L île des Pingouins
385 pages
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L'île des Pingouins , livre ebook

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Description

Anatole France (1844-1924)



"Malgré la diversité apparente des amusements qui semblent m’attirer, ma vie n’a qu’un objet. Elle est tendue tout entière vers l’accomplissement d’un grand dessein. J’écris l’histoire des Pingouins. J’y travaille assidument, sans me laisser rebuter par des difficultés fréquentes et qui, parfois, semblent insurmontables.


J’ai creusé la terre pour y découvrir les monuments ensevelis de ce peuple. Les premiers livres des hommes furent des pierres. J’ai étudié les pierres qu’on peut considérer comme les annales primitives des Pingouins. J’ai fouillé sur le rivage de l’océan un tumulus inviolé ; j’y ai trouvé, selon la coutume, des haches de silex, des épées de bronze, des monnaies romaines et une pièce de vingt sous à l’effigie de Louis-Philippe Ier, roi des Français.


Pour les temps historiques, la chronique de Johannès Talpa, religieux du monastère de Beargarden, me fut d’un grand secours. Je m’y abreuvai d’autant plus abondamment qu’on ne découvre point d’autre source de l’histoire pingouine dans le haut moyen âge.


Nous sommes plus riches à partir du XIIIe siècle, plus riches et non plus heureux. Il est extrêmement difficile d’écrire l’histoire. On ne sait jamais au juste comment les choses se sont passées ; et l’embarras de l’historien s’accroît avec l’abondance des documents. Quand un fait n’est connu que par un seul témoignage, on l’admet sans beaucoup d’hésitation. Les perplexités commencent lorsque les événements sont rapportés par deux ou plusieurs témoins ; car leurs témoignages sont toujours contradictoires et toujours inconciliables."



Saint Maël débarque sur une île inconnue où sa mauvaise vue lui fait confondre les pingouins avec des êtres humains. Son erreur le pousse à les baptiser...


Roman parodique de l'Histoire de France. Peut-il y avoir une société meilleure ?

Sujets

Informations

Publié par
Nombre de lectures 0
EAN13 9782374635507
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0019€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

L’île des Pingouins
Anatole France
Décembre 2019
Stéphane le Mat
La Gibecière à Mots
ISBN : 978-2-37463-550-7
Couverture : pastel de STEPH'
lagibeciereamots@sfr.fr
N° 550
PRÉFACE
Malgré la diversité apparente des amusements qui se mblent m’attirer, ma vie n’a qu’un objet. Elle est tendue tout entière vers l’ac complissement d’un grand dessein. J’écris l’histoire des Pingouins. J’y travaille ass idument, sans me laisser rebuter par des difficultés fréquentes et qui, parfois, semblen t insurmontables.
J’ai creusé la terre pour y découvrir les monuments ensevelis de ce peuple. Les premiers livres des hommes furent des pierres. J’ai étudié les pierres qu’on peut considérer comme les annales primitives des Pingoui ns. J’ai fouillé sur le rivage de l’océan un tumulus inviolé ; j’y ai trouvé, selon l a coutume, des haches de silex, des épées de bronze, des monnaies romaines et une pièce de vingt sous à l’effigie de Louis-Philippe Ier, roi des Français. Pour les temps historiques, la chronique de Johannè s Talpa, religieux du monastère de Beargarden, me fut d’un grand secours. Je m’y abreuvai d’autant plus abondamment qu’on ne découvre point d’autre source de l’histoire pingouine dans le haut moyen âge. Nous sommes plus riches à partir du XIIIe siècle, plus riches et non plus heureux. Il est extrêmement difficile d’écrire l’histoire. On ne sait jamais au juste comment les choses se sont passées ; et l’embarras de l’histori en s’accroît avec l’abondance des documents. Quand un fait n’est connu que par un seu l témoignage, on l’admet sans beaucoup d’hésitation. Les perplexités commencent l orsque les événements sont rapportés par deux ou plusieurs témoins ; car leurs témoignages sont toujours contradictoires et toujours inconciliables. Sans doute les raisons scientifiques de préférer un témoignage à un autre sont parfois très fortes. Elles ne le sont jamais assez pour l’emporter sur nos passions, nos préjugés, nos intérêts, ni pour vaincre cette l égèreté d’esprit commune à tous les hommes graves. En sorte que nous présentons con stamment les faits d’une manière intéressée ou frivole.
J’allai confier à plusieurs savants archéologues et paléographes de mon pays et des pays étrangers les difficultés que j’éprouvais à composer l’histoire des Pingouins. J’essuyai leurs mépris. Ils me regardère nt avec un sourire de pitié qui semblait dire : « Est-ce que nous écrivons l’histoi re, nous ? Est-ce que nous essayons d’extraire d’un texte, d’un document, la m oindre parcelle de vie ou de vérité ? Nous publions les textes purement et simpl ement. Nous nous en tenons à la lettre. La lettre est seule appréciable et définie. L’esprit ne l’est pas ; les idées sont des fantaisies. Il faut être bien vain pour écrire l’histoire : il faut avoir de l’imagination. »
Tout cela était dans le regard et le sourire de nos maîtres en paléographie, et leur entretien me décourageait profondément. Un jour qu’ après une conversation avec un sigillographe éminent, j’étais plus abattu encor e que d’habitude, je fis soudain cette réflexion, je pensai :
« Pourtant, il est des historiens ; la race n’en es t point entièrement disparue. On en conserve cinq ou six à l’Académie des sciences m orales. Ils ne publient pas de textes ; ils écrivent l’histoire. Ils ne me diront pas, ceux-là, qu’il faut être vain pour se livrer à ce genre de travail.
Cette idée releva mon courage.
Le lendemain (comme on dit, ou l’en demain, comme on devrait dire), je me présentai chez l’un d’eux, vieillard subtil. – Je viens, monsieur, lui dis-je, vous demander les conseils de votre expérience. Je me donne grand mal pour composer une histoire, e t je n’arrive à rien. Il me répondit en haussant les épaules :
– À quoi bon, mon pauvre monsieur, vous donner tant de peine, et pourquoi composer une histoire, quand vous n’avez qu’à copie r les plus connues, comme c’est l’usage ? Si vous avez une vue nouvelle, une idée originale, si vous présentez les hommes et les choses sous un aspect inattendu, vous surprendrez le lecteur. Et le lecteur n’aime pas à être surpris. Il ne cherche jamais dans une histoire que les sottises qu’il sait déjà. Si vous essayez de l’inst ruire, vous ne ferez que l’humilier et le fâcher. Ne tentez pas de l’éclairer, il criera q ue vous insultez à ses croyances.
« Les historiens se copient les uns les autres. Ils s’épargnent ainsi de la fatigue et évitent de paraître outrecuidants. Imitez-les et ne soyez pas original. Un historien original est l’objet de la défiance, du mépris et d u dégoût universels. « Croyez-vous, monsieur, ajouta-t-il, que je serais considéré, honoré comme je suis, si j’avais mis dans mes livres d’histoire des nouveautés ? Et qu’est-ce que les nouveautés ? Des impertinences. Il se leva. Je le remerciai de son obligeance et ga gnai la porte, il me rappela :
– Un mot encore. Si vous voulez que votre livre soi t bien accueilli, ne négligez aucune occasion d’y exalter les vertus sur lesquell es reposent les sociétés : le dévouement à la richesse, les sentiments pieux, et spécialement la résignation du pauvre, qui est le fondement de l’ordre. Affirmez, monsieur, que les origines de la propriété, de la noblesse, de la gendarmerie seront traitées dans votre histoire avec tout le respect que méritent ces institutions. Fait es savoir que vous admettez le surnaturel quand il se présente. À cette condition, vous réussirez dans la bonne compagnie.
J’ai médité ces judicieuses observations et j’en ai tenu le plus grand compte.
Je n’ai pas à considérer ici les pingouins avant le ur métamorphose. Ils ne commencent à m’appartenir qu’au moment où ils sorte nt de la zoologie pour entrer dans l’histoire et dans la théologie. Ce sont bien des pingouins que le grand saint Maël changea en hommes, encore faut-il s’en expliqu er, car aujourd’hui le terme pourrait prêter à la confusion.
Nous appelons pingouin, en français, un oiseau des régions arctiques appartenant à la famille des alcidés ; nous appelons manchot le type des sphéniscidés, habitant les mers antarctiques. Ainsi fait, par exemple, M. G. Lecointe, dans sa relation du voyage de laBelgica(1): « De tous les oiseaux qui peuplent le détroit de Gerlache, dit-il, les manchots sont certes les plus intéressa nts. Ils sont parfois désignés, mais improprement, sous le nom de pingouins du sud. » Le docteur J.-B. Charcot affirme au contraire que les vrais et les seuls pingouins s ont ces oiseaux de l’antarctique, que nous appelons manchots, et il donne pour raison qu’ils reçurent des Hollandais, parvenus, en 1598, au cap Magellan, le nom depinguinos, à cause sans doute de leur graisse. Mais si les manchots s’appellent ping ouins, comment s’appelleront désormais les pingouins ? Le docteur J.-B. Charcot ne nous le dit pas et il n’a pas l’air de s’en inquiéter le moins du monde(2). Eh bien ! que ses manchots deviennent ou redevienne nt pingouins, c’est à quoi il faut consentir.
En les faisant connaître il s’est acquis le droit d e les nommer. Du moins qu’il permette aux pingouins septentrionaux de rester pin gouins. Il y aura les pingouins du Sud et ceux du Nord, les antarctiques et les arc tiques, les alcidés ou vieux pingouins et les sphéniscidés ou anciens manchots. Cela embarrassera peut-être les ornithologistes soucieux de décrire et de class er les palmipèdes ; ils se demanderont, sans doute, si vraiment un même nom co nvient à deux familles qui sont aux deux pôles l’une de l’autre et diffèrent p ar plusieurs endroits, notamment le bec, les ailerons et les pattes. Pour ce qui est de moi, je m’accommode fort bien de cette confusion. Entre mes pingouins et ceux de M. J.-B. Charcot, quelles que soient les dissemblances, les ressemblances apparai ssent plus nombreuses et plus profondes. Ceux-ci comme ceux-là se font remarquer par un air grave et placide, une dignité comique, une familiarité confiante, une bonhomie narquoise, des façons à la fois gauches et solennelles. Les uns et les au tres sont pacifiques, abondants en discours, avides de spectacles, occupés des affa ires publiques et, peut-être, un peu jaloux des supériorités.
Mes hyperboréens ont, à vrai dire, les ailerons, no n point squameux, mais couverts de petites pennes ; bien que leurs jambes soient plantées un peu moins en arrière que celles des méridionaux ils marchent de même, le buste levé la tête haute, en balançant le corps d’une aussi digne faço n et leur bec sublime (os sublime’apôtre, quand il les prit) n’est pas la moindre cause de l’erreur où tomba l pour des hommes.
-oOo-
Le présent ouvrage appartient, je dois le reconnaît re, au genre de la vieille histoire, de celle qui présente la suite des événem ents dont le souvenir s’est conservé, et qui indique, autant que possible, les causes et les effets ; ce qui est un art plutôt qu’une science. On prétend que cette man ière de faire ne contente plus les esprits exacts et que l’antique Clio passe aujo urd’hui pour une diseuse de sornettes. Et il pourra bien y avoir, à l’avenir, u ne histoire plus sûre, une histoire des conditions de la vie, pour nous apprendre ce que te l peuple, à telle époque, produisit et consomma dans tous les modes de son ac tivité. Cette histoire sera, non plus un art, mais une science, et elle affectera l’ exactitude qui manque à l’ancienne. Mais, pour se constituer, elle a besoin d’une multi tude de statistiques qui font défaut jusqu’ici chez tous les peuples et particulièrement chez les Pingouins. Il est possible que les nations modernes fournissent un jo ur les éléments d’une telle histoire. En ce qui concerne l’humanité révolue, il faudra toujours se contenter, je le crains, d’un récit à l’ancienne mode. L’intérêt d’u n semblable récit dépend surtout de la perspicacité et de la bonne foi du narrateur. Comme l’a dit un grand écrivain d’Alca, la vie d’un peuple est un tissu de crimes, de misères et de folies. Il n’en va pas autrement d e la Pingouinie que des autres nations ; pourtant son histoire offre des parties a dmirables, que j’espère avoir mises sous un bon jour.
Les Pingouins restèrent longtemps belliqueux. Un de s leurs, Jacquot le Philosophe, a dépeint leur caractère dans un petit tableau de mœurs que je reproduis ici et que, sans doute, on ne verra pas s ans plaisir : « Le sage Gratien parcourait la Pingouinie au temps des derniers Draconides. Un
jour qu’il traversait une fraîche vallée où les clo ches des vaches tintaient dans l’air pur, il s’assit sur un banc au pied d’un chêne, prè s d’une chaumière. Sur le seuil une femme donnait le sein à un enfant ; un jeune ga rçon jouait avec un gros chien ; un vieillard aveugle, assis au soleil, les lèvres e ntr’ouvertes, buvait la lumière du jour.
« Le maître de la maison, homme jeune et robuste, o ffrit à Gratien du pain et du lait. « Le philosophe marsouin ayant pris ce repas agreste : « – Aimables habitants d’un pays aimable, je vous r ends grâces, dit-il. Tout respire ici la joie, la concorde et la paix.
« Comme il parlait ainsi, un berger passa en jouant une marche sur sa musette. « – Quel est cet air si vif ? demanda Gratien. « – C’est l’hymne de la guerre contre les Marsouins , répondit le paysan. Tout le monde le chante ici. Les petits enfants le savent a vant que de parler. Nous sommes tous de bons Pingouins.
« – Vous n’aimez pas les Marsouins ?
« – Nous les haïssons.
« – Pour quelle raison les haïssez-vous ? « – Vous le demandez ? Les Marsouins ne sont-ils pa s les voisins des Pingouins ?
« – Sans doute.
« – Eh bien, c’est pour cela que les Pingouins haïs sent les Marsouins.
« – Est-ce une raison ?
« – Certainement. Qui dit voisins dit ennemis. Voye z le champ qui touche au mien. C’est celui de l’homme que je hais le plus au monde. Après lui mes pires ennemis sont les gens du village qui grimpe sur l’a utre versant de la vallée, au pied de ce bois de bouleaux. Il n’y a dans cette étroite vallée, fermée de toutes parts, que ce village et le mien : ils sont ennemis. Chaqu e fois que nos gars rencontrent ceux d’en face, ils échangent des injures et des co ups. Et vous voulez que les Pingouins ne soient pas les ennemis des Marsouins ! Vous ne savez donc pas ce que c’est que le patriotisme ? Pour moi, voici les deux cris qui s’échappent de ma poitrine : « Vivent les Pingouins ! Mort aux Marsou ins ! »
Durant treize siècles, les Pingouins firent la guer re à tous les peuples du monde, avec une constante ardeur et des fortunes diverses. Puis en quelques années ils se dégoûtèrent de ce qu’ils avaient si longtemps aimé et montrèrent pour la paix une préférence très vive qu’ils exprimaient avec dignit é, sans doute, mais de l’accent le plus sincère. Leurs généraux s’accommodèrent fort b ien de cette nouvelle humeur ; toute leur armée, officiers, sous-officiers et sold ats, conscrits et vétérans, se firent un plaisir de s’y conformer ; ce furent les gratte- papier, les rats de bibliothèque qui s’en plaignirent et les culs-de-jatte qui ne s’en c onsolèrent pas.
Ce même Jacquot le Philosophe composa une sorte de récit moral dans lequel il représentait d’une façon comique et forte les actio ns diverses des hommes ; et il y mêla plusieurs traits de l’histoire de son propre p ays. Quelques personnes lui demandèrent pourquoi il avait écrit cette histoire contrefaite et quel avantage, selon lui, en recueillerait sa patrie.
– Un très grand, répondit le philosophe. Lorsqu’ils verront leurs actions ainsi travesties et dépouillées de tout ce qui les flatta it, les Pingouins en jugeront mieux et, peut-être, en deviendront-ils plus sages. J’aurais voulu ne rien omettre dans cette histoire de tout ce qui peut intéresser les artistes. On y trouvera un chapitre sur la peinture pingouine au moyen âge, et, si ce chapitre est moins complet que je n’eusse souhaité, il n’y a point de ma faute, ainsi qu’on pourra s’en convaincre en lisant le terrible récit par lequel je termine cette préface. L’idée me vint, au mois de juin de la précédente an née, d’aller consulter sur les origines et les progrès de l’art pingouin le regret té M. Fulgence Tapir, le savant auteur desAnnales universelles de la peinture, de la sculpture et de l’architecture.
Introduit dans son cabinet de travail, je trouvai, assis devant un bureau à cylindre, sous un amas épouvantable de papiers, un petit homm e merveilleusement myope dont les paupières clignotaient derrière des lunettes d’or.
Pour suppléer au défaut de ses yeux, son nez allong é, mobile, doué d’un tact exquis, explorait le monde sensible. Par cet organe , Fulgence Tapir se mettait en contact avec l’art et la beauté. On observe qu’en F rance, le plus souvent, les critiques musicaux sont sourds et les critiques d’a rt aveugles. Cela leur permet le recueillement nécessaire aux idées esthétiques. Cro yez-vous qu’avec des yeux habiles à percevoir les formes et les couleurs dont s’enveloppe la mystérieuse nature, Fulgence Tapir se serait élevé, sur une mon tagne de documents imprimés et manuscrits, jusqu’au faîte du spiritualisme doct rinal et aurait conçu cette puissante théorie qui fait converger les arts de to us les pays et de tous les temps à l’institut de France, leur fin suprême ?
Les murs du cabinet de travail, le plancher, le pla fond même portaient des liasses débordantes, des cartons démesurément gonflés, des boîtes où se pressait une multitude innombrable de fiches, et je contemplai a vec une admiration mêlée de terreur les cataractes de l’érudition prêtes à se rompre. – Maître, fis-je d’une voix émue, j’ai recours à vo tre bonté et à votre savoir, tous deux inépuisables. Ne consentiriez-vous pas à me gu ider dans mes recherches ardues sur les origines de l’art pingouin ? – Monsieur, me répondit le maître, je possède tout l’art, vous m’entendez, tout l’art sur fiches classées alphabétiquement et par ordre d e matières. Je me fais un devoir de mettre à votre disposition ce qui s’y rapporte a ux Pingouins. Montez à cette échelle et tirez cette boîte que vous voyez là-haut . Vous y trouverez tout ce dont vous avez besoin.
J’obéis en tremblant. Mais à peine avais-je ouvert la fatale boîte que des fiches bleues s’en échappèrent et, glissant entre mes doig ts, commencèrent à pleuvoir. Presque aussitôt, par sympathie, les boîtes voisine s s’ouvrirent et il en coula des ruisseaux de fiches roses, vertes et blanches, et d e proche en proche, de toutes les boîtes les fiches diversement colorées se répandire nt en murmurant comme, en avril, les cascades sur le flanc des montagnes. En une minute elles couvrirent le plancher d’une couche épaisse de papier. Jaillissan t de leurs inépuisables réservoirs avec un mugissement sans cesse grossi, e lles précipitaient de seconde en seconde leur chute torrentielle. Baigné jusqu’au x genoux, Fulgence Tapir, d’un nez attentif, observait le cataclysme ; il en recon nut la cause et pâlit d’épouvante.
– Que d’art ! s’écria-t-il.
Je l’appelai, je me penchai pour l’aider à gravir l ’échelle qui pliait sous l’averse. Il était trop tard. Maintenant, accablé, désespéré, la mentable, ayant perdu sa calotte de velours et ses lunettes d’or, il opposait en vai n ses bras courts au flot qui lui montait jusqu’aux aisselles. Soudain une trombe eff royable de fiches s’éleva, l’enveloppant d’un tourbillon gigantesque. Je vis d urant l’espace d’une seconde dans le gouffre le crâne poli du savant et ses peti tes mains grasses, puis l’abîme se referma, et le déluge se répandit sur le silence et l’immobilité. Menacé moi-même d’être englouti avec mon échelle, je m’enfuis à tra vers le plus haut carreau de la croisée. Quiberon, 1er septembre 1907.
LIVRE I
Les origines
I
Vie de saint Maël
Maël, issu d’une famille royale de Cambrie, fut envoy é dès sa neuvième année dans l’abbaye d’Yvern, pour y étudier les lettres s acrées et profanes. À l’âge de quatorze ans, il renonça à son héritage et fit vœu de servir le Seigneur. Il partageait ses heures, selon la règle, entre le chant des hymn es, l’étude de la grammaire et la méditation des vérités éternelles. Un parfum céleste trahit bientôt dans le cloître le s vertus de ce religieux. Et lorsque le bien heureux Gal, abbé d’Yvern, trépassa de ce monde en l’autre, le jeune Maël lui succéda dans le gouvernement du mona stère. Il y établit une école, une infirmerie, une maison des hôtes, une forge, de s ateliers de toutes sortes et des chantiers pour la construction des navires, et il o bligea les religieux à défricher les terres alentour. Il cultivait de ses mains le jardi n de l’abbaye, travaillait les métaux, instruisait les novices, et sa vie s’écoulait douce ment comme une rivière qui reflète le ciel et féconde les campagnes. Au tomber du jour, ce serviteur de Dieu avait coutu me de s’asseoir sur la falaise, à l’endroit qu’on appelle encore aujourd’hui la cha ise de saint Maël. À ses pieds, les rochers, semblables à des dragons noirs, tout velus d’algues vertes et de goémons fauves, opposaient à l’écume des lames leurs poitra ils monstrueux. Il regardait le soleil descendre dans l’océan comme une rouge hosti e qui de son sang glorieux empourprait les nuages du ciel et la cime des vague s. Et le saint homme y voyait l’image du mystère de la Croix, par lequel le sang divin a revêtu la terre d’une pourpre royale. Au large, une ligne d’un bleu sombre marquait les rivages de l’île de Gad, où sainte Brigide, qui avait reçu le voile de saint Malo, gouvernait un monastère de femmes.
Or, Brigide, instruite des mérites du vénérable Maë l, lui fit demander, comme un riche présent, quelque ouvrage de ses mains. Maël f ondit pour elle une clochette d’airain et, quand elle fut achevée, il la bénit et la jeta dans la mer. Et la clochette alla sonnant vers le rivage de Gad, où sainte Brigi de, avertie par le son de l’airain sur les flots, la recueillit pieusement, et, suivie de ses filles, la porta en procession solennelle, au chant des psaumes, dans la chapelle du moustier.
Ainsi le saint homme Maël marchait de vertus en ver tus. Il avait déjà parcouru les deux tiers du chemin de la vie, et il espérait atte indre doucement sa fin terrestre au milieu de ses frères spirituels, lorsqu’il connut à un signe certain que la sagesse divine en avait décidé autrement et que le Seigneur l’appelait à des travaux moins paisibles mais non moindres en mérite.
II
Vocation apostolique de saint Maël
Un jour qu’il allait, méditant, au fond d’une anse tranquille à laquelle des rochers allongés dans la mer faisaient une digue sauvage, i l vit une auge de pierre qui nageait comme une barque sur les eaux.
C’était dans une cuve semblable que saint Guirec, l e grand saint Colomban et tant de religieux d’Ecosse et d’Irlande étaient allés év angéliser l’Armorique. Naguère encore, sainte Avoye, venue d’Angleterre, remontait la rivière d’Auray dans un mortier de granit rose où l’on mettra plus tard les enfants pour les rendre forts ; saint Vouga passait d’Hibernie en Cornouailles sur un roc her dont les éclats, conservés à Penmarch, guériront de la fièvre les pèlerins qui y poseront la tête ; saint Samson abordait la baie du mont Saint-Michel dans une cuve de granit qu’on appellera un jour l’écuelle de saint Samson. C’est pourquoi, à l a vue de cette auge de pierre, le saint homme Maël comprit que le Seigneur le destina it à l’apostolat des païens qui peuplaient encore le rivage et les îles des Bretons .
Il remit son bâton de frêne au saint homme Budoc, l ’investissant ainsi du gouvernement de l’abbaye. Puis, muni d’un pain, d’u n baril d’eau douce et du livre des Saints Évangiles, il entra dans l’auge de pierr e, qui le porta doucement à l’île d’Hoedic. Elle est perpétuellement battue des vents. Des homm es pauvres y pèchent le poisson entre les fentes des rochers et cultivent p éniblement des légumes dans des jardins pleins de sable et de cailloux, abrités par des murs de pierres sèches et des haies de tamaris. Un beau figuier s’élevait dans un creux de l’île et poussait au loin ses branches. Les habitants de l’île l’adoraient. Et le saint homme Maël leur dit : – Vous adorez cet arbre parce qu’il est beau. C’est donc que vous êtes sensibles à la beauté. Or, je viens vous révéler la beauté ca chée. Et il leur enseigna l’Évangile. Et, après les avoir instruits, il les baptisa par le sel et par l’eau.
Les îles du Morbihan étaient plus nombreuses en ce temps-là qu’aujourd’hui. Car, depuis lors, beaucoup se sont abîmées dans la mer. Saint Maël en évangélisa soixante. Puis, dans son auge de granit, il remonta la rivière d’Auray. Et après trois heures de navigation il mit pied à terre devant une maison romaine. Du toit s’élevait une fumée légère. Le saint homme franchit le seuil sur lequel une mosaïque représentait un chien, les jarrets tendus et les ba bines retroussées. Il fut accueilli par deux vieux époux, Marcus Combabus et Valeria Mo erens, qui vivaient là du produit de leurs terres. Autour de la cour intérieu re régnait un portique dont les colonnes étaient peintes en rouge depuis la base ju squ’à mi-hauteur. Une fontaine de coquillages s’adossait au mur et sous le portiqu e s’élevait un autel, avec une niche où le maître de cette maison avait déposé de petites idoles de terre cuite, blanchies au lait de chaux. Les unes représentaient des enfants ailés, les autres Apollon ou Mercure, et plusieurs étaient en forme d ’une femme nue qui se tordait les cheveux. Mais le saint homme Maël, observant ce s figures, découvrit parmi
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