L affaire Lerouge
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Description

Emile Gaboriau (1832-1873)



"Le jeudi 6 mars 1862, surlendemain du Mardi gras, cinq femmes du village de La Jonchère se présentaient au bureau de police de Bougival.


Elles racontaient que depuis deux jours personne n’avait aperçu une de leurs voisines, la veuve Lerouge, qui habitait seule une maisonnette isolée. À plusieurs reprises, elles avaient frappé en vain. Les fenêtres comme la porte étant exactement fermées, il avait été impossible de jeter un coup d’œil à l’intérieur. Ce silence, cette disparition les inquiétaient. Redoutant un crime, ou tout au moins un accident, elles demandaient que la « Justice » voulût bien, pour les rassurer, forcer la porte et pénétrer dans la maison.


Bougival est un pays aimable, peuplé tous les dimanches de canotiers et de canotières ; on y relève beaucoup de délits, mais les crimes y sont rares. Le commissaire refusa donc d’abord de se rendre à la prière des solliciteuses. Cependant elles firent si bien, elles insistèrent tant et si longtemps, que le magistrat fatigué céda. Il envoya chercher le brigadier de gendarmerie et deux de ses hommes, requit un serrurier et, ainsi accompagné, suivit les voisines de la veuve Lerouge.


La Jonchère doit quelque célébrité à l’inventeur du chemin de fer à glissement qui, depuis plusieurs années, y fait avec plus de persévérance que de succès des expériences publiques de son système. C’est un hameau sans importance, assis sur la pente du coteau qui domine la Seine, entre la Malmaison et Bougival. Il est à vingt minutes environ de la grande route qui va de Paris à Saint-Germain en passant par Rueil et Port-Marly. Un chemin escarpé, inconnu aux ponts et chaussées, y conduit.


La petite troupe, les gendarmes en tête, suivit donc la large chaussée qui endigue la Seine à cet endroit, et bientôt, tournant à droite, s’engagea dans le chemin de traverse, bordé de murs et profondément encaissé."



Bougival : dans sa maison isolée, la veuve Lerouge est retrouvée assassinée. Les témoignages et les indices sont maigres. A la demande du juge d'instruction, un "policier amateur", Tabaret entre en scène ; observation et déduction sont ses deux principes...

Sujets

Informations

Publié par
Nombre de lectures 0
EAN13 9782374634050
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0019€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

L'affaire Lerouge
Emile Gaboriau
Juin 2019
Stéphane le Mat
La Gibecière à Mots
ISBN : 978-2-37463-405-0
Couverture : pastel de STEPH'
lagibeciereamots@sfr.fr
N° 406
I
Le jeudi 6 mars 1862, surlendemain du Mardi gras, c inq femmes du village de La Jonchère se présentaient au bureau de police de Bou gival. Elles racontaient que depuis deux jours personne n’ avait aperçu une de leurs voisines, la veuve Lerouge, qui habitait seule une maisonnette isolée. À plusieurs reprises, elles avaient frappé en vain. Les fenêtre s comme la porte étant exactement fermées, il avait été impossible de jete r un coup d’œil à l’intérieur. Ce silence, cette disparition les inquiétaient. Redout ant un crime, ou tout au moins un accident, elles demandaient que la « Justice » voul ût bien, pour les rassurer, forcer la porte et pénétrer dans la maison.
Bougival est un pays aimable, peuplé tous les diman ches de canotiers et de canotières ; on y relève beaucoup de délits, mais l es crimes y sont rares. Le commissaire refusa donc d’abord de se rendre à la p rière des solliciteuses. Cependant elles firent si bien, elles insistèrent t ant et si longtemps, que le magistrat fatigué céda. Il envoya chercher le brigadier de ge ndarmerie et deux de ses hommes, requit un serrurier et, ainsi accompagné, s uivit les voisines de la veuve Lerouge.
La Jonchère doit quelque célébrité à l’inventeur du chemin de fer à glissement qui, depuis plusieurs années, y fait avec plus de p ersévérance que de succès des expériences publiques de son système. C’est un hame au sans importance, assis sur la pente du coteau qui domine la Seine, entre l a Malmaison et Bougival. Il est à vingt minutes environ de la grande route qui va de Paris à Saint-Germain en passant par Rueil et Port-Marly. Un chemin escarpé, inconnu aux ponts et chaussées, y conduit.
La petite troupe, les gendarmes en tête, suivit don c la large chaussée qui endigue la Seine à cet endroit, et bientôt, tournant à droi te, s’engagea dans le chemin de traverse, bordé de murs et profondément encaissé.
Après quelques centaines de pas, on arriva devant u ne habitation aussi modeste que possible, mais d’honnête apparence. Cette maiso n, cette chaumière plutôt, devait avoir été bâtie par quelque boutiquier paris ien, amoureux de la belle nature, car tous les arbres avaient été soigneusement abattus. Plus profonde que large, elle se composait d’un rez-de-chaussée de deux pièces, a vec un grenier au-dessus. Autour s’étendait un jardin à peine entretenu, mal protégé contre les maraudeurs par un mur en pierres sèches d’un mètre de haut env iron, qui encore s’écroulait par places. Une légère grille de bois tournant dans des attaches de fil de fer donnait accès dans le jardin.
– C’est ici, dirent les femmes.
Le commissaire de police s’arrêta. Pendant le traje t, sa suite s’était rapidement grossie de tous les badauds et de tous les désœuvré s du pays. Il était maintenant entouré d’une quarantaine de curieux.
– Que personne ne pénètre dans le jardin, dit-il.
Et, pour être certain d’être obéi, il plaça les deu x gendarmes en faction devant l’entrée, et s’avança escorté du brigadier de genda rmerie et du serrurier. Lui-même, à plusieurs reprises, il frappa très fort avec la pomme de sa canne
plombée, à la porte d’abord, puis successivement à tous les volets. Après chaque coup il collait son oreille contre le bois et écout ait. N’entendant rien, il se retourna vers le serrurier.
– Ouvrez, lui dit-il.
L’ouvrier déboucla sa trousse et prépara ses outils . Déjà il avait introduit un de ses crochets dans la serrure, quand une grande rume ur éclata dans le groupe des badauds.
– La clé ! criait-on, voici la clé ! En effet, un enfant d’une douzaine d’années, jouant avec un de ses camarades, avait aperçu dans le fossé qui borde la route une c lé énorme ; il l’avait ramassée et l’apportait en triomphe. – Donne, gamin, lui dit le brigadier, nous allons v oir.
La clé fut essayée ; c’était bien celle de la maiso n. Le commissaire et le serrurier échangèrent un regard plein de sinistres inquiétude s.
– Ça va mal ! murmura le brigadier.
Et ils entrèrent dans la maison, tandis que la foul e, contenue avec peine par les gendarmes, trépignait d’impatience, tendant le cou et s’allongeant sur le mur, pour tâcher de voir, de saisir quelque chose de ce qui a llait se passer.
Ceux qui avaient parlé de crime ne s’étaient malheu reusement pas trompés, le commissaire de police en fut convaincu dès le seuil . Tout, dans la première pièce, dénonçait avec une lugubre éloquence la présence de s malfaiteurs. Les meubles, une commode et deux grands bahuts, étaient forcés e t défoncés. Dans la seconde pièce, qui servait de chambre à coucher, le désordre était plus grand encore. C’était à croire qu’une main furieuse avait pris plaisir à tout bouleverser.
Enfin, près de la cheminée, la face dans les cendre s, était étendu le cadavre de la veuve Lerouge. Tout un côté de la figure et les che veux étaient brûlés, et c’était miracle que le feu ne se fût pas communiqué aux vêtements. – Canailles, va ! murmura le brigadier de gendarmer ie, n’auraient-ils pas pu la voler sans l’assassiner, cette pauvre femme ! – Mais où donc a-t-elle été frappée ? demanda le co mmissaire, je ne vois pas de sang.
Tenez, là, entre les deux épaules, mon commissaire, reprit le gendarme. Deux fiers coups, ma foi ! Jeparierais mes galons qu’elle n’a pas seulement eu l e temps de faire ouf !
Il se pencha sur le corps et le toucha.
– Oh ! continua-t-il, elle est bien froide. Même il me semble qu’elle n’est déjà plus très roide ; il y a au moins trente-six heures que le coup est fait. Le commissaire, tant bien que mal, écrivit sur un c oin de table un procès-verbal sommaire. – Il ne s’agit pas de pérorer, dit-il au brigadier, mais bien de trouver les coupables. Qu’on prévienne le juge de paix et le maire. De plu s, il faut courir à Paris porter cette lettre au parquet. Dans deux heures un juge d ’instruction peut être ici. Je vais en attendant procéder à une enquête provisoire. – Est-ce moi qui dois porter la lettre ? demanda le brigadier.
– Non. Envoyez un de vos hommes, vous me serez util e ici, vous, pour contenir ces curieux et aussi pour me trouver les témoins do nt j’aurai besoin. Il faut tout laisser ici tel quel, je vais m’installer dans la p remière chambre. Un gendarme s’élança au pas de course vers la stati on de Rueil, et aussitôt le commissaire commença l’information préalable prescrite par la loi. Qui était cette veuve Lerouge, d’où était-elle, que faisait-elle, de quoi vivait-elle, et comment ? Quelles étaient ses habitudes, ses mœurs, ses fréquentations ? Lui connaissait-on des ennemis, était-elle avare, passa it-elle pour avoir de l’argent ? Voilà ce qu’il importait au commissaire de savoir.
Mais pour être nombreux, les témoins n’en étaient p as mieux informés. Les dépositions des voisins, successivement interrogés, étaient vides, incohérentes, incomplètes. Personne ne savait rien de la victime, étrangère au pays. Beaucoup de gens se présentaient, d’ailleurs, qui venaient bien moins pour donner des renseignements que pour en demander. Une jardinière qui avait été l’amie de la veuve Lerouge et une laitière chez qui elle se four nissait purent seules donner quelques renseignements assez insignifiants mais précis.
Enfin, après trois heures d’interrogatoires insuppo rtables, après avoir subi tous les on-dit du pays, recueilli les témoignages les plus contradictoires et les plus ridicules commérages, voici ce qui parut à peu près certain a u commissaire de police :
Deux ans auparavant, au commencement de 1860, la fe mme Lerouge était arrivée à Bougival avec une grande voiture de démén agement pleine de meubles, de linge et d’effets. Elle était descendue dans une auberge, manifestant l’intention de se fixer dans les environs, et aussitôt s’était mise en quête d’une maison. Ayant trouvé celle-ci à son gré, elle l’avait louée sans marchander, moyennant trois cent vingt francs payables par semestre et d’avance, mai s n’avait pas consenti à signer de bail.
La maison louée, elle s’y était installée le jour m ême et avait dépensé une centaine de francs en réparations. C’était une femm e de cinquante-quatre ou cinquante-cinq ans, bien conservée, forte, et d’une santé excellente. Nul ne savait pourquoi elle avait choisi pour s’établir un pays o ù elle ne connaissait absolument personne. On la supposait Normande, parce que souve nt, le matin, on l’avait aperçue coiffée d’un bonnet de coton. Cette coiffur e de nuit ne l’empêchait pas d’être très coquette le jour. Elle portait d’ordina ire de très jolies robes, mettait force rubans à ses bonnets, et se couvrait de bijoux comm e une chapelle. Sans doute, elle avait habité la côte, car la mer et les navire s revenaient sans cesse dans ses conversations.
Elle n’aimait pas à parler de son mari, mort, disai t-elle, dans un naufrage. Jamais à ce sujet elle n’avait donné le moindre détail. Un e fois seulement elle avait dit à la laitière devant trois personnes : « Jamais une femm e n’a été plus malheureuse que moi dans son ménage. » Une autre fois, elle avait d it : « Tout nouveau, tout beau : défunt mon homme ne m’a aimée qu’un an. »
La veuve Lerouge passait pour riche ou du moins pou r très à l’aise. Elle n’était pas avare. Elle avait prêté à une femme de la Malma ison soixante francs pour son terme et n’avait pas voulu qu’elle les lui rendît. Une autre fois, elle avait avancé deux cents francs à un pêcheur de Port-Marly. Elle aimait à bien vivre, dépensait beaucoup pour sa nourriture et faisait venir du vin par demi-pièce. Son plaisir était de traiter ses connaissances, et ses dîners étaient excellents. Si on la
complimentait d’être riche, elle ne s’en défendait pas beaucoup. On lui avait souvent entendu dire : « Je ne possède pas de rente s, mais j’ai tout ce dont j’ai besoin. Si je voulais davantage, je l’aurais. » D’ailleurs, jamais la moindre allusion à son passé, à son pays ou à sa famille, n’avait été surprise. Elle était très bavarde, mais , quand elle avait bien causé, elle n’avait rien dit que du mal de son prochain. Elle d evait pourtant avoir vu le monde et savait beaucoup de choses. Très défiante, elle se b arricadait chez elle comme dans une forteresse. Jamais elle ne sortait le soir ; on savait qu’elle s’enivrait régulièrement à son dîner et qu’elle se couchait ap rès. Rarement on avait vu des étrangers chez elle : quatre ou cinq fois une dame et un jeune homme, et une autre fois deux messieurs : un vieux très décoré et un je une. Ces derniers étaient venus dans une voiture magnifique.
En somme, on l’estimait peu. Ses propos étaient sou vent choquants et singuliers dans la bouche d’une femme de son âge. On l’avait e ntendue donner à une jeune fille les plus détestables conseils. Un charcutier de Bougival, gêné dans son commerce, lui avait cependant fait la cour. Elle l’ avait repoussé en disant que se marier une fois était suffisant. À diverses reprise s on avait vu venir des hommes chez elle. D’abord un jeune, qui avait l’air d’un e mployé du chemin de fer, puis un grand brun assez vieux, vêtu d’une blouse et qui pa raissait très méchant. On supposait que l’un et l’autre étaient ses amants. Tout en interrogeant, le commissaire résumait par é crit les dépositions, et il en était là lorsque arriva le juge d’instruction. Il a menait avec lui le chef de la police de sûreté et un de ses agents. M. Daburon, que ses amis ont vu avec une profonde s urprise donner sa démission pour aller planter ses choux au moment où se dessinait sa fortune, était alors un homme de trente-huit ans, bien fait de sa personne, sympathique malgré sa froideur, d’une physionomie douce et un peu tris te. Cette tristesse lui était restée d’une grande maladie qui deux ans auparavant avait failli l’emporter.
Juge d’instruction depuis 1859, il s’était vite acq uis une brillante réputation. Laborieux, patient, doué d’un sens subtil, il savai t avec une pénétration rare démêler l’écheveau de l’affaire la plus embrouillée , et, au milieu de mille fils, saisir le fil conducteur. Nul mieux que lui, armé d’une im placable logique, ne pouvait résoudre ces terribles problèmes où l’X est le coup able. Habile à déduire du connu à l’inconnu, il excellait à grouper les faits et à réunir en un faisceau de preuves accablantes les circonstances les plus futiles et e n apparence les plus indifférentes.
Avec tant et de si précieuses qualités, il ne parai ssait cependant pas né pour ses terribles fonctions. Il ne les exerçait qu’en frémi ssant, se défiant de l’entraînement de ses immenses pouvoirs. L’audace lui manquait pou r les coups de théâtre risqués qui font éclater la vérité.
Il avait été long à s’accoutumer à certaines pratiq ues employées sans scrupules par les plus rigoristes de ses confrères. Ainsi il lui répugnait de tromper même un prévenu et de lui tendre des pièges. On disait de l ui au parquet : « C’est un trembleur. » Le fait est qu’au seul souvenir des er reurs judiciaires connues, ses cheveux se dressaient sur sa tête. Ce qu’il lui fal lait, c’était non la conviction, non les plus probables présomptions, mais la certitude absolue. Pas de repos pour lui jusqu’au jour où l’accusé était forcé de courber le front devant l’évidence. Si bien qu’un substitut lui reprochait en riant de chercher non plus des coupables, mais des innocents.
Le chef de la police de sûreté n’était autre que le célèbre Gévrol, lequel ne manquera pas de jouer un rôle important dans les dr ames de nos neveux. C’est assurément un habile homme, mais la persévérance lu i manque et il est sujet à se laisser aveugler par une incroyable obstination. S’ il perd une piste, il ne peut consentir à l’avouer, encore moins à revenir sur se s pas. D’ailleurs, plein d’audace et de sang-froid, il est impossible à déconcerter. D’une force herculéenne cachée sous des apparences grêles, il n’a jamais hésité à affronter les plus dangereux malfaiteurs.
Mais sa spécialité, sa gloire, son triomphe, c’est une mémoire des physionomies, si prodigieuse qu’elle passe les bornes du croyable . A-t-il vu une figure cinq minutes, c’est fini, elle est casée, elle lui appar tient. Partout, en tout temps, il la reconnaîtra. Les impossibilités de lieux, les invra isemblances de circonstances, les plus incroyables déguisements ne le dérouteront pas . Cela tient, prétend-il, à ce que d’un homme il ne voit, il ne regarde que les yeux. Il reconnaît le regard sans se préoccuper des traits. L’expérience fut tentée il n’y a pas bien des mois à Poissy. On drapa dans des couvertures trois détenus, afin de déguiser leur ta ille ; on leur mit sur la face un voile épais où des trous étaient ménagés pour les y eux, et en cet état on les présenta à Gévrol. Sans la moindre hésitation il reconnut trois de ses pratiques et les nomma. Le hasard seul l’avait-il servi ? L’aide de camp de Gévrol était, ce jour-là, un anci en repris de justice réconcilié avec les lois, un gaillard habile dans son métier, fin comme l’ambre, et jaloux de son chef qu’il jugeait médiocrement fort. On le nom mait Lecoq.
Le commissaire de police, que sa responsabilité com mençait à gêner, accueillit le juge d’instruction et les deux agents comme des lib érateurs. Il exposa rapidement les faits et lut son procès-verbal.
– Vous avez fort bien procédé, monsieur, lui dit le juge, tout ceci est très net ; seulement, il est un fait que vous oubliez. – Lequel, monsieur ? demanda le commissaire. – Quel jour a-t-on vu pour la dernière fois la veuv e Lerouge, et à quelle heure ?
– J’allais y arriver, monsieur. On l’a rencontrée l e soir du Mardi gras, à cinq heures vingt minutes. Elle revenait de Bougival ave c un panier de provisions. – Monsieur le commissaire est sûr de l’heure ? inte rrogea Gévrol. – Parfaitement, et voici pourquoi : les deux témoin s dont la déposition me fixe, la femme Tellier et un tonnelier, qui demeurent ici pr ès, descendaient de l’omnibus américain qui part de Marly toutes les heures, lors qu’ils ont aperçu la veuve Lerouge dans le chemin de traverse. Ils ont pressé le pas pour la rejoindre, ont causé avec elle et ne l’ont quittée qu’à sa porte.
– Et qu’avait-elle dans son panier ? demanda le jug e d’instruction.
– Les témoins l’ignorent. Ils savent seulement qu’e lle rapportait deux bouteilles de vin cacheté et un litre d’eau-de-vie. Elle se plaig nait du mal de tête et leur dit que, bien qu’il fût d’usage de s’amuser le jour du Mardi gras, elle allait se coucher.
– Eh bien ! s’exclama le chef de la sûreté, je sais où il faut chercher.
– Vous croyez ? fit M. Daburon.
– Parbleu ! c’est assez clair. Il s’agit de trouver le grand brun, le gaillard à la blouse. L’eau-de-vie et le vin lui étaient destinés . La veuve l’attendait pour souper. Il est venu, l’aimable galant.
– Oh ! insinua le brigadier évidemment révolté, ell e était bien laide et terriblement vieille. Gévrol regarda d’un air goguenard l’honnête gendarm e. – Sachez, brigadier, dit-il, qu’une femme qui a de l’argent est toujours jeune et jolie, si cela lui convient.
– Peut-être y a-t-il là quelque chose, reprit le ju ge d’instruction ; pourtant ce n’est pas là ce qui me frappe. Ce seraient plutôt ces mot s de la veuve Lerouge : « Si je voulais davantage, je l’aurais. » – C’est aussi ce qui éveilla mon attention, appuya le commissaire. Mais Gévrol ne se donnait plus la peine d’écouter. Il tenait sa piste, il inspectait minutieusement les coins et les recoins de la pièce . Tout à coup il revint vers le commissaire. – J’y pense ! s’écria-t-il, n’est-ce pas le mardi q ue le temps a changé ?... Il gelait depuis une quinzaine et nous avons eu de l’eau. À q uelle heure la pluie a-t-elle commencé ? – À neuf heures et demie, répondit le brigadier. Je sortais de souper et j’allais faire ma tournée dans les bals, quand j’ai été pris par u ne averse vis-à-vis de la rue des Pêcheurs. En moins de dix minutes il y avait un dem i-pouce d’eau sur la chaussée.
– Très bien ! dit Gévrol. Donc, si l’homme est venu après neuf heures et demie, il devait avoir ses souliers pleins de boue... sinon, c’est qu’il est arrivé avant. On aurait dû voir cela ici, puisque le carreau est fro tté. Y avait-il des empreintes de pas, monsieur le commissaire ?
– Je dois avouer que nous ne nous en sommes pas occ upés.
– Ah ! fit le chef de la sûreté d’un ton dépité, c’est bien fâcheux.
– Attendez, reprit le commissaire, il est encore te mps d’y voir, non dans cette pièce mais dans l’autre. Nous n’y avons rien dérang é absolument. Mes pas et ceux du brigadier seraient aisés à distinguer. Voyons... Comme le commissaire ouvrait la porte de la seconde chambre, Gévrol l’arrêta. – Je demanderai à monsieur le juge, dit-il, de me p ermettre de tout bien examiner avant que personne entre, c’est important pour moi.
– Certainement, approuva M. Daburon.
Gévrol passa le premier, et tous, derrière lui, s’a rrêtèrent sur le seuil. Ainsi ils embrassaient d’un coup d’œil le théâtre du crime. Tout, ainsi que l’avait constaté le commissaire, se mblait avoir été mis sens dessus dessous par quelque furieux. Au milieu de la chambre était une table dressée. Un e nappe fine, blanche comme la neige, la recouvrait. Dessus se trouvaient un ma gnifique verre de cristal taillé, un très beau couteau et une assiette de porcelaine. Il y avait encore une bouteille de vin à peine entamée et une bouteille d’eau-de-vie d ont on avait bu la valeur de cinq à six petits verres. À droite, le long du mur, étaient appuyées deux bel les armoires de noyer à serrures ouvragées, une de chaque côté de la fenêtre. L’une et l’autre étaient vides,
et de tous côtés, sur le carreau, le contenu était éparpillé. C’étaient des hardes, du linge, des effets dépliés, secoués, froissés. Au fond, près de la cheminée, un grand placard renf ermant de la vaisselle était resté ouvert. De l’autre côté de la cheminée, un vi eux secrétaire à dessus de marbre avait été défoncé, brisé, mis en morceaux et fouillé sans doute jusque dans ses moindres rainures. La tablette arrachée pendait , retenue par une seule charnière ; les tiroirs avaient été retirés et jeté s à terre.
Enfin, à gauche, le lit avait été complètement défa it et bouleversé. La paille même de la paillasse avait été retirée. – Pas la plus légère empreinte, murmura Gévrol cont rarié ; il est arrivé avant neuf heures et demie. Nous pouvons entrer sans inconvéni ent maintenant. Il entra et marcha droit au cadavre de la veuve Ler ouge, près duquel il s’agenouilla.
– Il n’y a pas à dire, grogna-t-il, c’est propremen t fait. L’assassin n’est pas un apprenti. Puis, regardant de droite et de gauche : – Oh ! oh ! continua-t-il, la pauvre diablesse étai t en train de faire la cuisine quand on l’a frappée. Voilà sa poêle par terre, du jambon et des œufs. Le brutal n’a pas eu la patience d’attendre le dîner. Monsieur était pre ssé, il a fait le coup le ventre vide. De la sorte il ne pourra pas invoquer pour sa défen se la gaieté du dessert.
– Il est évident, disait le commissaire de police a u juge d’instruction, que le vol a été le mobile du crime. – C’est probable, répondit Gévrol d’un ton narquois , c’est même pour cela que vous n’apercevez pas sur la table le plus léger cou vert d’argent. – Tiens ! des pièces d’or dans ce tiroir ! s’exclam a Lecoq, qui furetait de son côté ; il y en a pour trois cent vingt francs.
– Par exemple ! fit Gévrol un peu déconcerté.
Mais il revint vite de son étonnement et continua :
– Il les aura oubliées. On cite plus fort que cela. J’ai vu, moi, un assassin qui, le meurtre accompli, perdit si bien la tête qu’il ne s e souvint plus de ce qu’il était venu faire et s’enfuit sans rien prendre. Notre gaillard aura été ému. Qui sait s’il n’a pas été dérangé ? On peut avoir frappé à la porte. Ce q ui me le ferait croire volontiers, c’est que le gredin n’a pas laissé brûler la bougie , il s’est donné la peine de la souffler. – Bast ! fit Lecoq, cela ne prouve rien. C’était pe ut-être un homme économe et soigneux. Les investigations des deux agents continuèrent par toute la maison, mais les plus minutieuses recherches ne leur firent rien déc ouvrir absolument, pas une pièce à conviction, pas le plus faible indice pouvant ser vir de point de repère ou de départ. Même, tous les papiers de la veuve Lerouge, si elle en possédait, avaient disparu. On ne rencontra ni une lettre, ni un chiffon de papier, rien. De temps à autre, Gévrol s’interrompait pour jurer ou pour grommeler : – Oh ! c’est crânement fait ! voilà de la besogne n uméro un. Le gredin a de la main !
– Eh bien ! messieurs ? demanda enfin le juge d’ins truction.
– Refaits, monsieur le juge, répondit Gévrol, nous sommes refaits ! Le scélérat avait bien pris toutes ses précautions. Mais je le pincerai... Avant ce soir j’aurai une douzaine d’hommes en campagne. D’ailleurs, il nous reviendra toujours. Il a emporté de l’argenterie et des bijoux, il est perdu . – Avec tout cela, fit M. Daburon, nous ne sommes pa s plus avancés que ce matin ! – Dame ! on fait ce qu’on peut, gronda Gévrol.
– Saperlotte ! dit Lecoq entre haut et bas, pourquo i le père Tirauclair n’est-il pas ici ? – Que ferait-il de plus que nous ? riposta Gévrol e n lançant un regard furieux à son subordonné. Lecoq baissa la tête et ne souffla mot, enchanté in térieurement d’avoir blessé son chef.
– Qu’est-ce que ce père Tirauclair ? demanda le jug e d’instruction ; il me semble avoir entendu ce nom-là je ne sais où.
– C’est un rude homme ! s’exclama Lecoq.
– C’est un ancien employé du Mont-de-Piété, ajouta Gévrol ; un vieux richard dont le vrai nom est Tabaret. Il fait de la police, comm e Ancelin était devenu garde du commerce, pour son plaisir. – Et augmenter ses revenus, remarqua le commissaire . – Lui ! répondit Lecoq, il n’y a pas de danger. C’e st si bien pour la gloire qu’il travaille que souvent il en est de sa poche. C’est un amusement, quoi ! Nous l’avons, là-bas, surnommé Tirauclair, à cause d’une phrase qu’il répète toujours. Ah ! il est fort, le vieux mâtin ! C’est lui qui, d ans l’affaire de la femme de ce banquier, vous savez ? a deviné que la dame s’est v olée elle-même, et qui l’a prouvé.
– C’est vrai, riposta Gévrol. C’est aussi lui qui a failli faire couper le cou à ce pauvre Derème, ce petit tailleur qu’on accusait d’a voir tué sa femme, une rien du tout, et qui était innocent... – Nous perdons notre temps, messieurs, interrompit le juge d’instruction. Et s’adressant à Lecoq :
– Allez, dit-il, me chercher le père Tabaret. J’ai beaucoup entendu parler de lui, je ne serai pas fâché de le voir à l’œuvre.
Lecoq sortit en courant. Gévrol était sérieusement humilié.
– Monsieur le juge d’instruction, commença-t-il, a bien le droit de demander les services de qui bon lui semble ; cependant... – Ne nous fâchons pas, monsieur Gévrol, interrompit M. Daburon. Ce n’est point d’hier que je vous connais, je sais ce que vous val ez ; seulement aujourd’hui, nous différons complètement d’opinion. Vous tenez absolu ment à votre homme brun, et moi je suis convaincu que vous n’êtes pas sur la vo ie. – Je crois que j’ai raison, répondit le chef de la sûreté, et j’espère bien le prouver. Je trouverai le gredin, quel qu’il soit. – Je ne demande pas mieux. – Seulement, que monsieur le juge me permette de do nner un... comment dirais-
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