Gainsbourg confidentiel
151 pages
Français

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Gainsbourg confidentiel , livre ebook

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Description

À la mémoire de mes parents. 1 Vent d’est « Je suis né en 1928, de parents russes qui se sont tirés de la révolution bolchevique. Mes parents habitaient la Crimée. Ils se sont rencontrés sur les bords de la mer Rouge… ou Noire. Je sais plus, peu importe 1 . » Serge Gainsbourg D ans les années 1960, interrogé sur ce que représentait pour lui la Russie, Serge Gainsbourg répondit : « Ça représente simplement la perte de la notion de l’argent 2 . » Ce raccourci lapidaire, art dans lequel il était passé maître, n’est pas tout à fait exact. Son origine judéo-russe apparaît en filigrane tout au long de son œuvre, jusqu’au titre, on ne peut plus slave, de son unique roman, Evguénie Sokolov . Pour comprendre Gainsbourg, il faut donc remonter aux sources, plus exactement à Kharkov, dans la partie méridionale de ce qui est alors l’Empire russe, aujourd’hui l’Ukraine. Son père, Joseph Ginsburg 3 , y voit le jour dans une famille juive ashkénaze en 1896. Joseph a 5 ans lorsque ses parents déménagent à Marioupol, au bord de la mer d’Azov. Les Ginsburg y séjournent trois ans, jusqu’au début de la guerre russo-japonaise. Pour échapper à la mobilisation, Hérich, son père, se réfugie avec les siens en Biélorussie. Ici, la saga familiale s’assombrit. Non content de déroger à ses obligations militaires, Hérich abandonne femme et enfants, au nombre de cinq, et entame une nouvelle vie en Angleterre.

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Informations

Publié par
Date de parution 18 février 2016
Nombre de lectures 3
EAN13 9782810416998
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0700€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

À la mémoire de mes parents.
1
Vent d’est

« Je suis né en 1928, de parents russes qui se sont tirés de la révolution bolchevique. Mes parents habitaient la Crimée. Ils se sont rencontrés sur les bords de la mer Rouge… ou Noire. Je sais plus, peu importe 1 . »
Serge Gainsbourg

D ans les années 1960, interrogé sur ce que représentait pour lui la Russie, Serge Gainsbourg répondit : « Ça représente simplement la perte de la notion de l’argent 2 . » Ce raccourci lapidaire, art dans lequel il était passé maître, n’est pas tout à fait exact. Son origine judéo-russe apparaît en filigrane tout au long de son œuvre, jusqu’au titre, on ne peut plus slave, de son unique roman, Evguénie Sokolov . Pour comprendre Gainsbourg, il faut donc remonter aux sources, plus exactement à Kharkov, dans la partie méridionale de ce qui est alors l’Empire russe, aujourd’hui l’Ukraine.
Son père, Joseph Ginsburg 3 , y voit le jour dans une famille juive ashkénaze en 1896. Joseph a 5 ans lorsque ses parents déménagent à Marioupol, au bord de la mer d’Azov. Les Ginsburg y séjournent trois ans, jusqu’au début de la guerre russo-japonaise. Pour échapper à la mobilisation, Hérich, son père, se réfugie avec les siens en Biélorussie. Ici, la saga familiale s’assombrit. Non content de déroger à ses obligations militaires, Hérich abandonne femme et enfants, au nombre de cinq, et entame une nouvelle vie en Angleterre.
C’est jeune adulte que Joseph revient en Ukraine, en 1916, pour s’inscrire au conservatoire de Dnipropetrovsk. Une fois son diplôme en poche, il envisage de s’installer en tant que professeur de piano et de donner des cours à la progéniture de la bourgeoisie de quelque grande ville de Russie – sa conception d’une vie douce et agréable. Des événements extérieurs contrarieront ses projets…
Pourtant, même si elle occupe par la suite une place centrale dans sa vie, la musique est un choix par défaut. Sa première passion est la peinture. Selon la légende familiale, que son fils Serge entretiendra pieusement, Joseph y renonça après qu’on lui eut volé une de ses toiles. Le larcin n’est pas commis n’importe où, il a pour cadre le Transsibérien, et la toile n’est pas n’importe laquelle, elle représente une jeune fille qu’il a aimée. Sa décision n’est pas sans rappeler celle d’un certain chanteur-compositeur qui abandonnera la peinture à 30 ans et détruira ses œuvres, mais nous aurons l’occasion d’y revenir.
 
Retrouvons Joseph en 1917, à Théodosie, au bord de la mer Noire. Il est alors en quête d’un logement et se présente au domicile des Besman, une famille appartenant à la communauté juive de la ville, qui acceptent de lui louer une chambre. Les Besman ont huit enfants, dont la ravissante Bucha Goda, que ses proches surnomment Olia, diminutif d’Olga. Notre apprenti pianiste ne tardera pas à en tomber amoureux, et l’objet de son désir ne restera pas longtemps insensible au charme de ce jeune pianiste aux manières si raffinées.
Dans ce contexte idyllique – Olga, la musique, le doux climat de Crimée –, Joseph connaît « l’époque la plus heureuse de [sa] vie », à en croire les souvenirs qu’il consignera dans un cahier peu avant sa mort. Il en oublierait presque le conflit qui ravage l’Europe dont l’une des conséquences indirectes est l’effondrement de la monarchie russe, prélude à une longue et meurtrière guerre civile.
En ces temps troublés, Olia s’engage comme infirmière. Elle est affectée à Saint-Pétersbourg, à deux mille kilomètres de là. Pour Joseph, l’éloignement est intolérable. Il décide de la rejoindre, quitte à traverser en train, du sud au nord, une Russie en proie au chaos : armées blanche et rouge se déchirent pendant que des bandes de pillards mettent le pays à sac.
C’est ici qu’intervient un autre épisode de la saga familiale maintes fois conté par Serge : armé de son courage – et d’une miche de pain, pour ne pas mourir de faim –, Joseph entreprend ce périple de trois jours et trois nuits. Les conditions sont épouvantables. Le train est sans cesse stoppé, tant par les Blancs que par les Rouges, qui enrôlent de force tout homme en âge de combattre. Il ne parvient à bon port que grâce à l’humanité d’une paysanne qui le cache sous ses jupes pour échapper aux recruteurs.
À Saint-Pétersbourg, la vie est difficile, famine et épidémies gagnent du terrain chaque jour, mais Olia et Joseph sont à nouveau réunis et, entre deux émeutes et trois pelotons d’exécution, trouvent parfois le temps d’assister à un opéra au Bolchoï. C’est dans ce contexte qu’ils se marient, le 18 juin 1918, avant d’opter pour l’exil.
Ils séjournent d’abord en Géorgie, qui connaît une courte période d’indépendance qui s’achèvera avec l’arrivée de l’armée Rouge, en février 1921. Leur destination suivante est Constantinople, en Turquie, ultime étape des émigrés russes avant le début d’une nouvelle existence. Ils sont plusieurs centaines de milliers, regroupés dans des camps de fortune, soldats d’une armée vaincue et civils mêlés, à attendre que les puissances occidentales statuent sur leur sort. L’espoir d’un retour s’amenuise à mesure que se confirme la prise en main du pays par les Rouges. Comme beaucoup de leurs compatriotes, les Ginsburg choisiront la France, sans doute en raison de sa réputation de terre d’accueil, mais aussi parce que de nombreux emplois sont à pourvoir, les classes d’âge en âge de travailler ayant payé un lourd tribut à la Première Guerre mondiale.
Ils arrivent à Marseille le 25 mars 1921, puis gagnent Paris où ils retrouvent le frère d’Olia qui travaille pour la banque Louis-Dreyfus. Joseph reprend son activité de pianiste de bar qui a permis au couple de survivre durant son séjour à Constantinople. Ils n’auront plus jamais de contact avec leurs proches restés en Russie. On ne peut qu’imaginer les épreuves successives que ceux-ci ont endurées, l’histoire du XX e  siècle n’ayant guère épargné leur terre natale : terreur rouge, répression stalinienne, Seconde Guerre mondiale…
À Paris, dans un contexte économique précaire, Olia et Joseph ont un premier enfant, Marcel, qui décède des suites d’une bronchite, à l’âge de 16 mois. Jacqueline voit le jour en 1926. Quand deux ans plus tard Olia découvre qu’elle est à nouveau enceinte, le couple prend la douloureuse décision de ne pas garder l’enfant, faute de pouvoir l’élever décemment. Mais le destin en décidera autrement, comme le racontera le miraculé cinquante ans plus tard : « J’ai failli ne pas naître. Ma mère ne m’attendait pas, parce qu’elle avait une fille et il était trop tôt, et vous savez qu’à l’époque [l’avortement] était tout à fait prohibé, et quand elle a vu que ça allait se passer de façon assez sordide, elle s’est enfuie. Et je suis né. […] Je ne l’ai su qu’il y a deux, trois ans 4 . »
Ajoutons que celui qui ne s’appelle pas encore Serge, mais Lucien, ne vient pas au monde seul. Sa sœur jumelle, Liliane, l’a précédé de quelques instants. La maman, qui rêvait d’un fils, est comblée. Le papa, quant à lui, avec quatre bouches à nourrir, se rend chaque jour place Pigalle où se tient un marché des musiciens, en ces temps où les lieux publics n’ont pas encore recours à la musique enregistrée. La généralisation des juke-box réduira drastiquement la part de musique vivante dans les bars et les brasseries.
L’après-midi, Joseph répète les morceaux qu’il interprétera le soir, mais aussi, pour son plaisir, des airs tirés du répertoire classique. Depuis son berceau, le petit Lucien n’en perd pas une miette. Lorsque le travail vient à manquer à Paris, Joseph effectue des saisons dans des stations thermales ou des lieux de villégiature, comme le racontera son fils plus tard : « Papa était pianiste de bar et de boîte de nuit. On a fait toutes les plages de France, grâce à mon papa. Il était engagé comme pianiste dans les casinos, à Cabourg 5 … »
En 1934, la famille traverse la Méditerranée, Joseph a décroché un contrat de cinq mois à Alger. De retour à Paris, il est engagé dans une boîte nommée Aux enfants de la chance , qui inspirera une chanson à son fils, sur son ultime album.
La troisième adresse parisienne des Ginsburg, le 11 bis rue Chaptal, était prédestinée : « La Sacem, ça évoque ma première jeunesse. J’habitais en face, rue Chaptal. […] J’avais le trottoir à franchir pour aller à l’école maternelle, contiguë à la Sacem 6  […]. »
C’est sur ce même trottoir que se produit cette rencontre maintes fois contée entre le sage Lulu et Fréhel, une artiste de music-hall à la fois populaire et sulfureuse, qui n’hésitait pas à évoquer la cocaïne dans ses chansons : « Un jour, je suis revenu de l’école avec la croix d’honneur. J’ai rencontré Fréhel, qui habitait l’impasse du Grand-Guignol. […] Fréhel m’a touché les cheveux en me disant : “T’es un bon petit garçon et je vais te payer une grenadine et une barquette aux cerises 7 .” »
L’utilisation de l’épithète « sage » pour qualifier celui dont le cynisme et la provocation deviendront plus tard la marque de fabrique n’est pas exagérée. Voici comment Gainsbarre décrit Lucien : « J’étais un très bon élève en classe. Mon papa était très sévère. Une fois, il m’a tellement tiré l’oreille qu’il me l’a décollée. Ça a saigné. […] Je sais gré à mon père qu’il m’ait tiré les oreilles souvent. D’abord, de la discipline, ensuite, on devient indiscipliné, comme je le suis actuellement 8 . »
Joseph et Olia obtiennent la nationalité française en 1927. Ils la demanderont – et l’obtiendront – pour leurs enfants cinq ans plus tard. Et jusqu’à l’été 1939, la vie du petit Lulu ressemble à celle de n’importe quel écolier parisien, à la seule différence que ses parents parlent avec une pointe d’accent et que son père exerce une profession artistique. Mais si cette famille ashkénaze non pratiquante se sent intégrée, ou en voie de l’être, les événements à venir vont réveiller le souvenir de persécutions qu’elle croyait avoir laissées derrière elle.
Lorsque la France entre en guerre aux côtés de la Grande-Bretagne, les Ginsburg se trouvent à Dinard où

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