Histoires extraordinaires
424 pages
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Histoires extraordinaires , livre ebook

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Description

Edgar Allan Poe (1809-1849)


"Histoires extraordinaires" est formé de 13 nouvelles précédées d'une étude, écrite par Charles Baudelaire, sur la vie et les oeuvres d'Edgar Allan Poe.


Quelques énigmes, un trésor à chercher, des récits de voyages aériens, du spiritisme et une certaine obsession de la mort...


Charles Baudelaire fut le premier traducteur français d' "Histoires extraordinaires" et celui qui a le mieux compris la pensée d'Edgar Allan Poe.

Informations

Publié par
Nombre de lectures 27
EAN13 9782374630250
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0015€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Histoires extraordinaires
Edgar Allan Poe
Traduction : Charles Baudelaire
Juillet 2015
Stéphane le Mat
La Gibecière à Mots
ISBN : 978-2-37463-025-0
Couverture : pastel de STEPH'
lagibeciereamots@sfr.fr
N° 26
CETTE TRADUCTION EST DEDIEE
A MARIA CLEMM
A LA MERE ENTHOUSIASTE ET DEVOUEE
A CELLE POUR QUI LE POETE A ECRIT CES VERS
Parce que je sens que, là-haut dans les Cieux,
Les Anges, quand ils se parlent doucement à l'oreil le, Ne trouvent pas, parmi leurs termes brûlants d'amou r, D'expression plus fervente que celle demère,
Je vous ai dès longtemps justement appelée de ce grand nom,
Vous qui êtes plus qu'une mère pour moi Et remplissez le sanctuaire de mon cœur où la Mort vous a installée En affranchissant l'âme de ma Virginia.
Ma mère, ma propre mère, qui mourut de bonne heure,
N'était quemamère, à moi ; mais vous,
Vous êtes la mère de celle que j'aimais si tendreme nt, Et ainsi vous m'êtes plus chère que la mère que j'a i connue De tout un infini, – juste comme ma femme
Etait plus chère à mon âme que celle-ci à sa propre essence. C. B.
Edgar Poe, sa vie et ses œuvres
...Quelque maître malheureux à qui l'inexorable Fatalité a donné une chasse acharnée, toujours plus acharnée, jusqu'à ce que se s chants n'aient plus qu'un unique refrain, jusqu'à ce que les chants funèbres de son Espérance aient adopté ce mélancolique refrain : « Jamais ! Jamais plus ! »
EDGAR POE.—Le Corbeau. Sur son trône d'airain le Destin, qui s'en raille,
Imbibe leur éponge avec du fiel amer, Et la nécessité les tord dans sa tenaille. THÉOPHILE GAUTIER.—Ténèbres.
I Dans ces derniers temps, un malheureux fut amené de vant nos tribunaux, dont le front était illustré d'un rare et singulier tatouag e :Pas de chance !Il portait ainsi au-dessus de ses yeux l'étiquette de sa vie, comme un livre son titre, et l'interrogatoire prouve que ce bizarre écriteau était cruellement vé ridique. Il y a, dans l'histoire littéraire, des destinées analogues, de vraies damn ations, – des hommes qui portent le motguignon écrit en caractères mystérieux dans les plis sinue ux de leur front. L'Ange aveugle de l'expiation s'est emparé d 'eux et les fouette à tour de bras pour l'édification des autres. En vain leur vie mon tre-t-elle des talents, des vertus, de la grâce ; la Société a pour eux un anathème spé cial, et accuse en eux les infirmités que sa persécution leur a données. – Que ne fit pas Hoffmann pour désarmer la destinée, et que n'entreprit pas Balzac pour conjurer la fortune ? – Existe-t-il donc une Providence diabolique qui prép are le malheur dès le berceau, – qui jette avecpréméditationdes natures spirituelles et angéliques dans des mi lieux hostiles, comme des martyrs dans les cirques ? Y a- t-il donc des âmessacrées, vouées à l'autel, condamnées à marcher à la mort et à la gloire à travers leurs propres ruines ? Le cauchemar desTénèbresassiégera-t-il éternellement ces âmes de choix ? Vainement elles se débattent, vainement elles se ferment au monde, à ses prévoyances, à ses ruses ; elles perfectionnero nt la prudence, boucheront toutes les issues, matelasseront les fenêtres contr e les projectiles du hasard ; mais le Diable entrera par la serrure ; une perfection s era le défaut de leur cuirasse, et une qualité superlative le germe de leur damnation. L'aigle, pour le briser, du haut du firmament, Sur leur front découvert, lâchera la tortue, Car ils doivent périr inévitablement. Leur destinée est écrite dans toute leur constituti on, elle brille d'un éclat sinistre dans leurs regards et dans leurs gestes, elle circu le dans leurs artères avec chacun de leurs globules sanguins.
Un écrivain célèbre de notre temps a écrit un livre pour démontrer que le poète ne pouvait trouver une bonne place ni dans une société démocratique ni dans une aristocratique, pas plus dans une république que da ns une monarchie absolue ou tempérée. Qui donc a su lui répondre péremptoiremen t ? J'apporte aujourd'hui une nouvelle légende à l'appui de sa thèse, j'ajoute un saint nouveau au martyrologe : j'ai à écrire l'histoire d'un de ces illustres malh eureux, trop riche de poésie et de passion, qui est venu, après tant d'autres, faire e n ce bas monde le rude apprentissage du génie chez les âmes inférieures.
Lamentable tragédie que la vie d'Edgar Poe ! Sa mor t, dénoûment horrible dont l'horreur est accrue par la trivialité ! – De tous les documents que j'ai lus est résultée pour moi la conviction que les Etats-Unis ne furent pour Poe qu'une vaste prison qu'il parcourait avec l'agitation fiévreuse d'un êt re fait pour respirer dans un monde plus arômal, – qu'une grande barbarie éclairée au g az, – et que sa vie intérieure, spirituelle, de poète ou même d'ivrogne, n'était qu 'un effort perpétuel pour échapper à l'influence de cette atmosphère antipathique. Imp itoyable dictature que celle de l'opinion dans les sociétés démocratiques ; n'implo rez d'elle ni charité, ni indulgence, ni élasticité quelconque dans l'applica tion de ses lois aux cas multiples et complexes de la vie morale. On dirait que de l'a mour impie de la liberté est née une tyrannie nouvelle, la tyrannie des bêtes, ou zo ocratie, qui par son insensibilité féroce ressemble à l'idole de Jaggernaut. – Un biog raphe nous dira gravement – il est bien intentionné, le brave homme, – que Poe, s' il avait voulu régulariser son génie et appliquer ses facultés créatrices d'une ma nière plus appropriée au sol américain, aurait pu devenir un auteur à argent,a money making author; –un autre, – un naïf cynique, celui-là, – que, quelque beau que soit le génie de Poe, il eût mieux valu pour lui n'avoir que du talent, le t alent s'escomptant toujours plus facilement que le génie. Un autre, qui a dirigé des journaux et des revues, un ami du poète, avoue qu'il était difficile de l'employer et qu'on était obligé de le payer moins que d'autres, parce qu'il écrivait dans un st yle trop au-dessus du vulgaire. Quelle odeur de magasin !comme disait Joseph de Maistre.
Quelques-uns ont osé davantage, et, unissant l'inte lligence la plus lourde de son génie à la férocité de l'hypocrisie bourgeoise, l'o nt insulté à l'envi ; et, après sa soudaine disparition, ils ont rudement morigéné ce cadavre, – particulièrement M. Rufus Griswold, qui, pour rappeler ici l'expression vengeresse de M. George Graham, a commis alors une immortelle infamie. Poe, éprouvant peut-être le sinistre pressentiment d'une fin subite, avait désigné MM. G riswold et Willis pour mettre ses œuvres en ordre, écrire sa vie et restaurer sa mémo ire. Ce pédagogue-vampire a diffamé longuement son ami dans un énorme article, plat et haineux, juste en tête de l'édition posthume de ses œuvres. – Il n'existe donc pas en Amérique d'ordonnance qui interdise aux chiens l'entrée des cimetières ? – Quant à M. Willis, il a prouvé, au contraire, que la bienveillance et la décence marchaient toujours avec le véritable esprit, et que la charité envers nos confrères, qui est un devoir moral, était aussi un des commandements du goût.
Causez de Poe avec un Américain, il avouera peut-êt re son génie, peut-être même s'en montrera-t-il fier ; mais, avec un ton sa rdonique supérieur qui sent son homme positif, il vous parlera de la vie débraillée du poète, de son haleine alcoolisée qui aurait pris feu à la flamme d'une ch andelle, de ses habitudes vagabondes ; il vous dira que c'était un être errat ique et hétéroclite, une planète désorbitée, qu'il roulait sans cesse de Baltimore à New-York, de New-York à Philadelphie, de Philadelphie à Boston, de Boston à Baltimore, de Baltimore à
Richmond. Et si, le cœur ému par ces préludes d'une histoire navrante, vous donnez à entendre que l'individu n'est peut-être pa s seul coupable et qu'il doit être difficile de penser et d'écrire commodément dans un pays où il y a des millions de souverains, un pays sans capitale à proprement parl er, et sans aristocratie, – alors vous verrez ses yeux s'agrandir et jeter des éclair s, la bave du patriotisme souffrant lui monter aux lèvres, et l'Amérique, par sa bouche , lancer des injures à l'Europe, sa vieille mère, et à la philosophie des anciens jours .
Je répète que pour moi la persuasion s'est faite qu 'Edgar Poe et sa patrie n'étaient pas de niveau. Les Etats-Unis sont un pays gigantes que et enfant, naturellement jaloux du vieux continent. Fier de son développemen t matériel, anormal et presque monstrueux, ce nouveau venu dans l'histoire a une f oi naïve dans la toute-puissance de l'industrie ; il est convaincu, comme quelques malheureux parmi nous, qu'elle finira par manger le Diable. Le temps et l' argent ont là-bas une valeur si grande ! L'activité matérielle, exagérée jusqu'aux proportions d'une manie nationale, laisse dans les esprits bien peu de place pour les choses qui ne sont pas de la terre. Poe, qui était de bonne souche, et qui d'ail leurs professait que le grand malheur de son pays était de n'avoir pas d'aristocratie de race, attendu, disait-il, que chez un peuple sans aristocratie le culte du Beau n e peut que se corrompre, s'amoindrir et disparaître, – qui accusait chez ses concitoyens, jusque dans leur luxe emphatique et coûteux, sous les symptômes du m auvais goût caractéristique des parvenus, – qui considérait le Progrès, la gran de idée moderne, comme une extase de gobe-mouches, et qui appelait lesperfectionnements de l'habitacle humain des cicatrices et des abominations rectangul aires, – Poe était là-bas un cerveau singulièrement solitaire. Il ne croyait qu' à l'immuable, à l'éternel, au selfsameé amoureuse d'elle-même !, et il jouissait – cruel privilège dans une sociét – de ce grand bon sens à la Machiavel qui marche de vant le sage, comme une colonne lumineuse, à travers le désert de l'histoir e. – Qu'eût-il pensé, qu'eût-il écrit, l'infortuné, s'il avait entendu la théologienne du sentiment supprimer l'Enfer par amitié pour le genre humain, le philosophe du chiff re proposer un système d'assurances, une souscription à un sou par tête po ur la suppression de la guerre, – et l'abolition de la peine de mort et de l'orthogra phe, ces deux folies corrélatives ! – et tant d'autres malades qui écrivent,l'oreille inclinée au vent, des fantaisies giratoires aussi flatueuses que l'élément qui les l eur dicte ? – Si vous ajoutez à cette vision impeccable du vrai, véritable infirmit é dans de certaines circonstances, une délicatesse exquise de sens qu'une note fausse torturait, une finesse de goût que tout, excepté l'exacte proportion, révoltait, u n amour insatiable du Beau, qui avait pris la puissance d'une passion morbide, vous ne vous étonnerez pas que pour un pareil homme la vie soit devenue un enfer, et qu'il ait mal fini ; vous admirerez qu'il ait pudureraussi longtemps.
II
La famille de Poe était une des plus respectables d e Baltimore. Son grand-père maternel avait servi commequarter-master-general dans la guerre de l'Indépendance, et La Fayette l'avait en haute esti me et amitié. Celui-ci, lors de son dernier voyage aux Etats-Unis, voulut voir la veuve du général et lui témoigner sa gratitude pour les services que lui avait rendus so n mari. Le bisaïeul avait épousé une fille de l'amiral anglais Mac Bride, qui était allié avec les plus nobles maisons d'Angleterre. David Poe, père d'Edgar et fils du gé néral, s'éprit violemment d'une actrice anglaise, Elisabeth Arnold, célèbre par sa beauté ; il s'enfuit avec elle et l'épousa. Pour mêler plus intimement sa destinée à la sienne, il se fit comédien et parut avec sa femme sur différents théâtres, dans l es principales villes de l'Union. Les deux époux moururent à Richmond, presque en mêm e temps, laissant dans l'abandon et le dénûment le plus complet trois enfa nts en bas âge, dont Edgar.
Edgar Poe était né à Baltimore, en 1813. – C'est d' après son propre dire que je donne cette date, car il a réclamé contre l'affirma tion de Griswold, qui place sa naissance en 1811. – Si jamais l'esprit de roman, p our me servir d'une expression de notre poète, a présidé à une naissance, – esprit sinistre et orageux ! – certes, il présida à la sienne. Poe fut véritablement l'enfant de la passion et de l'aventure. Un riche négociant de la ville, M. Allan, s'éprit de c e joli malheureux que la nature avait doté d'une manière charmante, et, comme il n'avait pas d'enfants, il l'adopta. Celui-ci s'appela donc désormais Edgar Allan Poe. Il fut ainsi élevé dans une belle aisance et dans l'espérance légitime d'une de ces fortunes qui donnent au caractère une superbe certitude. Ses parents adoptifs l'emmen èrent dans un voyage qu'ils firent en Angleterre, en Ecosse et en Irlande, et, avant de retourner dans leur pays, ils le laissèrent chez le docteur Bransby, qui tena it une importante maison d'éducation à Stoke-Newington, près de Londres. – P oe a lui-même, dansWilliam Wilson, décrit cette étrange maison bâtie dans le vieux s tyle d'Elisabeth, et les impressions de sa vie d'écolier.
Il revint à Richmond en 1822, et continua ses étude s en Amérique, sous la direction des meilleurs maîtres de l'endroit. A l'u niversité de Charlottesville, où il entra en 1825, il se distingua, non seulement par u ne intelligence quasi miraculeuse, mais aussi par une abondance presque s inistre de passions, – une précocité vraiment américaine, – qui, finalement, f ut la cause de son expulsion. Il est bon de noter en passant que Poe avait déjà, à C harlottesville, manifesté une aptitude des plus remarquables pour les sciences ph ysiques et mathématiques. Plus tard il en fera un usage fréquent dans ses étr anges contes, et en tirera des moyens très inattendus. Mais j'ai des raisons de cr oire que ce n'est pas à cet ordre de compositions qu'il attachait le plus d'importanc e, et que – peut-être même à cause de cette précoce aptitude – il n'était pas lo in de les considérer comme de facilesmagination. – Quelques jongleries, comparativement aux ouvrages de pure i malheureuses dettes de jeu amenèrent une brouille m omentanée entre lui et son père adoptif, et Edgar – fait des plus curieux et q ui prouve, quoi qu'on ait dit, une dose de chevalerie assez forte dans son impressionn able cerveau, – conçut le projet de se mêler à la guerre des Hellènes et d'al ler combattre les Turcs. Il partit donc pour la Grèce. – Que devint-il en Orient ? Qu' y fit-il ? Etudia-t-il les rivages classiques de la Méditerranée ? – Pourquoi le trouv ons-nous à Saint-Pétersbourg,
sans passeport, compromis, et dans quelle sorte d'a ffaire, obligé d'en appeler au ministre américain, Henry Middleton, pour échapper à la pénalité russe et retourner chez lui ? – On l'ignore ; il y a là une lacune que lui seul aurait pu combler. La vie d'Edgar Poe, sa jeunesse, ses aventures en Russie e t sa correspondance ont été longtemps annoncées par les journaux américains et n'ont jamais paru.
Revenu en Amérique en 1829, il manifesta le désir d 'entrer à l'école militaire de West-Point ; il y fut admis en effet, et, là comme ailleurs, il donna les signes d'une intelligence admirablement douée, mais indisciplina ble, et, au bout de quelques mois, il fut rayé. – En même temps se passait dans sa famille adoptive un événement qui devait avoir les conséquences les plu s graves sur toute sa vie. Madame Allan, pour laquelle il semble avoir éprouvé une affection réellement filiale, mourait, et M. Allan épousait une femme toute jeune . Une querelle domestique prend ici place, – une histoire bizarre et ténébreu se que je ne peux pas raconter, parce qu'elle n'est clairement expliquée par aucun biographe. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner qu'il se soit définitivement séparé de M. Allan, et que celui-ci, qui eut des enfants de son second mariage, l'ait complèteme nt frustré de sa succession.
Peu de temps après avoir quitté Richmond, Poe publi a un petit volume de poésies ; c'était en vérité une aurore éclatante. P our qui sait sentir la poésie anglaise, il y a là déjà l'accent extra-terrestre, le calme dans la mélancolie, la solennité délicieuse, l'expérience précoce, – j'all ais, je crois, direexpérience innée, – qui caractérisent les grands poètes.
La misère le fit quelque temps soldat, et il est pr ésumable qu'il se servit des lourds loisirs de la vie de garnison pour préparer les matériaux de ses futures compositions, – compositions étranges, qui semblent avoir été créées pour nous démontrer que l'étrangeté est une des parties intég rantes du Beau. Rentré dans la vie littéraire, le seul élément où puissent respire r certains êtres déclassés, Poe se mourait dans une misère extrême, quand un hasard he ureux le releva. Le propriétaire d'une revue venait de fonder deux prix , l'un pour le meilleur conte, l'autre pour le meilleur poème. Une écriture singul ièrement belle attira les yeux de M. Kennedy, qui présidait le comité, et lui donna l 'envie d'examiner lui-même les manuscrits. Il se trouva que Poe avait gagné les de ux prix ; mais un seul lui fut donné. Le président de la commission fut curieux de voir l'inconnu. L'éditeur du journal lui amena un jeune homme d'une beauté frapp ante, en guenilles, boutonné jusqu'au menton, et qui avait l'air d'un gentilhomm e aussi fier qu'affamé. Kennedy se conduisit bien. Il fit faire à Poe la connaissan ce d'un M. Thomas White, qui fondait à Richmond leSouthern Literary Messenger. M. White était un homme d'audace, mais sans aucun talent littéraire ; il lu i fallait un aide. Poe se trouva donc tout jeune, – à vingt-deux ans, – directeur d'une revue dont la destinée reposait tout entière sur lui. Cette prospérité, il la créa. LeS o u th e rn Literary Messenger a reconnu depuis lors que c'était à cet excentrique m audit, à cet ivrogne incorrigible qu'il devait sa clientèle et sa fructueuse notoriété. C'est dans cemagazineque parut pour la première fois l'Aventure sans pareille d'un certain Hans Pfaall, et plusieurs autres contes que nos lecteurs verront défiler sous leurs yeux. Pendant près de deux ans, Edgar Poe, avec une ardeur merveilleuse, étonna son public par une série de compositions d'un genre nouveau et par des articles critiques dont la vivacité, la netteté, la sévérité raisonnées étaien t bien faites pour attirer les yeux. Ces articles portaient sur des livres de tout genre , et la forte éducation que le jeune homme s'était faite ne le servit pas médiocrement. Il est bon qu'on sache que cette besogne considérable se faisait pour cinq cents dol lars, c'est-à-dire deux mille sept
cents francs par an. –Immédiatement, – dit Griswold, ce qui veut dire : « Il se croyait assez riche, l'imbécile ! » – il épousa une jeune fille, belle, charmante, d'une nature aimable et héroïque ;mais ne possédant pas un sou, – ajoute le même Griswold avec une nuance de dédain. C'était une dem oiselle Virginia Clemm, sa cousine.
Malgré les services rendus à son journal, M. White se brouilla avec Poe au bout de deux ans, à peu près. La raison de cette séparat ion se trouve évidemment dans les accès d'hypocondrie et les crises d'ivrognerie du poète, – accidents caractéristiques qui assombrissaient son ciel spiri tuel, comme ces nuages lugubres qui donnent soudainement au plus romantique paysage un air de mélancolie en apparence irréparable. – Dès lors, nous verrons l'i nfortuné déplacer sa tente, comme un homme du désert, et transporter ses légers pénates dans les principales villes de l'Union. Partout, il dirigera des revues ou y collaborera d'une manière éclatante. Il répandra avec une éblouissante rapidi té des articles critiques, philosophiques, et des contes pleins de magie qui p araissent réunis sous le titre de Tales of the Grotesque and the Arabesque, – titre remarquable et intentionnel, car les ornements grotesques et arabesques repoussent l a figure humaine, et l'on verra qu'à beaucoup d'égards la littérature de Poe est ex tra ou supra-humaine. Nous apprendrons par des notes blessantes et scandaleuse s insérées dans les journaux, que M. Poe et sa femme se trouvent dangereusement m alades à Fordham et dans une absolue misère. Peu de temps après la mort de M adame Poe, le poète subit les premières attaques dudelirium tremens. Une note nouvelle paraît soudainement dans un journal, – celle-là plus que cruelle, – qui accuse son mépris et son dégoût du monde, et lui fait un de ces procès de tendance, véritables réquisitoires de l'opinion, contre lesquels il eut toujours à se déf endre, – une des luttes les plus stérilement fatigantes que je connaisse.
Sans doute, il gagnait de l'argent, et ses travaux littéraires pouvaient à peu près le faire vivre. Mais j'ai les preuves qu'il avait sans cesse de dégoûtantes difficultés à surmonter. Il rêva, comme tant d'autres écrivains, uneRevue à lui, il voulut être chez lui, et le fait est qu'il avait suffisamment souffert pour désirer ardemment cet abri définitif pour sa pensée. Pour arriver à ce ré sultat, pour se procurer une somme d'argent suffisante, il eut recours auxlectures. On sait ce que sont ces lectures, – une espèce de spéculation, le Collège de France mis à la disposition de tous les littérateurs, l'auteur ne publiant salecturequ'après qu'il en a tiré toutes les recettes qu'elle peut rendre. Poe avait déjà donné à New-Yor k unelecture d'Eureka, son poème cosmogonique, qui avait même soulevé de gross es discussions. Il imagina cette fois de donner des lectures dans son pays, da ns la Virginie. Il comptait, comme il l'écrivait à Willis, faire une tournée dan s l'Ouest et le Sud, et il espérait le concours de ses amis littéraires et de ses ancienne s connaissances de collège et de West-Point. Il visita donc les principales ville s de la Virginie, et Richmond revit celui qu'on y avait connu si jeune, si pauvre, si d élabré. Tous ceux qui n'avaient pas vu Poe depuis les jours de son obscurité accoururen t en foule pour contempler leur illustre compatriote. Il apparut, beau, élégant, co rrect comme le génie. Je crois même que, depuis quelque temps, il avait poussé la condescendance jusqu'à se faire admettre dans une société de tempérance. Il c hoisit un thème aussi large qu'élevé :le Principe de la Poésie, et il le développa avec cette lucidité qui est un de ses privilèges. Il croyait, en vrai poète qu'il était, que le but de la poésie est de même nature que son principe, et qu'elle ne doit pa s avoir en vue autre chose qu'elle-même.
Le bel accueil qu'on lui fit inonda son pauvre cœur d'orgueil et de joie ; il se montrait tellement enchanté, qu'il parlait de s'éta blir définitivement à Richmond et de finir sa vie dans les lieux que son enfance lui ava it rendus chers. Cependant, il avait affaire à New-York, et il partit le 4 octobre, se p laignant de frissons et de faiblesses. Se sentant toujours assez mal en arrivant à Baltimo re, le 6, au soir, il fit porter ses bagages à l'embarcadère d'où il devait se diriger s ur Philadelphie, et entra dans une taverne pour y prendre un excitant quelconque. Là, malheureusement, il rencontra de vieilles connaissances et s'attarda. Le lendemai n matin, dans les pâles ténèbres du petit jour, un cadavre fut trouvé sur la voie, – est-ce ainsi qu'il faut dire ? – non, un corps vivant encore, mais que la Mort avait déjà marqué de sa royale estampille. Sur ce corps, dont on ignorait le nom, on ne trouva ni papiers ni argent, et on le porta dans un hôpital. C'est là que Poe mourut, le soir même du dimanche 7 octobre 1849, à l'âge de trente-sept ans, vaincu par ledelirium tremens, ce terrible visiteur qui avait déjà hanté son cerveau une ou deux fois. Ainsi disparut de ce monde un des plus grands héros littéraires, l'homme de génie qui avait écrit dans leChat noir ces mots fatidiques :Quelle maladie est comparable à l'alcool !
Cette mort est presque un suicide, – un suicide pré paré depuis longtemps. Du moins, elle en causa le scandale. La clameur fut grande, et lavertudonna carrière à soncantsons funèbres les plusemphatique, librement et voluptueusement. Les orai indulgentes ne purent pas ne pas donner place à l'i névitable morale bourgeoise, qui n'eut garde de manquer une si admirable occasion. M . Griswold diffama ; M. Willis, sincèrement affligé, fut mieux que convenable. – Hé las, celui qui avait franchi les hauteurs les plus ardues de l'esthétique et plongé dans les abîmes les moins explorés de l'intellect humain, celui qui, à traver s une vie qui ressemble à une tempête sans accalmie, avait trouvé des moyens nouv eaux, des procédés inconnus pour étonner l'imagination, pour séduire les esprit s assoiffés de Beau, venait de mourir en quelques heures dans un lit d'hôpital, – quelle destinée ! Et tant de grandeur et tant de malheur, pour soulever un tourb illon de phraséologie bourgeoise, pour devenir la pâture et le thème des journalistes vertueux ! Ut declamatio fias ! Ces spectacles ne sont pas nouveaux ; il est rare q u'une sépulture fraîche et illustre ne soit pas un rendez-vous de scandales. D 'ailleurs, la société n'aime pas ces enragés malheureux, et, soit qu'ils troublent s es fêtes, soit qu'elle les considère naïvement comme des remords, elle a incontestableme nt raison. Qui ne se rappelle l e s déclamations parisiennes lors de la mort de Bal zac, qui cependant mourut correctement ? – Et plus récemment encore, – il y a aujourd'hui, 26 janvier, juste un an, – quand un écrivain d'une honnêteté admirable, d'une haute intelligence, etqui fut toujours lucide, alla discrètement, sans déranger personne, – si d iscrètement que sa discrétion ressemblait à du mépris, – délier son âme dans la rue la plus noire qu'il put trouver, – quelles dégoûtantes homé lies ! – quel assassinat raffiné ! Un journaliste célèbre, à qui Jésus n'enseignera ja mais les manières généreuses, trouva l'aventure assez joviale pour la célébrer en un gros calembour. – Parmi l'énumération nombreuse desdroits de l'homme que la sagesse du XIX e siècle recommence si souvent et si complaisamment, deux as sez importants ont été oubliés, qui sont le droit de se contredire et le d roit des'en aller. Mais lasociété regarde celui qui s'en va comme un insolent ; elle châtierait volontiers certaines
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