La Brière
378 pages
Français

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Description

Alphonse de Chateaubriant (1877-1951)



"La chaloupe laissait aller, d ans le glissement des grandes ondes de l’estuaire, tout en appuyant à tribord, vers l’entrée de la petite rivière le Brivet.


Dans ces parages où la Loire s’étale sur une largeur de plusieurs fleuves, la brise avait pris de la force, et la grande voile, souillée de vase, évoquant l’antique voile de peaux de bêtes, avait un souffle profond.


C’était une marchande de mottes qui, sa vente terminée, descendait de Nantes ; une de ces chaloupes de grosse charpente et cependant de bonne marche, par le calcul des douze pieds de leur plus grande largeur avec leurs trente-cinq pieds de tête en queue, houilleuses, enfumées depuis le treuil jusqu’à la pointe du mât, vraies ténèbres mouvantes. Tant de mottes avaient roulé sous ce gréement, jetées en vrac, déchargées par tous les bouts du pont, que le bateau lui-même semblait fait de la substance de ce combustible. Tout était noir là-dedans, tout y était silencieux.


Un grand gars aux épaules de force, assis à même le pont, les jambes pendantes dans le vide de la cale au chargement, raccommodait un couvercle de bourriche, ou s’en donnait la feinte, car, par un regard d’en dessous, il ne cessait d’observer devant lui le vieux marinier assis à la barre."



La Brière n'appartiendrait plus aux riverains ? Aoustin, homme simple mais tenace, est chargé par le conseil de retrouver les fameux papiers, datant du duc de Bretagne François II et puis des rois de France, prouvant la propriété des marais. Aoustin doit aussi gérer ses gros problèmes familiaux...

Sujets

Informations

Publié par
Nombre de lectures 2
EAN13 9782384420490
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0019€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

La Brière


Alphonse de Chateaubriant


Avril 2022
Stéphane le Mat
La Gibecière à Mots
ISBN : 978-2-38442-049-0
Couverture : pastel de STEPH'
lagibeciereamots@sfr.fr
N° 1047
À MON AMI ÉTIENNE PORT

Première partie
I

La chaloupe laissait aller, d ans le glissement des grandes ondes de l’estuaire, tout en appuyant à tribord, vers l’entrée de la petite rivière le Brivet.
Dans ces parages où la Loire s’étale sur une largeur de plusieurs fleuves, la brise avait pris de la force, et la grande voile, souillée de vase, évoquant l’antique voile de peaux de bêtes, avait un souffle profond.
C’était une marchande de mottes qui, sa vente terminée, descendait de Nantes ; une de ces chaloupes de grosse charpente et cependant de bonne marche, par le calcul des douze pieds de leur plus grande largeur avec leurs trente-cinq pieds de tête en queue, houilleuses, enfumées depuis le treuil jusqu’à la pointe du mât, vraies ténèbres mouvantes. Tant de mottes avaient roulé sous ce gréement, jetées en vrac, déchargées par tous les bouts du pont, que le bateau lui-même semblait fait de la substance de ce combustible. Tout était noir là-dedans, tout y était silencieux.
Un grand gars aux épaules de force, assis à même le pont, les jambes pendantes dans le vide de la cale au chargement, raccommodait un couvercle de bourriche, ou s’en donnait la feinte, car, par un regard d’en dessous, il ne cessait d’observer devant lui le vieux marinier assis à la barre.
C’était, celui-là, un grand grison de corps sec, et, sous le petit feutre tiré à plein, un visage à bec de rapace où brillaient deux yeux de laque ; sa courte blouse serrée aux poignets le vêtant comme d’un tissu de tille de mottes, et le pantalon de même poil. Rivé à sa poupe, et la prolongeant de son immobile stature, sa pipette éteinte, il serrait durement les mâchoires, dilatait ses narines, comme s’il jouissait de cette descente de fleuve, maître de la proue, maître de la mâture, maître de la vitesse, maître du corps et de l’âme. Mais la tourbe d’un noir de houille dont était pétri ce vieux Viking, différait par la couleur de celle que révélait la vêture du garçon à la bourriche, laquelle faisait un homme tout entier brun, d’un brun de châtaigne, ou de ces gâteaux d’abeilles qu’on trouve rissolés et roussis par les soleils de plusieurs étés.
– Pour la dernière fois, Aoustin, s’écria le gars sur un ton suppliant, pour la dernière fois... je viens vous demander...
– Je ne donne point à la quête, rompit le vieux. Et, agitant sa rude main de corne :
– À la besogne, croche un ris...
L’autre obéit, non sans un grognement, ramassa une gaffe, puis, sur ses pieds nus, alla se poster à l’avant.
La lame avait grossi, son coup de queue éclatait contre le vaste flanc, et la barque bondissait, sous les jaillissements d’écume de l’embrun.
Beaucoup se sont perdus là, surtout par les grandes eaux de l’hiver ; et l’embarcation, sous la pression fluviale, risquait pour le moins d’aller s’envaser dans les hautes berges de l’affluent.
– Stop ! commanda le vieux.
Et du même coup, à la force entraînante de la grande Loire, s’opposa la résistance de la perche arc-boutée dans la vase. La chaloupe chassa sur son arrière, vira dans des gargouillements d’eau, mais enfin redressée, et se dégageant du suçoir liquide des remous, parvint à se frayer son lit dans l’eau unie et tranquille du chenal.
C’était maintenant une pauvre région de bicoques lépreuses, de maigres courtils, noircis du voisinage des hauts fourneaux de Trignac, monstre toujours fumant, couché parmi ses minerais sur le seuil de la plaine. La barque passa sous son vacarme de fer, puis glissa entre les prairies qui là s’étendent à perte de vue, depuis le rivage de l’Océan.
Sur le miroir de cet étroit cours d’eau, lentement, elle se balançait, parfois aidée d’un coup de perche, qui lui faisait refouler l’eau, d’une saccade, à la manière d’un cygne irrité qui s’avance par bonds.
Aucune parole n’était prononcée à bord. Le vieux promenait son regard sur les alentours, respirait largement le serein de ces prairies de Donges, le gars avait lâché la manœuvre, se tenait, mine abattue, contre le bordage. Et, devant eux, défilaient ces fauves étendues de pâtures, nues comme le désert, courtes d’herbes et brûlées, sans un arbre, piquetées de quelques bouquets d’ajoncs, avec des moutons comme des javelles de tourbe, et déjà là-bas, dans le brouillard des limites illimitées, certaines taches blondes qui ne trompaient pas leur regard, la jungle grillée des roseaux de la Brière.
Et le gars serrait les poings, et de sa poitrine s’échappait, comme d’une poitrine d’ours, une plainte sourde et ténébreuse.
Le jour tirait sur son déclin. On approchait. La vieille arche du pont de Rozé grandissait, avec ses maisons là-haut comme des bureaux du péage. Le long de sa margelle, tout un défilé de vaches passait, se reflétait dans l’eau claire.
En dessous, stationnaient les barques rangées le long de la berge, car, par l’envasement de la rivière, les chalands à fond plat pouvaient seuls remonter plus haut.
L’élan de la chaloupe s’en vint mourir en silence.
– Aoustin, pour l’amour de Dieu, s’écria l’homme, quand elle accosta.
– Il n’y a pas d’amour de Dieu, lui retourna le vieux, j’ai fait mon métier, tu as fait le tien. On n’a plus rien à se dire.
Et, de mépris, il cracha dans le courant...
Alors, plantant là toute besogne, son paquet de hardes sous le bras, le gars sauta à terre, puis, de violence, se retourna, revint sur ses pas, montra le poing.
– Jamais je ne renoncerai !... Jamais !... tu m’entends, vieux bourreau qui crées le malheur !
Mais le vieux bourreau n’eut point seulement l’air d’entendre : il rassemblait ses perches, remontait de la cale ses sacs vides, par grandes piles sur son échine, avec une vigueur où se devinait tout le revenant-bon d’une jeunesse qui avait brandi des barres d’anspect, enverguait sa voilure, déboîtait son gouvernail, désappareillait tranquillement, sans se presser.

Les sacs, la vergue, la voile, tout ce qui se détachait du corps de la barque, il l’emporta sur son épaule, en plusieurs tours, jusqu’à l’annexe de l’auberge qui se trouvait à l’entrée du pont. Cela fait, il entra dans la salle, selon son habitude, à chacun de ses retours annuels, de s’arrêter dans ce cabaret boire le coup de l’atterrissage, avant de faire les lieues qui le séparaient de son île.
La salle était vide. Il s’attabla.
C’était toujours à la même place – la quarantième fois depuis quarante ans – près de la fenêtre, d’où l’on avait vue sur les prairies comme d’une passerelle de navire.
Le dos tourné à l’arrière-cuisine, lorsqu’il eut devant lui son petit verre de muscadet, d’où se dégageait une colonne d’air comme les perles du nez de la carpe, il attira sa bourse de cuir, et étala sa monnaie, les sous avec les sous, les francs avec les francs, car c’était son habitude encore de trier et de recompter là son argent.
Quant aux billets, il les examinait séparément, chacun lui revenant avec son origine, grâce à sa luronne de mémoire : celui-ci, d’une blanchisseuse de la Madeleine ; cet autre, d’un marchand de cirés de la butte Sainte-Anne ; et tous les suivants aussi bien, revoyant même le jour, l’heure et le lieu de la vente. Et de ces papiers, il faisait une souple liasse qui chantait comme la soie dans sa grande main noire.
« Cent cinquante francs de moins que l’année dernière ; deux cent vingt francs de moins que l’année précédente ; quatre cents francs de moins que la troisième d’avant.
« Brière, terre de misère, c’est donc ainsi qu’il faudra te parler ! »
On avait tellement tourbé depuis des siècles. Il se rappelait son défunt père, disant comment, par l’inondation de l’hiver, il pouvait attacher son chaland au loquet de sa porte ; ce détail en disait long sur la quantité de terre noire dont la Brière avait décru. Alors, au lieu de ces montagnes de rocau qui, jadis, à pleines chaloupes, descendaient lier de gros profits à Paimbœuf, à Nantes, et jusqu’à Angers, on n’y récolterait bientôt plus que des roseaux et des laiches ; on en avait fait une croulière !
Mais avec les hommes, c’est ainsi ; ils n’ont point le respect de ce qui fait leur force ; jusqu’au jour plus funeste encore où la hardiesse s’est mise dans les esprits, et où ils n’ont même plus connaissance de ces grandes lois de la vie et de la mort qu’établirent les ancêtres à l’usage des générations... Pitié !... Il en avait encore eu un exemple aujourd’hui tout son saoul.
Et c’est pourquoi là, tout seul, il marmonnait entre haut et bas ; pendant qu’à la vitre, la grande crête du soleil commençait à se noyer dans la vapeur des prairies. Cette vue l’avertit de n’avoir pas à s’attarder plus longtemps. Il paya son écot ; puis, armé de son bâton, le petit sac sur le dos, à grands pas, il s’en alla sur la longue route solitaire.

C’était une route récente qui remplaçait le vieux chemin de souffrance, toujours croulant, couvert d’eau l’hiver, qui jusqu’à ce jour avait desservi ce pays perdu. Tout droit vers le nord elle remonte, sans un embranchement, sans un carrefour coupant en croix quelques longs canaux, dans ces prairies de Montoir qui se déploient jusqu’où l’œil peut apercevoir.
Parfois se rencontre un petit village, quelques maisons blanches aux toits de chaume, contre un rang de têtards de saules penchés sur une douve peuplée de canards.
Il passait. Par les portes ouvertes lui arrivait le bruit des cuillers dans les écuelles. Parfois il croisait quelque noir tourbeur attardé.
Le soleil se couchait. Les prairies, tout à l’heure hautes et sèches, par une inclinaison insensible, commençaient à se couvrir de fines mailles d’eau morte, et même de larges nappes hérissées de piquants de joncs et de têtes de landèche se perdaient vers des horizons de pâtis roses et violets, pâtis de brume ou pâtis du ciel, dans la confusion de limites de la terre et de l’air, espaces sans bornes, d’où sourdait au loin à cette heure de la marée la sirène des grands paquebots

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