueur de golf, en lançant sa balle, éparpillerait un peu de poussière. Non, plus jamais en meublé, se disait Mrs Flanders. Être venu e si loin avec de jeunes enfants, c’était une terrible expérience ! Personne pour vou s donner un coup de main, aider à remonter la petite voiture. Et avec Jacob si dur à mener ! si obstiné déjà ! « Jette ça, chéri, allons, obéis, dit-elle, lorsqu’ ils arrivèrent sur la route. Mais Jacob lui échappa ; et comme il faisait un peu de b rise, elle retira son épingle à chapeau, contempla un instant la mer, et fixa l’épi ngle plus solidement. Le vent s’était levé ; et les vagues montraient une sorte d ’inquiétude, comparable à celle d’un être vivant, rétif et menacé du fouet – cette inquiétude qui précède l’orage. Les bateaux de pêche, penchés, rasaient l’eau sur u n de leurs bords. Un rayon pâle traversa la mer violette, et s’éteignit. Le ph are s’alluma. « Pressons-nous », dit Betty Flanders. Le soleil av euglant frappait en plein visage, dorait les grosses mûres noires qui tremblaient le long de la haie, lorsque Archer essayait d’en cueillir en passant.
« Ne flânez pas, mes petits. Vous n’avez pas de vêt ements de rechange », disait Betty, les forçant à marcher, et regardant avec inq uiétude le vaste paysage blafard, ses brusques éclats de lumière jaillissant des serr es dans les jardins, son étrange
instabilité noire et or, cet éblouissant coucher de soleil, cette surprenante agitation, cette vie intense de la couleur – qui la troublaien t, qui lui donnaient un sentiment de responsabilité et de danger. Elle serra plus fort l a main de son fils, tout en continuant de monter péniblement la côte.
« À quoi t’avais-je dit de me faire penser ? demand a-t-elle.
– Je ne sais pas, dit Archer.
– Ma foi, moi non plus », dit Betty, gaiement, simp lement.
Et qui pourrait nier que cette insouciance, alliée à la prodigalité, au sentiment maternel, aux préjugés de bonne femme, à l’imprévu des réactions, à des instants d’audace extraordinaire, à la fantaisie, à la senti mentalité – qui pourrait nier que tout cela ne rende la première femme venue bien supérieu re à tout homme ?
La première venue, peut-être. En tout cas, Betty Flanders. Elle avait déjà la main sur la porte du jardin. « La viande ! » s’exclama-t-elle, laissant retomber le loquet. Elle avait oublié d’acheter la viande.
Et de la fenêtre de la cuisine, Rébecca la regardait. La nudité de la pièce située sur le devant de la ma ison devenait plus apparente vers dix heures du soir, lorsqu’une forte lampe à p étrole occupait le milieu de la table. La dure lumière de cette lampe s’abattait su r le jardin ; coupait droit à travers la pelouse ; illuminait un seau d’enfant et un aste r pourpre, et de là gagnait la haie. Sur la table, Mrs Flanders avait laissé son ouvrage , ses grosses pelotes de coton blanc et ses lunettes d’acier, son porte-aiguilles, et sa laine enroulée autour d’une vieille carte postale. Il y avait également une bot te de joncs marins, et une pile de vieux illustrés ; et le sable laissé par les chauss ures des enfants jonchait le plancher recouvert d’un linoléum. Un ichneumon, à t oute vitesse, traversa la pièce d’un angle à l’autre, et heurta en passant le globe de la lampe. Le vent lançait des traits de pluie, qui s’argentaient à la lumière, to ut le long de la fenêtre. Une feuille isolée battait à coups brefs et répétés, contre la vitre. En mer, c’était la tempête.
Archer n’arrivait pas à s’endormir. Mrs Flanders se pencha sur lui. « Pense à des fées, dit-elle. Et pense à des oiseaux, à de jolis oiseaux posés sur leurs nids. E t ensuite ferme les yeux, et regarde la maman oiseau, qui arrive avec un ver dan s son bec. Allons, ferme les yeux, murmura-t-elle, ferme les yeux... » La maison meublée semblait toute pleine de gargouil lements, de ruissellements ; la citerne débordait ; l’eau bouillonnait et gémiss ait en dégringolant le long des conduites, et la pluie ruisselait sur les carreaux. « Qu’est-ce que c’est que toute cette eau qui entre ici ? murmura Archer. – Seulement celle de la baignoire qui se vide », ré pondit Mrs Flanders.
Dehors, on entendit quelque chose claquer avec un b ruit sec.
« Il ne va pas couler, dis, le grand vapeur, dis, m aman ? demanda Archer, ouvrant les yeux.
– Mais non, bien sûr que non. Le capitaine dort dep uis longtemps. Ferme les yeux et pense aux fées, bien endormies, dans les fleurs. »
« J’ai cru qu’il ne s’endormirait jamais, avec cett e tempête », dit-elle tout bas à Rébecca, penchée sur une lampe à alcool dans la pet ite chambre voisine. Dehors, le vent faisait rage ; mais la menue flamme de la l ampe brûlait tranquille, masquée au berceau par un livre ouvert et posé debout sur l a table. « A-t-il bien bu ? » murmura Mrs Flanders ; et Rébe cca fit signe que oui. Elle s’approcha du berceau et remonta la courte-pointe, tandis que la mère se penchait, et regardait avec inquiétude le bébé endormi, mais les sourcils froncés. La fenêtre tremblait. Rébecca se faufila comme une chatte, et assujettit la crémone. Les deux femmes se mirent à parler tout bas, au-dessus de la lampe à alcool, tramant l’éternelle conspiration du silence, et de l’impecc able propreté des biberons, tandis que le vent faisait rage et donnait de brusques ass auts aux fermetures de mauvaise qualité. Toutes deux se tournèrent vers le berceau, serrant les lèvres. Mrs Flanders se pencha.
« Il dort ? » souffla Rébecca.
Mrs Flanders fit signe que oui.
« Bonsoir, Rébecca », murmura-t-elle : et Rébecca d it : « Bonsoir Ma’am », bien que toutes deux fussent des égales dans l’éternelle conspiration du silence et des biberons irréprochables. Mrs Flanders avait laissé la lampe allumée dans la pièce du devant, et sur la table, ses lunettes, son ouvrage, et une lettre portant le timbre de Scarborough. Elle n’avait pas fermé les rideaux.
La lumière, à travers la vitre, éclairait brutaleme nt le carré de gazon, le petit seau bordé d’un trait d’or, et tout à côté l’aster viole mment agité. Car le vent parcourait la côte à une allure folle, se lançait contre les coll ines, et par brusques rafales se dépassait lui-même. Comme il s’étalait sur la ville , située dans un fond ! Comme sa fureur faisait trembler et clignoter les lumières, celles du port, celles des chambres dans les villas à flanc de coteau ! Et roulant deva nt lui les sombres vagues, il parcourait l’Atlantique, en bousculant les étoiles entre les mâts des navires.
Il y eut un déclic dans le petit salon. Mr Pearce é teignait la lampe. Le jardin disparut, ne fut plus qu’une tache noire. Entièreme nt noyé de pluie. Chaque brin d’herbe courbé sous la pluie. Sous cette pluie, des paupières humaines eussent été forcées de se fermer. Quelqu’un de couché sur le do s n’aurait aperçu que tumulte et confusion – des nuages qui tournoyaient, tournoyaie nt, et une vague lueur jaunâtre et sulfureuse au sein de l’obscurité. Dans la chambre au-dessus, les petits garçons avaie nt repoussé leurs couvertures, et dormaient sous le drap. Il faisait chaud : une chaleur moite et visqueuse. Archer était étalé à plat, un bras en tr avers de l’oreiller. Il avait le visage très rouge, et chaque fois que le rideau, poussé pa r le vent, s’écartait un peu, laissant passer une vague lueur, il se retournait e t ouvrait l’œil à demi. Le vent soulevait le léger tapis placé sur la commode ; le bord tranchant du meuble était encore visible, et semblait monter à la rencontre d u renflement de tissu blanc dont le reflet, une ligne argentée, apparaissait au bord du miroir. Dans l’autre lit, près de la porte, Jacob dormait p rofondément, plongé dans une inconscience totale. La mâchoire de mouton, avec se s grandes dents jaunes, gisait contre ses pieds. Il l’avait repoussée jusqu’aux ba rreaux de fer du bout de sa couchette.
Dehors, la pluie tombait, de plus en plus droite et serrée à mesure que le vent, aux premières heures du jour, allait se calmant. L’ aster était abattu sur le sol. Dans le seau d’enfant à demi rempli, le crabe opalin tou rnait lentement, s’efforçant d’escalader, avec ses pattes malingres, la paroi es carpée ; essayant, essayant encore, et retombant sur le dos, et recommençant in définiment ses tentatives.
II
«Mrs Flanders... » – « Cette pauvre Betty Flanders... » – « Cette chère Betty... » – « Elle est encore très agréable. » – « C’est curieu x qu’elle ne se remarie pas. » – « Oui, mais... et le capitaine Barfoot ? Il va la v oir tous les vendredis, c’est réglé, et – jamais avec sa femme... – Ellen Barfoot n’a qu’à s’en prendre à elle-même, disaient les dames de Scarborough. Elle ne fait de frais pour personne.
– Tous les hommes désirent avoir un héritier – c’es t connu.
– Il y a certaines tumeurs qu’il faut opérer ; mais une tumeur dans le genre de celle dont ma pauvre mère a tant souffert, on la su pporte indéfiniment, sans même avoir jamais besoin qu’on vous monte une tasse de t hé dans votre lit. »
Mrs Barfoot était une valétudinaire. Élisabeth Flanders, sur le compte de laquelle on te nait, on avait tenu, et l’on tiendrait plus tard ces propos et bien d’autres, ét ait devenue, cela va sans dire, veuve de bonne heure. Elle avait entre quarante et cinquante ans. Et derrière elle, devant elle, des années de tristesse : la perte de Seabrook, son mari ; trois garçons à élever ; pas de fortune ; une maison éloignée du centre de la ville ; la ruine et peut-être la mort du pauvre Morty, son frère – en e ffet, où était-il ? qu’était-il devenu ? Protégeant ses yeux du soleil, elle cherch ait à apercevoir, sur la route, le capitaine Barfoot – oui, il arrivait, ponctuel comm e toujours : les attentions du capitaine épanouissaient Betty Flanders, la rehauss aient à ses propres yeux, teintaient de gaieté son visage, et deux ou trois f ois par jour, faisaient monter à ses yeux des larmes, dont personne ne pouvait deviner l a cause.
Il n’y a rien de répréhensible, il est vrai, à pleu rer la mort d’un époux dont le monument, quoique modeste, est quelque chose de soi gné ; et lorsque par un jour d’été, la veuve avec ses trois fils s’arrêtait deva nt la sépulture, tout le monde se sentait bien disposé pour elle. Les chapeaux se lev aient plus haut que d’habitude, les femmes serraient plus fort le bras de leur mari . Seabrook dormait à six pieds sous terre, depuis des années ; emprisonné dans la triple paroi de son cercueil, et si bien protégé que si terre et bois avaient été tr ansparents comme verre, on aurait sûrement pu voir son visage, le visage d’un homme à moustaches, jeune et bien bâti, qui était allé à la chasse aux canards, et av ait refusé de changer de chaussures en rentrant.
« Négociant dans cette ville », disait l’inscriptio n funèbre ; mais pour quelle raison Betty Flanders avait cru devoir le désigner ainsi, alors qu’il n’avait pris place, derrière le vitrage d’une maison de commerce, que p endant trois mois – s’étant borné jusqu’alors à tuer des chevaux sous lui, à ch asser à courre, à gérer un domaine peu étendu, et à mener une vie de plus en p lus dissipée – nul ne pouvait le deviner. Mais enfin, il fallait bien lui donner une attribution quelconque, à titre d’exemple, pour ses fils.
N’avait-il donc rien été ? Aucune réponse n’était p ossible, puisque même si les yeux des morts n’étaient pas si vite fermés par l’e mployé des pompes funèbres, la lueur révélatrice a sitôt fait de disparaître. Autr efois, pour Betty Flanders, Seabrook
était une part d’elle-même ; à présent, perdu dans la foule, il avait disparu dans l’herbe du coteau, entre des milliers de pierres to mbales, les unes de travers, les autres droites ; parmi les couronnes défraîchies, l es croix de tôle vernissée, les étroits sentiers de sable jaune, et les lilas qui s e penchaient, en avril, au-dessus du mur du cimetière, avec une odeur comparable à celle d’une chambre de malade. Seabrook, à présent, c’était tout cela ; et lorsque , la jupe relevée, en train de donner du grain à ses poules, Betty entendait sonner la cl oche des funérailles, il lui semblait que c’était la voix de Seabrook – la voix du mort.
Le coq avait la manie de se poser sur son épaule et de la becqueter dans le cou : de sorte qu’elle s’armait d’un bâton, ou qu’elle em menait un des enfants, chaque fois qu’elle allait nourrir la volaille. « Tu n’as pas envie que je te prête mon couteau, ma man ? » demanda un jour Archer. La voix de son fils, entendue en même temps que la cloche du cimetière, qui sonnait à ce moment-là, c’était un mélange inextric able, enivrant, de vie et de mort.
« Quel grand couteau pour un si petit garçon ! » di t-elle. Elle prit le couteau pour lui faire plaisir. Et le coq sortit du poulailler, et Mrs Flanders, criant à Archer de fermer la porte du potager, posa le grain par terre , gloussa pour appeler les poules, puis s’affaira dans le verger, et fut aperçue de la route par Mrs Cranck, occupée à battre son paillasson contre le mur, et qui le main tint en l’air un instant, pour faire remarquer à sa voisine, Mrs Page, que Mrs Flanders était dans le verger avec ses poules.
Mrs Page, Mrs Cranck et Mrs Garfit pouvaient la sui vre des yeux, parce que le verger n’était qu’un enclos pris sur le terrain de Dods Hill, et que Dods Hill dominait le village. Nuls mots ne sauraient exagérer l’impor tance de Dods Hill. C’était la terre entière ; le monde en face du ciel ; l’horizon de r egards dont personne n’aurait pu calculer le nombre, si ce n’est ceux qui avaient vé cu toute leur vie dans le même village, ne l’avaient quitté qu’une seule fois, pou r aller se battre en Crimée, comme le vieux Georges Garfit, accoté pour fumer sa pipe à la barrière de son jardin. C’est sur Dods Hill que se réglait la marche du soleil : et c’est à la nuance du ciel derrière le coteau que l’on pouvait juger du temps qu’il ferait.
« La voilà qui monte la côte avec le petit John », dit Mrs Cranck à Mrs Garfit ; puis elle secoua une dernière fois son paillasson, et se précipita chez elle.
Passant par la porte du verger, Mrs Flanders, en ef fet, monta jusqu’en haut de Dods Hill, en tenant John par la main. Archer et Ja cob couraient par-devant, ou s’attardaient en arrière. Mais quand elle atteignit l’antique forteresse romaine, tous deux y étaient arrivés déjà, énumérant à grands cri s les bateaux que l’on apercevait dans la baie. De là-haut, la vue était magnifique – la lande derrière soi, la mer devant soi, et Scarborough tout entier étalé à plat comme un puzzle. Mrs Flanders, qui commençait à prendre de l’embonpoint, s’assit e t regarda autour d’elle.
La gamme complète des transformations de ce paysage aurait dû lui être familière : ses différents aspects, en hiver, au pr intemps, en été, en automne : la façon dont les orages arrivaient de la pleine mer, dont la lande s’assombrissait ou s’égayait selon le vol des nuages, elle devait les connaître ; elle avait dû bien des fois remarquer la tache rouge des villas en constru ction, et l’enchevêtrement de lignes qui partageaient les lotissements, ainsi que les feux diamantés des petites serres étincelantes, sous le soleil. Ou si de parei ls détails lui échappaient, elle
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