Colomba
210 pages
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Description

Prosper Mérimée (1803-1870).


Dans l'île de Beauté, la famille d'Orso della Rebbia, ancien officier de la grande armée, est en guerre contre la famille voisine : les Barriccini, accusés d'avoir assassiné le chef de famille Ghilfuccio, le père d'Orso et de sa soeur Colomba.


Colomba, aussi farouche et fière que son île et véritable gardienne des traditions corses, rappelle à son frère, lors de son retour au pays, que son rôle est de mener la vendetta et de venger leur père. Orso préférerait une solution plus "continentale", plus légale...

Informations

Publié par
Nombre de lectures 5
EAN13 9782374630243
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0015€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Colomba Prosper Mérimée Juillet 2015
Stéphane le Mat
La Gibecière à Mots
ISBN : 978-2-37463-024-3
Couverture : pastel de STEPH' lagibeciereamots@sfr.fr N° 25
I
Pè far la to vendetta, Sta sigur', vasta anche ella. Vocero du Niolo. Dans les premiers jours du mois d'octobre 181., le colonel sir Thomas Nevil, Irlandais, officier distingué de l'armée anglaise, descendit avec sa fille à l'hôtel Beauveau, à Marseille, au retour d'un voyage en Italie. L'admiration continue des vo yageurs enthousiastes a produit une réaction, et, pour se singulariser, beaucoup detouristesaujourd'hui prennent pour devise lenil admirari d'Horace. C'est à cette classe de voyageurs mécontents qu'appartenait miss Lydia, fille unique du colonel. LaTransfigurationlui avait paru médiocre, le Vésuve en éruption à peine supérieur aux cheminées des usines de Birmingham. En somme, sa grande objection contre l'Italie était que ce pays manquait de couleur locale, de caractère. Explique qui pourra le sens de ces mots, que je comprenais fort bien il y a quelques années, et que je n'entends plus aujourd'hui. D'abord, miss Lydia s'était flattée de trouver au delà des Alpes des choses que personne n'aurait vues avant elle, et dont elle pourrait parler avec leshonnêtesgens, comme dit M. Jourdain. Mais bientôt, partout devancée par ses compatriotes, et désespérant de rencontrer rien d'inconnu, elle se jeta dans le parti de l'opposition. Il est bien désagréable, en effet, de ne pouvoir parler des merveilles de l'Italie sans que quelqu'un ne vous dise : « Vous connaissez sans doute ce Raphaël du palais ***, à *** ? C'est ce qu'il y a de plus beau en Italie. » – Et c'est justement ce qu'on a négligé de voir. Comme il est trop long de tout voir, le plus simple c'est de tout condamner de parti pris. A l'hôtel Beauveau, miss Lydia eut un amer désappointement. Elle rapportait un joli croquis de la porte pélasgique ou cyclopéenne de Segni, qu'elle croyait oubliée par les dessinateurs. Or lady Frances Fenwich, la rencontrant à Marseille, lui mo ntra son album, où, entre un sonnet et une fleur desséchée, figurait la porte en question, enluminée à grand renfort de terre de Sienne. Miss Lydia donna la porte de Segni à sa femme de chambre , et perdit toute estime pour les constructions pélasgiques. Ces tristes dispositions étaient partagées par le colonel Nevil, qui, depuis la mort de sa femme, ne voyait les choses que par les yeux de miss Lydia. Pour lui, l'Italie avait le tort immense d'avoir ennuyé sa fille, et par conséquent c'était le plus ennuyeux pays du monde. Il n'avait rien à dire, il est vrai, contre les tableaux et les statues ; mais ce qu'il pouvait assurer, c'est que la chasse était misérable dans ce pays-là, et qu'il fallait faire dix lieues au grand soleil dans la campagne de Rome pour tuer quelques méchantes perdrix rouges. Le lendemain de son arrivée à Marseille, il invita à dîner le capitaine Ellis, son ancien adjudant, qui venait de passer six semaines en Corse. Le capi taine raconta fort bien à miss Lydia une histoire de bandits qui avait le mérite de ne ressembler nullement aux histoires de voleurs dont on l'avait si souvent entretenue sur la route de Rome à Naples. Au dessert, les deux hommes, restés seuls avec des bouteilles de vin de Bordeaux, parlèrent chasse, et le colonel apprit qu'il n'y a pas de pays où elle soit plus belle qu'en Corse, plus v ariée, plus abondante. « On y voit force sangliers, disait le capitaine Ellis, et il faut apprendre à les distinguer des cochons domestiques, qui leur ressemblent d'une manière étonnante ; car, en tuant des cochons, l'on se fait une mauvaise affaire avec leurs gardiens. Ils sortent d 'un taillis qu'ils nommentmaquis, armés jusqu'aux dents, se font payer leurs bêtes et se mo quent de vous. Vous avez encore le mouflon, fort étrange animal qu'on ne trouve pas ailleurs, f ameux gibier, mais difficile. Cerfs, daims, faisans, perdreaux, jamais on ne pourrait nombrer toutes les espèces de gibier qui fourmillent en Corse. Si vous aimez à tirer, allez en Corse, colonel ; là, comme disait un de mes hôtes, vous pourrez tirer sur tous les gibiers possibles, depuis la grive jusqu'à l'homme. » Au thé, le capitaine charma de nouveau miss Lydia par une histoire devendette transversale,(1) encore plus bizarre que la première, et il acheva de l'enthousiasmer pour la Corse en lui décrivant l'aspect étrange, sauvage du pays, le caractère original de ses habitants, leur hospitalité et leurs
mœurs primitives. Enfin, il mit à ses pieds un joli petit stylet, moins remarquable par sa forme et sa monture en cuivre que par son origine. Un fameux bandit l'avait cédé au capitaine Ellis, garanti pour s'être enfoncé dans quatre corps humains. Miss Lydia le passa dans sa ceinture, le mit sur sa table de nuit, et le tira deux fois de son fourreau avant de s'endormir. De son côté, le colonel rêva qu'il tuait un mouflon et que le propriétaire lui e n faisait payer le prix, à quoi il consentait volontiers, car c'était un animal très curieux, qui ressemblait à un sanglier, avec des cornes de cerf et une queue de faisan. – Ellis conte qu'il y a une chasse admirable en Corse, dit le colonel, déjeunant tête à tête avec sa fille; si ce n'était pas si loin, j'aimerais à y passer une quinzaine. – Eh bien ! répondit miss Lydia, pourquoi n'irions-nous pas en Corse ? Pendant que vous chasseriez, je dessinerais ; je serais charmée d'avoir dans mon album la grotte dont parlait le capitaine Ellis, où Bonaparte allait étudier quand il était enfant. C'était peut-être la première fois qu'un désir manifesté par le colonel eût obtenu l'approbation de sa fille. Enchanté de cette rencontre inattendue, il eut pourtant le bon sens de faire quelques objections pour irriter l'heureux caprice de miss Lydia. En vain il parla de la sauvagerie du pays et de la difficulté pour une femme d'y voyager : elle ne craignait rien ; elle aimait par-dessus tout à voyager à cheval ; elle se faisait une fête de couc her au bivac ; elle menaçait d'aller en Asie Mineure. Bref, elle avait réponse à tout, car jamais Anglaise n'avait été en Corse ; donc elle devait y aller. Et quel bonheur, de retour dans Saint-James's place, de montrer son album ! « Pourquoi donc, ma chère, passez-vous ce charmant dessin ? – Oh ! ce n'est rien. C'est un croquis que j'ai fait d'après un fameux bandit corse qui nous a servi de guide. – Comment ! vous avez été en Corse ?... » Les bateaux à vapeur n'existant point encore entre la France et la Corse, on s'enquit d'un navire en partance pour l'île que miss Lydia se proposait de découvrir. Dès le jour même, le colonel écrivit à Paris pour décommander l'appartement qui devait le recevoir, et fit marché avec le patron d'une goélette corse qui allait faire voile pour Ajaccio. Il y avait deux chambres telles quelles. On embarqua des provisions ; le patron jura qu'un vieux sien matelot était un cuisinier estimable et n'avait pas son pareil pour la bouille-abaisse ; il promit que mademoiselle serait convenablement, qu'elle aurait bon vent, belle mer. En outre, d'après les volontés de sa fille, le colo nel stipula que le capitaine ne prendrait aucun passager, et qu'il s'arrangerait pour raser les côtes de l'île de façon qu'on pût jouir de la vue des montagnes.
II
Au jour fixé pour le départ, tout était emballé, embarqué dès le matin : la goélette devait partir avec la brise du soir. En attendant, le colonel se promenait avec sa fille sur la Canebière, lorsque le patron l'aborda pour lui demander la permission de prendre à son bord un de ses parents, c'est-à-dire le petit-cousin du parrain de son fils aîné, lequel, retournant en Corse, son pays natal, pour affaires pressantes, ne pouvait trouver de navire pour le passer. – C'est un charmant garçon, ajouta le capitaine Matei, militaire, officier aux chasseurs à pied de la garde, et qui serait déjà colonel si l' Autre était encore empereur. – Puisque c'est un militaire, dit le colonel... il allait ajouter : Je consens volontiers à ce qu'il vienne avec nous... mais miss Lydia s'écria en anglais : – Un officier d'infanterie !... (son père ayant servi dans la cavalerie, elle avait du mépris pour toute autre arme) un homme sans éducation peut-être, qui aura le mal de mer, et qui nous gâtera tout le plaisir de la traversée ! Le patron n'entendait pas un mot d'anglais, mais il parut comprendre ce que disait miss Lydia à la petite moue de sa jolie bouche, et il commença u n éloge en trois points de son parent, qu'il termina en assurant que c'était un homme très comme il faut d'une famille deCaporaux, et qu'il ne gênerait en rien monsieur le colonel, car lui, patron, se chargeait de le loger dans un coin où l'on ne s'apercevrait pas de sa présence. Le colonel et miss Nevil trouvèrent singulier qu'il y eût en Corse des familles où l'on fût ainsi caporal de père en fils ; mais, comme ils pensaient pieusement qu'il s'agissait d'un caporal d'infanterie, ils conclurent que c'était quelque pauvre diable que le patron voulait emmener par charité. S'il se fût agi d'un officier, on eût été obligé de lui parler, de vivre avec lui mais avec un caporal, il n'y a pas a se gêner, et c'est un être sans conséquence, lorsque son escouade n'est pas là, baïonnette au bout du fusil, pour vous mener où vou s n'avez pas envie d'aller. – Votre parent a-t-il le mal de mer ? demanda miss Nevil d'un ton sec. – Jamais, mademoiselle ; le cœur ferme comme un roc, sur mer comme sur terre. – Eh bien ! vous pouvez l'emmener, dit-elle. – Vous pouvez l'emmener, répéta le colonel, et ils continuèrent leur promenade. Vers cinq heures du soir, le capitaine Matei vint les chercher pour monter à bord de la goélette. Sur le port, près de la yole du capitaine, ils trou vèrent un grand jeune homme vêtu d'une redingote bleue boutonnée jusqu'au menton, le teint basané, les yeux noirs, vifs, bien fendus, l'air franc et spirituel. A la manière dont il effaçait l es épaules, à sa petite moustache frisée, on reconnaissait facilement un militaire ; car, à cette époque, les moustaches ne couraient pas les rues, et la garde nationale n'avait pas encore introduit dans toutes les familles la tenue avec les habitudes du corps de garde. Le jeune homme ôta sa casquette en voyant le colonel, et le remercia sans embarras et en bons termes du service qu'il lui rendait. – Charmé de vous être utile, mon garçon, dit le colonel en lui faisant un signe de tête amical. Et il entra dans la yole. – Il est sans gène, votre Anglais, dit tout bas en italien le jeune homme au patron. Celui-ci plaça son index sous son œil gauche et abaissa les deux coins de la bouche. Pour qui comprend le langage des signes, cela voulait dire que l'Anglais entendait l'italien et que c'était un homme bizarre. Le jeune homme sourit légèrement, to ucha son front en réponse au signe de Matei, comme pour lui dire que tous les Anglais avaient quelque chose de travers dans la tête, puis il s'assit auprès du patron, et considéra avec beaucoup d'attention, mais sans impertinence, sa jolie compagne de voyage. – Ils ont bonne tournure, ces soldats français, dit le colonel à sa fille en anglais ; aussi en fait-on facilement des officiers. Puis, s'adressant en français au jeune homme :
– Dites-moi, mon brave, dans quel régiment avez-vous servi ? Celui-ci donna un léger coup de coude au père du filleul de son petit-cousin, et, comprimant un sourire ironique, répondit qu'il avait été dans les chasseurs à pied de la garde, et que présentement il sortait du 7e léger. – Est-ce que vous avez été à Waterloo ? Vous êtes bien jeune. – Pardon, mon colonel ; c'est ma seule campagne. – Elle compte double, dit le colonel. Le jeune Corse se mordit les lèvres. – Papa, dit miss Lydia en anglais, demandez-lui donc si les Corses aiment beaucoup leur Bonaparte ? Avant que le colonel eût traduit la question en français, le jeune homme répondit en assez bon anglais, quoique avec un accent prononcé : – Vous savez, mademoiselle, que nul n'est prophète en son pays. Nous autres, compatriotes de Napoléon, nous l'aimons peut-être moins que les Français. Quant à moi, bien que ma famille ait été autrement l'ennemie de la sienne, je l'aime et l'admire. – Vous parlez anglais ! s'écria le colonel. – Fort mal, comme vous pouvez vous en apercevoir. Bien qu'un peu choquée de son ton dégagé, miss Lydia ne put s'empêcher de rire en pensant à une inimitié personnelle entre un caporal et un empereur. Ce lui fut comme un avant-goût des singularités de la Corse, et elle se promit de noter le trait sur son journal. – Peut-être avez-vous été prisonnier en Angleterre ? demanda le colonel. – Non, mon colonel, j'ai appris l'anglais en France, tout jeune, d'un prisonnier de votre nation. Puis, s'adressant à miss Nevil : – Matei m'a dit que vous reveniez d'Italie. Vous parlez sans doute le pur toscan, mademoiselle ; vous serez un peu embarrassée, je le crains, pour comprendre notre patois. – Ma fille entend tous les patois italiens, répondit le colonel ; elle a le don des langues. Ce n'est pas comme moi. – Mademoiselle comprendrait-elle, par exemple, ces vers d'une de nos chansons corses ? C'est un berger qui dit à une bergère : S'entrassi 'ndru paradisu santu, santu, E nun travassi a tia, mi n'esciria.(2) Miss Lydia comprit et trouvant la citation audacieu se, et plus encore le regard qui l'accompagnait, elle répondit en rougissant :« Capisco. » – Et vous retournez dans votre pays en semestre ? demanda le colonel. – Non, mon colonel. Ils m'ont mis en demi-solde, probablement parce que j'ai été à Waterloo et que je suis compatriote de Napoléon. Je retourne chez moi, léger d'espoir, léger d'argent, comme dit la chanson. Et il soupira en regardant le ciel. Le colonel mit la main à sa poche, et, retournant entre ses doigts une pièce d'or, il cherchait une phrase pour la glisser poliment dans la main de son ennemi malheureux. – Et moi aussi, dit-il d'un ton de bonne humeur, on m'a mis en demi-solde ; mais... avec votre demi-solde vous n'avez pas de quoi vous acheter du tabac. Tenez, caporal. Et il essaya de faire entrer la pièce d'or dans la main fermée que le jeune homme appuyait sur le bord de la yole. Le jeune Corse rougit, se redressa, se mordit les l èvres, et paraissait disposé à répondre avec
emportement, quand tout à coup, changeant d'expression, il éclata de rire. Le colonel, sa pièce à la main, demeurait tout ébahi. – Colonel, dit le jeune homme reprenant son sérieux, permettez-moi de vous donner deux avis : Le premier, c'est de ne jamais offrir de l'argent à un Corse, car il y a de mes compatriotes assez impolis pour vous le jeter à la tête ; le second, c'est de ne pas donner aux gens des titres qu'ils ne réclament point. Vous m'appelez caporal et je suis lieutenant. Sans doute, la différence n'est pas bien grande, mais... – Lieutenant, s'écria sir Thomas, lieutenant ; mais le patron m'a dit que vous étiez caporal, ainsi que votre père et tous les hommes de votre famille. A ces mots le jeune homme, se laissant aller à la renverse, se mit à rire de plus belle, et de si bonne grâce, que le patron et ses deux matelots éclatèrent, en chœur. – Pardon, colonel, dit enfin le jeune homme ; mais le quiproquo est admirable, je ne l'ai compris qu'à l'instant. En effet, ma famille se glo rifie de compter des caporaux parmi ses ancêtres ; mais nos caporaux corses n'ont jamais eu de galons sur leurs habits. Vers l'an de grâce 1100, quelques communes, s'étant révoltées contre la tyrannie des grands seigneurs montagnards, se choisirent des chefs qu'elles nommèrentcaporaux. Dans notre île, nous tenons à honneur de descendre de ces espèces de tribuns. – Pardon, monsieur ! s'écria le colonel, mille fois pardon. Puisque vous comprenez la cause de ma méprise, j'espère que vous voudrez bien l'excuser. Et il lui tendit la main. – C'est la juste punition de mon petit orgueil, col onel, dit le jeune homme riant toujours et serrant cordialement la main de l'Anglais ; je ne vous en veux pas le moins du monde. Puisque mon ami Matei m'a si mal présenté, permettez-moi de me présenter moi-même : je m'appelle Orso della Rebbia, lieutenant en demi-solde, et, si , comme je le présume en voyant ces deux beaux chiens, vous venez en Corse pour chasser, je serai très flatté de vous faire les honneurs de nos maquis et de nos montagnes... si toutefois je ne les ai pas oubliés, ajouta-t-il en soupirant. En ce moment la yole touchait la goélette. Le lieutenant offrit la main à miss Lydia, puis aida le colonel à se guinder sur le pont. Là, sir Thomas, toujours fort penaud de sa méprise, et ne sachant comment faire oublier son impertinence à un homme q ui datait de l'an 1100, sans attendre l'assentiment de sa fille, le pria à souper en lui renouvelant ses excuses et ses poignées de main. Miss Lydia fronçait bien un peu le sourcil, mais, après tout, elle n'était pas fâchée de savoir ce que c'était qu'un caporal ; son hôte ne lui avait pas déplu, elle commençait même à lui trouver un certain je ne sais quoi aristocratique ; seulement il avait l'air trop franc et trop gai pour un héros de roman. – Lieutenant della Rebbia, dit le colonel en le saluant à la manière anglaise, un verre de vin de Madère à la main, j'ai vu en Espagne beaucoup de vo s compatriotes : c'était de la fameuse infanterie en tirailleurs. – Oui, beaucoup sont restés en Espagne, dit le jeune lieutenant d'un air sérieux. – Je n'oublierai jamais la conduite d'un bataillon corse à la bataille de Vittoria, poursuivit le colonel. Il doit m'en souvenir, ajouta-t-il en se frottant la poitrine. Toute la journée ils avaient été en tirailleurs dans les jardins, derrière les haies, et nous avaient tué je ne sais combien d'hommes et de chevaux. La retraite décidée, ils se rallièrent et se mirent à filer grand train. En plaine, nou s espérions prendre notre revanche, mais mes drôles... excusez, lieutenant, – ces braves gens, dis-je, s'étaient formés en carré, et il n'y avait pas moyen de les rompre. Au milieu du carré, je crois le voir encore, il y avait un officier monté sur un petit cheval noir ; il se tenait à côté de l'aigle, fumant son cigare comme s'il eût été au café. Parfo is, comme pour nous braver, leur musique nous jouait des fanfares... Je lance sur eux mes de ux premiers escadrons... Bah ! au lieu de mordre sur le front du carré, voilà mes dragons qui passent à côté, puis font demi-tour, et reviennent fort en désordre et plus d'un cheval sans maître... et toujours la diable de musique ! Quand la fumée qui enveloppait le bataillon se dissipa, je revis l'officier à côté de l'aigle, fumant encore son cigare. Enragé, je me mis moi-même à la tête d'une dernière charge. Leurs fusils, crassés à force de tirer, ne partaient plus, mais l es soldats étaient formés sur six rangs, la baïonnette au nez des chevaux, On eût dit un mur. J e criais, j'exhortais mes dragons, je serrais la
botte pour faire avancer mon cheval, quand l'officier dont je vous parlais, ôtant enfin son cigare, me montra de la main à un de ses hommes. J'entendis quelque chose comme :Al cappello bianco ! J'avais un plumet blanc. Je n'en entendis pas davantage, car une balle me traversa la poitrine. – C'était un beau bataillon, monsieur della Rebbia, le premier du 18e léger, tous Corses, à ce qu'on me dit depuis. – Oui, dit Orso dont les yeux brillaient pendant ce récit, ils soutinrent la retraite et rapportèrent leur aigle ; mais les deux tiers de ces braves gens dorment aujourd'hui dans la plaine de Vittoria. – Et par hasard ! sauriez-vous le nom de l'officier qui les commandait ? – C'était mon père. Il était alors major au 18e, et fut fait colonel pour sa conduite dans cette triste journée. – Votre père ! Par ma foi, c'était un brave ! J'aurais du plaisir à le revoir, et je le reconnaîtrais, j'en suis sûr. Vit-il encore ? – Non, colonel, dit le jeune homme pâlissant légèrement. – Etait-il à Waterloo ? – Oui, colonel, mais il n'a pas eu le bonheur de tomber sur un champ de bataille... Il est mort en Corse... il y a deux ans... Mon Dieu ! que cette mer est belle ! il y a dix ans que je n'ai vu la Méditerranée. – Ne trouvez-vous pas la Méditerranée plus belle que l'Océan, mademoiselle ? – Je la trouve trop bleue... et les vagues manquent de grandeur. – Vous aimez la beauté sauvage, mademoiselle ? A ce compte, je crois que la Corse vous plaira. – Ma fille, dit le colonel, aime tout ce qui est extraordinaire ; c'est pourquoi l'Italie ne lui a guère plu. – Je ne connais de l'Italie, dit Orso, que Pise, où j'ai passé quelque temps au collège ; mais je ne puis penser sans admiration au Campo-Santo, au Dôme, à la Tour penchée... au Campo-Santo surtout. Vous vous rappelez laMort, d'Orcagna... Je crois que je pourrais la dessiner, tant elle est restée dans ma mémoire. Miss Lydia craignit que monsieur le lieutenant ne s'engageât dans une tirade d'enthousiasme. – C'est très joli, dit-elle en bâillant. Pardon, mo n père, j'ai un peu mal à la tête, je vais descendre dans ma chambre. Elle baisa son père sur le front, fit un signe de t ête majestueux à Orso et disparut. Les deux hommes causèrent alors chasse et guerre. Ils apprirent qu'à Waterloo ils étaient en face l'u n de l'autre, et qu'ils avaient dû échanger bien des balles. Leur bonne intelligence en redoubla. Tour à tour il s critiquèrent Napoléon, Wellington et Blücher, puis ils chassèrent ensemble le daim, le sanglier et le mouflon. Enfin, la nuit étant déjà très avancée, et la dernière bouteille de bordeaux finie, le colonel serra de nouveau la main au lieutenant et lui souhaita le bonsoir, en exprimant l'espoir de cultiver une connaissance commencée d'une façon si ridicule. Ils se séparèrent, et chacun fut se coucher.
III
La nuit était belle, la lune se jouait sur les flots, le navire voguait doucement au gré d'une brise légère. Miss Lydia n'avait point envie de dormir, et ce n'était que la présence d'un profane qui l'avait empêchée de goûter ces émotions qu'en mer e t par un clair de lune tout être humain éprouve quand il a deux grains de poésie dans le cœur. Lorsqu'elle jugea que le jeune lieutenant dormait sur les deux oreilles, comme un être prosaïque qu'il était, elle se leva, prit une pelisse, éveilla sa femme de chambre et monta sur le pont. I l n'y avait personne, qu'un matelot au gouvernail, lequel chantait une espèce de complainte dans le dialecte corse, sur un air sauvage et monotone. Dans le calme de la nuit, cette musique étrange avait son charme. Malheureusement miss Lydia ne comprenait pas parfaitement ce que chantait le matelot. Au milieu de beaucoup de lieux communs, un vers énergique excitait vivement sa curiosité ; mais bientôt, au plus beau moment, arrivaient quelques mots de patois dont le sens lui échappait. Elle comprit pourtant qu'il était question d'un meurtre. Des imprécations contre les assassins, des menaces de vengeance, l'éloge du mort, tout cela était confondu pêle-mêle. Elle retint quelques vers ; je vais essayer de les traduire : « ... Ni les canons, ni les baïonnettes – n'ont fai t pâlir son front, – serein sur un champ de bataille – comme un ciel d'été. – Il était le fauco n ami de l'aigle, – miel des sables pour ses amis, – pour ses ennemis la mer en courroux. – Plus haut que le soleil, — plus doux que la lune. – Lui que les ennemis de la France – n'attend irent jamais, – des assassins de son pays – l'ont frappé par derrière, – comme Vittolo tua Samp iero Corso.(3)– Jamais ils n'eussent osé le regarder en face. – ... Placez sur la muraille, dev ant mon lit, – ma croix d'honneur bien gagnée. – Rouge en est le ruban. – Plus rouge ma ch emise. – A mon fils, mon fils en lointain pays, – gardez ma croix et ma chemise sanglante. – Il y verra deux trous. – Pour chaque trou, un trou dans une autre chemise. – M ais la vengeance sera-t-elle faite alors ? – Il me faut la main qui a tiré, – l'œil qui a visé, – le cœur qui a pensé ... » Le matelot s'arrêta tout à coup. – Pourquoi ne continuez-vous pas mon ami ? demanda miss Nevil. Le matelot, d'un mouvement de tête, lui montra une figure qui sortait d'un grand panneau de la goélette : c'était Orso qui venait jouir du clair de lune. – Achevez donc votre complainte, dit miss Lydia, elle me faisait grand plaisir. Le matelot se pencha vers elle et dit fort bas : – Je ne donne le rimbecco à personne. – Comment ? Le … ? Le matelot, sans répondre, se mit à siffler. – Je vous prends à admirer notre Méditerranée, miss Nevil, dît Orso s'avançant vers elle. Convenez qu'on ne voit point ailleurs cette lune-ci. – Je ne la regardais pas. J'étais tout occupée à ét udier le corse. Ce matelot, qui chantait une complainte des plus tragiques, s'est arrêté au plus beau moment. Le matelot se baissa comme pour mieux lire sur la boussole, et tira rudement la pelisse de miss Nevil. Il était évident que sa complainte ne pouvait être chantée devant le lieutenant Orso. – Que chantais-tu là, Paolo Francè ? dit Orso ; est -ceu n ehallata ? unvocero(4) ? Mademoiselle te comprend et voudrait entendre la fin. – Je l'ai oubliée, Ors' Anton', dit le matelot. Et sur-le-champ il se mit à entonner à tue-tête un cantique à la Vierge. Miss Lydia écouta le cantique avec distraction et n e pressa pas davantage le chanteur, se promettant bien toutefois de savoir plus tard le mo t de l'énigme. Mais sa femme de chambre, qui,
étant de Florence, ne comprenait pas mieux que sa maîtresse le dialecte corse, était aussi curieuse de s'instruire ; s'adressant à Orso avant que celle-ci pût l'avertir par un coup de coude : – Monsieur le capitaine, dit-elle, que veut diredonner le rimbecco(5)? – Lerimbecco! dit Orso, mais c'est faire la plus mortelle injure à un Corse : c'est lui reprocher de ne pas être vengé. Qui vous a parlé, derimbecco ? – C'est hier à Marseille, répondit miss Lydia avec empressement, que le patron de la goélette s'est servi de ce mot. – Et de qui parlait-il ? demanda Orso avec vivacité. – Oh ! il nous contait une vieille histoire... du temps de..., oui, je crois que c'était à propos de Vannina d'Ornano. – La mort de Vannina, je le suppose, mademoiselle, ne vous a pas fait beaucoup aimer notre héros, le brave Sampiero ? – Mais trouvez-vous que ce soit bien héroïque ? – Son crime a pour excuse les mœurs sauvages du temps ; et puis Sampiero faisait une guerre à mort aux Génois : quelle confiance auraient pu avoir en lui ses compatriotes, s'il n'avait pas puni celle qui cherchait à traiter avec Gênes ? – Vannina, dit le matelot, était partie sans la permission de son mari ; Sampiero a bien fait de lui tordre le cou. – Mais, dit miss Lydia, c'était pour sauver son mari, c'était par amour pour lui, qu'elle allait demander sa grâce aux Génois. – Demander sa grâce, c'était l'avilir ! s'écria Orso. – Et la tuer lui-même ! poursuivit miss Nevil. Quel monstre ce devait être ! – Vous savez qu'elle lui demanda comme une faveur de périr de...
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