Jean-Christophe
587 pages
Français

Vous pourrez modifier la taille du texte de cet ouvrage

Découvre YouScribe en t'inscrivant gratuitement

Je m'inscris

Jean-Christophe , livre ebook

-

Découvre YouScribe en t'inscrivant gratuitement

Je m'inscris
Obtenez un accès à la bibliothèque pour le consulter en ligne
En savoir plus
587 pages
Français

Vous pourrez modifier la taille du texte de cet ouvrage

Obtenez un accès à la bibliothèque pour le consulter en ligne
En savoir plus

Description

Romain Rolland (1866-1944)



"La maison était plongée dans le silence. Depuis la mort du père, tout semblait mort. Maintenant que s’était tue la voix bruyante de Melchior, on n’entendait plus, du matin au soir, que le murmure lassant du fleuve.


Christophe s’était rejeté dans un travail obstiné. Il mettait une rage muette à se punir d’avoir voulu être heureux. Aux condoléances et aux mots affectueux il ne répondait rien, raidi dans son orgueil. Il s’acharnait à ses tâches quotidiennes, et donnait ses leçons avec une attention glacée. Ses élèves qui connaissaient son malheur étaient choquées de son insensibilité. Mais ceux qui, plus âgés, avaient quelque expérience de la douleur, savaient ce que cette froideur apparente pouvait, chez un enfant, dissimuler de souffrance ; et ils avaient pitié. Il ne leur savait point gré de leur sympathie. La musique même ne lui apportait aucun soulagement. Il en faisait sans plaisir, comme un devoir. On eût dit qu’il trouvât une joie cruelle à ne plus avoir de joie à rien, ou à se le persuader, à se priver de toutes les raisons de vivre, et à vivre pourtant.


Ses deux frères, effrayés par le silence de la maison en deuil, s’étaient empressés de la fuir. Rodolphe était entré dans la maison de commerce de son oncle Théodore, et il logeait chez lui. Quant à Ernst, après avoir essayé de deux ou trois métiers, il s’était engagé sur un des bateaux du Rhin, qui font le service entre Mayence et Cologne ; et il ne reparaissait que quand il avait besoin d’argent. Christophe restait donc seul avec sa mère dans la maison trop grande ; et l’exiguïté des ressources, le paiement de certaines dettes qui s’étaient découvertes après la mort du père, les avaient décidés, quelque peine qu’ils en eussent, à chercher un autre logement plus humble et moins coûteux."



Fin du XIXe siècle : "Jean-Christophe" retrace, en 10 tomes, la vie d'un musicien et compositeur de génie allemand : Jean-Christophe Krafft. A travers ses souffrances, ses révoltes, ses amours et surtout sa musique, il cherche un sens à sa vie.


Peut-il y avoir une entente entre l'Allemagne et la France, ces deux pays si différents et ennemis ? Un espoir de réconciliation de l'humanité ?


Tome III : "L'adolescent"


Tome IV : "La révolte"

Sujets

Informations

Publié par
Nombre de lectures 0
EAN13 9782374634104
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0015€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Jean-Christophe
Tome III : L'adolescent
Tome IV : La révolte
Romain Rolland
Juillet 2019
Stéphane le Mat
La Gibecière à Mots
ISBN : 978-2-37463-410-4
Couverture : pastel de STEPH'
lagibeciereamots@sfr.fr
N° 411
L'adolescent
I
La maison Euler
La maison était plongée dans le silence. Depuis la mort du père, tout semblait mort. Maintenant que s’était tue la voix bruyante d e Melchior, on n’entendait plus, du matin au soir, que le murmure lassant du fleuve. Christophe s’était rejeté dans un travail obstiné. Il mettait une rage muette à se punir d’avoir voulu être heureux. Aux condoléances et aux mots affectueux il ne répondait rien, raidi dans son orgueil. Il s’acharn ait à ses tâches quotidiennes, et donnait ses leçons avec une attention glacée. Ses é lèves qui connaissaient son malheur étaient choquées de son insensibilité. Mais ceux qui, plus âgés, avaient quelque expérience de la douleur, savaient ce que c ette froideur apparente pouvait, chez un enfant, dissimuler de souffrance ; et ils a vaient pitié. Il ne leur savait point gré de leur sympathie. La musique même ne lui appor tait aucun soulagement. Il en faisait sans plaisir, comme un devoir. On eût dit q u’il trouvât une joie cruelle à ne plus avoir de joie à rien, ou à se le persuader, à se priver de toutes les raisons de vivre, et à vivre pourtant.
Ses deux frères, effrayés par le silence de la mais on en deuil, s’étaient empressés de la fuir. Rodolphe était entré dans la maison de commerce de son oncle Théodore, et il logeait chez lui. Quant à Ern st, après avoir essayé de deux ou trois métiers, il s’était engagé sur un des bateaux du Rhin, qui font le service entre Mayence et Cologne ; et il ne reparaissait que quan d il avait besoin d’argent. Christophe restait donc seul avec sa mère dans la m aison trop grande ; et l’exiguïté des ressources, le paiement de certaines dettes qui s’étaient découvertes après la mort du père, les avaient décidés, quelque peine qu ’ils en eussent, à chercher un autre logement plus humble et moins coûteux.
Ils trouvèrent un petit étage – deux ou trois chamb res au second d’une maison de la rue du Marché. Le quartier était bruyant, au cen tre de la ville, loin du fleuve, loin des arbres et de tous les lieux familiers. Mais il fallait consulter la raison, et non le sentiment ; Christophe avait là une belle occasion de satisfaire à son besoin chagrin de mortification. D’ailleurs, le propriétaire de la maison, le vieux greffier Euler, était un ami de grand-père, il connaissait la famille : c ’était assez pour décider Louisa, perdue dans sa maison vide, et irrésistiblement att irée vers ceux qui gardaient le souvenir des êtres qu’elle avait aimés.
Ils se préparèrent au départ. Ils savourèrent longu ement l’amère mélancolie des derniers jours passés au foyer triste et cher que l ’on quitte pour jamais. Ils osaient à peine échanger leur douleur ; ils en avaient honte ou peur. Chacun pensait qu’il ne devait pas montrer sa faiblesse à l’autre. À table, tous deux seuls dans une lugubre pièce aux volets demi-clos, ils n’osaient pas éleve r la voix, ils se hâtaient de manger et évitaient de se regarder, par crainte de ne pouvoir cacher leur trouble. Ils se séparaient aussitôt après. Christophe retournait à ses affaires ; mais, dès qu’il avait un instant de liberté, il revenait, il s’intr oduisait en cachette chez lui, il montait sur la pointe des pieds dans sa chambre ou au greni er. Alors il fermait la porte, il s’asseyait dans un coin, sur une vieille malle, ou sur le rebord de la fenêtre, et il restait sans penser, se remplissant du bourdonnemen t indéfinissable de la vieille
maison qui tressaillait au moindre pas. Son cœur tr emblait comme elle. Il épiait anxieusement les souffles du dedans et du dehors, l es craquements du plancher, les bruits imperceptibles et familiers : il les rec onnaissait tous. Il perdait conscience, sa pensée était envahie par les images du passé ; i l ne sortait de son engourdissement qu’au son de l’horloge de Saint-Mar tin, qui lui rappelait qu’il était temps de repartir.
À l’étage au-dessous, le pas de Louisa allait et ve nait doucement. Pendant des heures, on ne l’entendait plus ; elle ne faisait au cun bruit. Christophe tendait l’oreille. Il descendait, un peu inquiet, comme on le reste longtemps, après un grand malheur. Il entrouvrait la porte : Louisa lui tourn ait le dos ; elle était assise devant un placard, au milieu d’un fouillis de choses : des ch iffons, de vieux effets, des objets dépareillés, des souvenirs qu’elle avait sortis, so us prétexte de les ranger. Mais la force lui manquait : chacun lui rappelait quelque c hose ; elle le tournait et le retournait ; et elle se mettait à rêver ; l’objet s ’échappait de ses mains ; elle restait, des heures, les bras pendants, affaissée sur sa cha ise et perdue dans une torpeur douloureuse.
La pauvre Louisa vivait maintenant la meilleure par tie de ses jours dans le passé – ce triste passé, qui avait été pour elle bien ava re de joie ; mais elle était si habituée à souffrir qu’elle conservait la gratitude des moindres bienfaits rendus, et que les pâles lueurs qui brillaient de loin en loin dans sa vie suffisaient à l’illuminer. Tout le mal que lui avait fait Melchior était oubli é, elle ne se souvenait que du bien. L’histoire de son mariage avait été le grand roman de sa vie. Si Melchior y avait été entraîné par un caprice, dont il s’était vite repen ti, c’était de tout son cœur qu’elle s’était donnée ; elle s’était crue aimée, comme ell e aimait ; et elle en avait gardé à Melchior une reconnaissance attendrie. Ce qu’il éta it devenu, par la suite, elle ne cherchait pas à le comprendre. Incapable de voir la réalité comme elle est, elle savait seulement la supporter comme elle est, en hu mble et brave femme, qui n’a pas besoin de comprendre la vie, pour vivre. Ce qu’ elle ne s’expliquait pas, elle s’en remettait à Dieu de l’expliquer. Par une piété sing ulière, elle prêtait à Dieu la responsabilité des injustices qu’elle avait pu souf frir de Melchior et des autres, n’attribuant à ceux-ci que le bien qu’elle en avait reçu. Aussi cette existence de misère ne lui avait laissé aucun souvenir amer. Ell e se sentait seulement usée – chétive créature – par ces années de privations et de fatigues ; et maintenant que Melchior n’était plus là, maintenant que deux de se s fils s’étaient envolés du foyer, et que le troisième semblait pouvoir se passer d’el le, elle avait perdu tout courage pour agir ; elle était lasse, somnolente, sa volont é était engourdie. Elle traversait une de ces crises de neurasthénie, qui frappent sou vent, au déclin de la vie, les personnes laborieuses, quand un coup imprévu leur e nlève toute raison de travailler. Elle n’avait plus le courage de finir l e bas qu’elle tricotait, de ranger le tiroir où elle cherchait, de se lever pour fermer la fenêt re : elle restait assise, la pensée vide, sans force, – que pour se souvenir. Elle avai t conscience de sa déchéance, et elle en rougissait ; elle s’efforçait de la cacher à son fils ; et Christophe, absorbé par l’égoïsme de sa propre peine, n’avait rien remarqué . Sans doute, il avait des impatiences secrètes contre les lenteurs de sa mère , maintenant, à parler, à faire les moindres choses ; mais, si différentes que fuss ent ces façons de son activité accoutumée, il ne s’en était pas préoccupé.
Il en fut frappé, pour la première fois, un jour qu ’il la surprit, au milieu de ses chiffons répandus sur le parquet, entassés à ses pi eds, remplissant ses mains et couvrant ses genoux. Elle avait le cou tendu, la tê te penchée en avant, le visage
rigide. En l’entendant entrer, elle eut un tressail lement ; une rougeur monta à ses joues blanches ; d’un mouvement instinctif, elle s’ efforça de cacher les objets qu’elle tenait, et elle balbutia, avec un sourire g êné : « Tu vois, je rangeais... »
Il eut la sensation poignante de cette pauvre âme é chouée parmi les reliques de son passé, et il fut saisi de compassion. Pourtant il prit un ton un peu brusque et grondeur, afin de l’arracher à son apathie :
« Allons, maman, allons, il ne faut pas rester ains i, au milieu de cette poussière, dans cette chambre fermée ! Cela fait du mal. Il fa ut se secouer, il faut en finir avec ces rangements.
– Oui », dit-elle docilement.
Elle essaya de se lever, pour remettre les objets d ans le tiroir. Mais elle se rassit aussitôt, laissant tomber avec découragement ce qu’ elle avait pris.
« Je ne peux pas, je ne peux pas, gémit-elle, je n’ en viendrai jamais à bout ! »
Il fut effrayé. Il se pencha sur elle, il lui cares sa le front avec ses mains. « Voyons, maman, qu’est-ce que tu as ? dit-il. Veux -tu que je t’aide ? Est-ce que tu es malade ? » Elle ne répondit pas. Elle avait une sorte de sangl ot intérieur. Il lui prit les mains, il se mit à genoux devant elle, pour mieux la voir dan s la demi-ombre de la chambre.
« Maman ! » dit-il, inquiet. Louisa, le front appuyé sur son épaule, s’abandonna à une crise de larmes. « Mon petit, répétait-elle, en se serrant contre lu i, mon petit !... Tu ne me quitteras pas ? Promets-moi, tu ne me quitteras pas ? »
Il avait le cœur déchiré de pitié : « Mais non, maman, je ne te quitterai pas. Qu’est-c e que c’est que cette idée ? – Je suis si malheureuse ! Ils m’ont tous quitté, tous... » Elle montrait les objets qui l’entouraient, et l’on ne savait si elle parlait d’eux, ou de ses fils et de ses morts. « Tu resteras avec moi ? Tu ne me quitteras pas ?... Qu’est-ce que je deviendrais, si tu t’en allais aussi ? – Je ne m’en irai pas. Nous resterons ensemble. Ne pleure plus. Je te le promets. » Elle continuait à pleurer, sans pouvoir s’arrêter. Il lui essuya les yeux avec son mouchoir. « Qu’as-tu, chère maman ? Tu souffres ? – Je ne sais pas, je ne sais pas ce que j’ai. » Elle faisait un effort pour se calmer et sourire.
« J’ai beau me raisonner : pour un rien, je me reme ts à pleurer... Tiens, tu vois, je recommence... Pardonne-moi. Je suis bête. Je suis v ieille. Je n’ai plus de force. Je n’ai plus de goût à rien. Je ne suis plus bonne à rien. Je voudrais être enterrée avec tout cela... »
Il la pressait contre son cœur, comme un enfant. « Ne te tourmente pas, repose-toi, ne pense plus... »
Elle s’apaisait peu à peu.
« C’est absurde, j’ai honte... Mais, qu’est-ce que j’ai ? Qu’est-ce que j’ai ? »
Cette vieille travailleuse ne parvenait pas à compr endre pourquoi sa force s’était tout à coup rompue ; et elle en était humiliée. Il feignit de ne pas s’en apercevoir.
« Un peu de fatigue, maman, dit-il, tâchant de pren dre un ton indifférent. Cela ne sera rien, tu verras... » Mais il était inquiet aussi. Depuis l’enfance, il é tait habitué à la voir vaillante, résignée, silencieusement résistante à toutes les é preuves. Et cet abattement lui faisait peur. Il l’aida à ranger les affaires éparses sur le plan cher. De temps en temps, elle s’attardait à un objet ; mais il le lui prenait des mains doucement, et elle le laissait faire.
-oOo-
À partir de ce jour, il s’obligea à rester davantag e avec elle. Dès qu’il avait fini sa tâche, au lieu de s’enfermer chez lui, il venait la rejoindre. Il sentait combien elle était seule, et qu’elle n’était pas assez forte pou r l’être : il y avait danger à la laisser.
Il s’asseyait à côté d’elle, le soir, près de la fe nêtre ouverte qui donnait sur la route. La campagne s’éteignait peu à peu. Les gens rentraient à leur foyer. Les petites lumières s’allumaient dans les maisons, au loin. Ils avaient vu cela mille fois. Mais bientôt, ils ne le verraient plus. Ils échange aient des mots entrecoupés. Ils se faisaient mutuellement remarquer les moindres incid ents connus, prévus, de la soirée, avec un intérêt toujours renouvelé. Ils se taisaient longuement. Louisa rappelait, sans raison apparente, un souvenir, une histoire décousue, qui lui passait par la tête. Sa langue se déliait un peu, maintenan t qu’elle sentait auprès d’elle un cœur aimant. Elle faisait effort pour parler. Cela lui était difficile : car elle avait pris l’habitude de rester à l’écart des siens ; elle reg ardait ses fils et son mari comme trop intelligents, pour causer avec elle ; elle n’o sait pas se mêler à leur conversation. La pieuse sollicitude de Christophe l ui était chose nouvelle et infiniment douce, mais qui l’intimidait. Elle cherc hait ses mots, elle avait peine à s’exprimer ; ses phrases restaient inachevées, obsc ures. Parfois, elle avait honte ce qu’elle disait ; elle regardait son fils, et s’arrê tait au milieu d’une histoire. Mais il lui serrait la main : elle se sentait rassurée. Il étai t pénétré d’amour et de pitié pour cette âme enfantine et maternelle, où il s’était bl otti, quand il était enfant, et qui cherchait en lui maintenant un appui. Et il prenait un plaisir mélancolique à ces petits bavardages sans intérêt pour tout autre que pour lui, à ces souvenirs insignifiants d’une vie toujours médiocre et sans j oie, mais qui semblaient à Louisa d’un prix infini. Il cherchait quelquefois à l’inte rrompre ; il craignait que ces souvenirs ne l’attristassent encore, il l’engageait à se coucher. Elle comprenait son intention, et elle lui disait, avec des yeux reconn aissants :
« Non, je t’assure, cela me fait du bien ; restons encore un peu. »
Ils restaient jusqu’à ce que la nuit fût avancée, e t le quartier endormi. Alors, ils se disaient bonsoir, elle, un peu soulagée de s’être d échargée d’une partie de ses pensées, lui, le cœur gros de ce fardeau nouveau. Le jour du départ arrivait. La veille, ils restèren t plus longtemps que d’habitude
dans la chambre sans lumière. Ils ne se parlaient p as. De temps en temps, Louisa gémissait : « Ah ! mon Dieu ! » Christophe tâchait d’occuper son attention des mille petits détails du déménagement du lendemain. Elle n e voulait pas se coucher. Il l’y obligea affectueusement. Mais lui-même, remonté dan s sa chambre, ne se coucha pas avant longtemps. Penché à la fenêtre, il s’effo rçait de percer l’obscurité, de voir une dernière fois les ténèbres mouvantes du fleuve, au pied de la maison. Il entendait le vent dans les grands arbres du jardin de Minna. Le ciel était noir. Nul passant dans la rue. Une pluie froide commençait à tomber. Les girouettes grinçaient. Dans une maison voisine, un enfant pleu rait. La nuit pesait sur la terre, d’une tristesse écrasante. Les heures monotones, le s demies et les quarts au timbre fêlé, s’égouttaient dans le silence morne, q ue ponctuait le bruit de la pluie sur les toits.
Comme Christophe se décidait enfin à se coucher, le cœur transi, il entendit la fenêtre au-dessous qui se fermait. Et, dans son lit , il pensa qu’il est cruel pour les pauvres gens de s’attacher au passé : car ils n’ont pas le droit d’avoir, comme les riches, un passé ; ils n’ont pas de maison, pas un coin sur la terre où ils puissent abriter leurs souvenirs : leurs joies, leurs peines , tous leurs jours sont dispersés au vent.
-oOo-
Le lendemain, ils transportèrent, sous la pluie bat tante, leur pauvre mobilier dans le nouveau logis. Fischer, le vieux tapissier, leur avait prêté une charrette et son petit cheval ; et il vint leur donner un coup de ma in. Mais ils ne purent emporter tous les meubles ; car l’appartement où ils allaient éta it beaucoup plus étroit que l’ancien. Christophe dut décider sa mère à laisser les plus vieux et les plus inutiles. Ce ne fut pas sans peine ; les moindres avaient du prix pour elle : une table boiteuse, une chaise brisée, elle ne voulait rien s acrifier. Il fallut que Fischer, fort de l’autorité que lui donnait sa vieille amitié avec g rand-père, joignît sa voix grondeuse à celle de Christophe, et même que, bonhomme, et co mprenant sa peine, il promit de lui conserver en dépôt quelques-uns de ces préci eux débris pour le jour où elle pourrait les reprendre. Alors elle consentit à s’en séparer, avec déchirement.
Les deux frères avaient été prévenus du déménagemen t, mais Ernst était venu dire, la veille, qu’il ne pourrait être là, et Rodo lphe ne parut qu’un moment, vers midi ; il regarda charger les meubles, donna quelqu es conseils, et partit d’un air affairé.
Le cortège se mit en marche par les rues boueuses. Christophe tenait la bride du cheval qui glissait sur les pavés gluants. Louisa, marchant à côté de son fils, tâchait de l’abriter de la pluie. Ce fut ensuite la lugubre installation dans l’appartement humide, rendu plus sombre encore par les reflets bl afards du ciel bas. Ils n’eussent pas résisté au découragement qui les oppressait, sa ns les attentions de leurs hôtes. Mais, la voiture étant partie et leurs meubles enta ssés pêle-mêle dans la chambre, comme la nuit tombait, Christophe et Louisa, harass és, affalés l’un sur une caisse, l’autre sur un sac, entendirent une petite toux sèc he dans l’escalier : on frappa à leur porte. Le vieux Euler entra. Il s’excusa cérém onieusement de déranger ses chers hôtes ; il ajouta que, pour fêter le premier soir de cette heureuse arrivée, il espérait qu’ils voudraient bien souper en famille a vec eux. Louisa, enfoncée dans sa tristesse, voulait refuser. Christophe n’était p as très tenté non plus par cette
réunion familiale ; mais le vieux insista, et Chris tophe, songeant qu’il était mieux pour sa mère de ne point passer cette première soir ée dans la nouvelle maison, seule avec ses pensées, la força à accepter. Ils descendirent à l’étage au-dessous, où ils trouv èrent toute la famille réunie : le vieux, sa fille, son gendre Vogel, et ses petits-en fants, un garçon et une fille, un peu moins âgés que Christophe. Tous s’empressèrent auto ur d’eux, leur souhaitant la bienvenue, s’informant s’ils étaient fatigués, s’il s étaient contents de leurs chambres, s’ils n’avaient besoin de rien, leur posa nt dix questions, auxquelles Christophe ahuri ne comprenait rien ; car ils parla ient tous à la fois. La soupe était déjà servie : ils se mirent à table. Mais le bruit continua. Amalia, la fille de Euler, avait entrepris aussitôt de mettre Louisa au couran t de toutes les particularités locales, de la topographie du quartier, des habitud es et des avantages de la maison, de l’heure où passait le laitier, de l’heur e où elle se levait, des divers fournisseurs et des prix qu’elle payait. Elle ne la lâchait point, qu’elle n’eût tout expliqué. Louisa, assoupie, s’efforçait de témoigne r de l’intérêt à ces renseignements ; mais les remarques qu’elle se hasa rdait à faire témoignaient qu’elle n’avait rien compris, et provoquaient, avec les exclamations indignées d’Amalia, un redoublement d’informations. Le vieux greffier Euler expliquait à Christophe les difficultés de la carrière musicale. L’autre voisine de Christophe, Rosa, la fille d’Amalia, parlait sans s’arrêter, de puis le commencement du repas, avec une telle volubilité qu’elle n’avait pas le te mps de respirer : elle perdait haleine au milieu d’une phrase ; mais elle reprenait aussit ôt. Vogel, morne, se plaignait de ce qu’il mangeait. Et c’étaient à ce sujet des disc ussions passionnées. Amalia, Euler, la petite, interrompaient leurs discours pou r prendre part au débat ; et il s’élevait des controverses sans fin sur la question de savoir s’il y avait trop de sel dans le ragoût, ou pas assez : ils se prenaient à t émoin les uns les autres ; et pas un avis n’était semblable à l’autre. Chacun méprisa it le goût de son voisin, et croyait le sien seul raisonnable et sain. On aurait pu disc uter là-dessus jusqu’au Jugement Dernier.
Mais, à la fin, tous s’entendirent pour gémir en co mmun sur la méchanceté des temps. Ils s’apitoyèrent affectueusement sur les ch agrins de Louisa et de Christophe, dont ils louèrent, en termes qui le tou chèrent, la conduite courageuse. Ils se complurent à rappeler non seulement les malh eurs de leurs hôtes, mais les leurs, et ceux de tous leurs amis et de tous ceux q u’ils connaissaient ; et ils tombèrent d’accord que les bons étaient toujours ma lheureux, et qu’il n’y avait de joie que pour les égoïstes et les malhonnêtes gens. Ils conclurent que la vie était triste, qu’elle ne servait à rien, et qu’il vaudrai t beaucoup mieux être mort, si ce n’était la volonté de Dieu, sans doute, qu’on vécût pour souffrir. Comme ces idées se rapprochaient du pessimisme actuel de Christophe , il en conçut plus d’estime pour ses hôtes, et ferma les yeux sur leurs petits travers.
Quand il remonta avec sa mère dans la chambre en dé sordre, ils se sentirent tristes et las, mais un peu moins seuls ; et tandis que Christophe, les yeux ouverts dans la nuit, ne pouvant dormir à cause de sa fatig ue et du bruit du quartier, écoutait les lourdes voitures qui ébranlaient les m urs, et les souffles de la famille endormie à l’étage au-dessous, il tâchait de se per suader qu’il serait, sinon heureux, moins malheureux ici, au milieu de ces bra ves gens – à vrai dire, un peu ennuyeux – mais qui souffraient des mêmes maux que lui, qui semblaient le comprendre, et qu’il croyait comprendre.
Mais s’étant à la fin assoupi, il fut désagréableme nt réveillé dès l’aube par les voix des voisins qui commençaient à discuter, et par le grincement de la pompe qu’une main rageuse faisait marcher, pour procéder ensuite au lavage à grande eau de la cour et de l’escalier.
-oOo-
Justus Euler était un petit vieillard voûté, aux ye ux inquiets et moroses, une figure rouge, plissée, bossuée, la mâchoire édentée, et un e barbe mal soignée, qu’il ne cessait de tourmenter avec ses mains. Très brave ho mme, un peu prud’homme, profondément moral, il s’entendait assez bien avec grand-père. On prétendait qu’il lui ressemblait. Et, en vérité, il était de la même génération et élevé dans les mêmes principes ; mais il lui manquait la forte vie physique de Jean-Michel : c’est-à-dire que, tout en pensant comme lui sur une quant ité de points, au fond il ne lui ressemblait guère ; car ce qui fait les hommes, c’e st le tempérament, bien plus que les idées ; et quelles que soient les divisions, fa ctices ou réelles, que l’intelligence a mises entre eux, la grande division de l’humanité e st celle des gens bien portants et de ceux qui ne le sont point. Le vieux Euler n’étai t pas des premiers. Il parlait de morale, comme grand-père ; mais sa morale n’était p as la même que celle de grand-père ; elle n’avait pas son estomac, ses poum ons, et sa face joviale. Tout chez lui et les siens était bâti sur un plan plus p arcimonieux et plus étriqué. Quarante ans fonctionnaire, maintenant retraité, il souffrait de cette tristesse de l’inaction, si lourde chez les vieillards qui ne se sont pas ménagé pour leurs dernières années la ressource d’une vie intérieure. Toutes ses habitudes naturelles ou acquises, toutes celles de son métier lui avaien t donné quelque chose de méticuleux et de chagrin, qui se retrouvait à quelq ue degré chez chacun de ses enfants.
Son gendre, Vogel, employé à la chancellerie du pal ais, avait une cinquantaine d’années. Grand, fort, tout à fait chauve, des lune ttes d’or collées aux tempes, et d’assez bonne mine, il se croyait malade, et sans d oute l’était, bien qu’il n’eût évidemment pas tous les maux qu’il se prêtait, mais l’esprit aigri par la niaiserie de son métier, et le corps un peu ruiné par sa vie séd entaire. Très laborieux d’ailleurs, non sans mérite, ayant même une certaine culture, i l était victime de l’absurde vie moderne, et comme beaucoup d’employés enchaînés à l eurs bureaux, succombait au démon de l’hypocondrie. Un de ces malheureux, qu e Goethe appelait «ein trauriger ungriechischer Hypochondrist– « un hypocondre morose et pas du tout » grec » –, qu’il plaignait, mais qu’il avait bien so in de fuir.
Amalia n’usait ni de l’un ni de l’autre système. Ro buste, bruyante et active, elle ne s’apitoyait pas sur les jérémiades de son mari ; el le le secouait rudement. Mais à vivre toujours ensemble, nulle force ne résiste ; e t quand, dans un ménage, l’un des deux est neurasthénique, il y a de grandes chances pour que, quelques années après, ils le soient tous les deux. Amalia avait be au crier contre Vogel : l’instant d’après, elle gémissait plus fort que lui ; et saut ant sans transition des rebuffades aux lamentations, elle ne lui faisait aucun bien ; elle décuplait au contraire son mal, en donnant à des niaiseries un retentissement assou rdissant. Elle finissait non seulement par achever d’accabler le malheureux Voge l, épouvanté des proportions que prenaient ses plaintes répercutées par cet écho , mais par s’accabler elle-même. À son tour, elle prenait l’habitude de gémir sans raison sur sa solide santé,
  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents