DE LA CHERTÉ DU PAPIER AU TEMPS DE PÉRICLÈS. Lettre à Monsieur Ambroise-Firmin Didot. Lintérêt que vous portez si justement, Monsieur, à tout ce qui concerne lhistoire de limprimerie et du commerce des livres, intérêt dont vous donnez chaque jour au public de nouveaux témoignages, mengage à vous signaler un document encore trop peu connu, à ce quil me semble, et tout à fait digne de votre attention. On a découvert en 1836, et M. Rangabé à reproduit, en 1842, dans le tome I er de ses Antiquités helléniques (n os 56-59) , les fragments gravés sur marbre dun inventaire des dépenses faites par les Athéniens, lan 407 avant Jésus-Christ, pour la construction dun des chefs-duvre qui ornaient lAcropole, le temple dErechthée 1 . Dans lun de ces fragments on trouve mentionnées, sous la date de la huitième prytanie, deux planches, sur lesquelles, dit le secrétaire rédacteur, nous rédigeons les comptes, puis, sous la date de la neuvième prytanie : 1° deux feuilles de papier sur lesquelles nous avons écrit les copies ; 2° quatre planches . Pour chacune des planches, le prix marqué est dune drachme (90 cent. de notre monnaie) ; pour chacune des feuilles de papier, le prix est dune drachme et deux oboles, ou 1 fr. 20 c. M. Rangabé, qui, dailleurs a commenté toute cette précieuse inscription avec beaucoup de savoir et de critique, suppose ici que les feuilles de papier servaient à recouvrir les planches de bois. Mais comment cette circonstance eût-elle été omise dans un compte où lon a pris soin de marquer avec précision la destination de chacun des objets achetés ? Il est donc plus probable, joserais dire il est certain que les deux feuilles achetées durant la neuvième prytanie étaient destinées à recopier les comptes de la huitième, dabord écrits sur les deux planches, dont lachat est porté au compte de cette prytanie. Le mot antigrapha , ou copies, dont se sert le rédacteur, ne laisse pas de doutes à cet égard. Ainsi les comptes officiels, ce que les Grecs appelaient άναγραφαί , des dépenses faites pour lErechthéion, se lisaient jadis sur les trois matières différentes : 1° Il y en avait une première rédaction sur des tablettes de bois ; cen était apparemment le relevé journalier et comme le brouillon. On peut conjecturer que ces tablettes étaient enduites de cire, usage attesté, pour le siècle même auquel appartient ce document, par bien des preuves, et entre autres, par une plaisanterie dAristophane 2 . On peut conjecturer aussi que les planchettes étaient simplement polies pour recevoir lécriture à lencre. Il sest conservé quelques débris de ce genre, et lon en peut voir un dans les vitrines de notre musée 1 Rangabé, Antiq. hellén., no 57 (vol. I, p. 52). 2 Strepsiade. As-tu vu, chez les marchands droguistes, cette pierre brillante et diaphane avec laquelle on allume le feu ? Socrate. Tu veux dire du cristal ? Strepsiade. Précisément. Eh bien ! si je prenais ce cristal lorsque le greffier écrirait la condamnation, et si, me tenant au -dessus et me tournant vers le soleil, je faisais fondre toutes les lettres du jugement ? Socrate . Par les Grâces ! cela est très bien trouvé . ( Les Nuées , v. 768-772.)
UITÉ
égyptien du Louvre. Mon savant confrère, M. Reinaud, me fait observer que, de notre temps encore dans les écoles arabes, on emploie ainsi des tablettes de bois pour y transcrire la leçon des écoliers. On sait enfin que l album , qui, chez les Romains, servait de registre, soit pour les annales des pontifes, soit pour les listes de magistrats, se composait aussi de planches de bois blanchies à leffet de recevoir lécriture. 2° Il y avait ensuite une copie sur charta (vous noterez en passant que cest là de beaucoup le plus ancien texte où nous trouvions ce mot) , cest-à-dire, sans doute, sur papier de papyrus ; car, à cette date, rien ne laisse croire que les Athéniens se servissent pour écrire de ces peaux plus ou moins grossièrement préparées, dont Hérodote et Ctésias attestent lusage chez les peuples de lAsie ; et, dautre part, la fabrication du parchemin proprement dit, ou charta pergamena , ne date que du règne des Attales. 3° Il y avait enfin lexemplaire sur beau marbre pentélique, dont quelques plaques ont été heureusement retrouvées parmi les ruines de lAcropole. Dailleurs, le caractère même du document que je viens de signaler ne permet pas dadmettre que lemploi des planches de bois en guise de papier fût alors une exception et un accident. Au contraire, les planches paraissent suppléer régulièrement le papier, et cela, à cause de leur moindre prix, puisque chaque planche coûte 30 cent. de moins quune feuille en papyrus. Aujourdhui, assurément, le rapport de ces deux matières serait inverse, et cest la planche de bois qui coûterait beaucoup plus cher que le papier. Mais voici une autre observation qui mérite de nous arrêter quelques instants. Daprès des calculs fort exacts de M. A. Bckh ( Économie politique des Athéniens , liv. I, c. 20) , une famille de quatre personnes adultes pouvait vivre à Athènes, au temps de Socrate, avec 500 fr. environ par an, soit 125 fr. par an et par personne ; cest-à-dire que, de ce temps, le rapport entre largent et les choses vénales était au moins quadruple de ce quil est aujourdhui, même dans une petite ville de notre Occident. Par conséquent, la planche de bois, achetée en 407 avant Jésus-Christ par lentrepreneur des travaux de lErechthéion, représente réellement, en valeur monnayée de notre siècle et de notre pays, 3 fr. 60 c., et la feuille de papier représente 4 fr. 80 c. Si lon songe maintenant que les deux planches valant ensemble 7 fr. 20 c., et les deux feuilles valant ensemble 9 fr. 60 c., répondent seulement aux comptes dune prytanie, cest-à-dire de 36 à 37 jours, comptes dont létendue matérielle peut être appréciée encore, dune façon assez exacte, daprès les débris de lexemplaire sur marbre, si lon songe que le dixième des écritures dune année nexigeait pas un rôle considérable et pouvait tenir sur deux ou trois pages in-quarto, de ces réflexions, il sera facile de conclure combien étaient coûteuses encore les matières sur lesquelles écrivaient les Athéniens à lépoque la plus brillante de leur civilisation et de leur littérature. On comprend ainsi que les bibliothèques fussent très rares alors dans Athènes, et quun collectionneur de livres méritât dy être signalé pour cette passion peu commune, comme cela se voit quelque part dans le Banquet de Xénophon. A cet égard, toutefois, une objection doit être écartée. M. Bckh, après avoir soigneusement relevé le document qui nous occupe, dans la seconde édition de son Économie politique des Athéniens (liv. I, c. 19) , eu conclut, comme nous, lextrême cherté du papier au siècle de Périclès ; mais il remarque que pourtant les ouvrages dAnaxagore coûtaient seulement une drachme (soit 3 fr. 60 c., le prix dun gros volume in-12 dans votre collection des Classiques français) , et il cite en preuve un passage de l Apologie de Socrate , (p. 26, éd. H. Est.) , par Platon. Or ici, léminent
philologue cite évidemment de mémoire et sans vérifier le texte original En effet, le passage indiqué fait seulement dire à Socrate que ceux qui veulent apprendre la philosophie dAnaxagore nont quà laller écouter pour une drachme, à lorchestre, cest-à-dire au théâtre où brillait alors Euripide, disciple du célèbre philosophe, et habitué à mettre souvent les doctrines de son maître dans les churs de ses tragédies. Le texte de Platon témoigne donc, non pas du prix dun volume, mais du prix dune place au théâtre, et il reste démontré, ce me semble, que le papier sur lequel écrivaient tant dimmortels génies était dune cherté sans proportion avec la valeur de notre papier daujourdhui. Compensait-il alors ce prix exorbitant par des qualités particulières ? Cest à vous, Monsieur, de le dire, avec votre autorité déminent industriel et dérudit. Je sens quil y aurait à faire là-dessus bien des recherches et des conjectures qui dépassent ma compétence, et jai hâte de finir, en vous renouvelant lexpression de mon affectueux dévouement.
DE LA FABRICATION ET DU PRIX DU PAPIER DANS LANTIQUITÉ A Monsieur Egger, membre de l’Institut. Monsieur et honorable ami, Parmi les documents que jai déjà recueillis pour une Histoire du papier depuis lantiquité jusquà nos jours , linscription monumentale, récemment découverte à Athènes, que vous voulez bien me communiquer, sera lun des plus précieux, puisquà constate le prix que coûtait, au temps de Périclès, une feuille de papier ( χάρτης ) . Ce prix de une drachme et deux oboles, qui, daprès vos calculs, équivaudrait à la somme de 4 fr. 80 c., valeur actuelle, correspond précisément au prix que vaut aujourdhui une feuille de peau vélin (4 fr. 50 c. à 5 fr.) . Cette inscription, qui nous donne le compte, gravé sur marbre, des dépenses de la construction du temple dErechthée, pendant la dixième année, nous apprend de plus que ce compte était écrit en double, sur des feuilles de papier et sur des planches en bois. Daprès le prix fixé pour les unes et pour les autres, il résulte que la feuille de papier valait alors un quart de plus quune planche ou feuille de bois, puisque chaque planche coûtait 3 fr. 60 c. et chaque feuille de papier 4 fr. 80 c. Ce rapport, comme vous le remarquez, serait aujourdhui inverse ; en effet, une feuille de papier ne vaudrait maintenant que le vingtième dune feuille de bois. Le prix de la feuille de papier étant constaté par cette inscription, il reste à connaître quelle était la nature de cette feuille, sa dimension, sa qualité et sa fabrication ; je me bornerai à quelques aperçus, puisque vous voulez bien appeler mon attention sur ce sujet. Comme vous, je crois incontestable que le mot χάρτης charta , que porte linscription, mot qui paraît pour la première fois sur un monument dune époque aussi reculée, et qui se retrouve aussi dans un fragment de Platon le comique dont les pièces étaient jouées vers le même temps (430 avant Jésus-Christ 1 ) , ne saurait sappliquer quau papier fait avec le papyrus. En effet, lemploi du papyrus, pour lécriture, remonte à la plus haute antiquité dans lÉgypte et même en Asie et en Europe ; cest ce que constatent les traditions les plus anciennes, quand même on nadmettrait pas comme avérés les faits rapportés par Pline, tels que la lettre écrite sur papyrus par Sarpédon au temps de la guerre de Troie, dont loriginal fut montré en Lycie au consul Mutianus ; la découverte faite à Rome sur le Janicule, 535 ans après la mort de Numa, de ses livres écrits sur papier ; lhistoire des livres Sibyllins détruits sous Tarquin, etc. Lantique renommée dont jouissaient dans les pays étrangers les feuilles qui provenaient du papyrus, et qui servaient à écrire les livres, est attestée par le disciple dAristote, Théophraste, qui a décrit les divers usages de cette plante 2 , et par Dioscoride qui dit également que cest avec le papyrus, si connu de tous, que le papier χάρτης est confectionné 3 . Son usage immémorial en Égypte est 1 Fragments des Poètes comiques , éd. A. F. Didot, 1855, p. 257, fragment 11. 2 Histoire des Plantes , liv. IV, chap. VIII, 4. 3 Dioscoride, 1, 115. Ce mot χάρτης était connu aussi des Stoïciens, qui prétendaient que lhomme apporte en naissant une âme qui est comme un papier ( χάρτης ) disposé pour écrire, et sur lequel chacune de nos pensées vient sinscrire . (Plut., de Placitis philos ., IV, § 11.)
constaté par linépuisable quantité de manuscrits en langue démotique et hiératique que recèlent les nombreux hypogées de la haute et de la basse Égypte 1 , et par les manuscrits grecs quon y découvre aussi très fréquemment, et qui, bien que plus récents, remontent cependant jusquà 250 ans avant Jésus-Christ. Le papyrus, appelé par les Grecs Βίβλος ( biblos ) , doù le mot bible (le LIVRE par excellence) , fut donc appliqué de tout temps au papier désigné par le nom de χάρτης , de même que cétait par les mots διφθέραι et δέρρεις quon distinguait les peaux danimaux sur lesquelles, selon Hérodote, Ctésias et Diodore de Sicile, les Ioniens et les Perses écrivaient dans lantiquité. Quand, plus tard, les Ptolémées, maîtres de lÉgypte, interdirent, par une rivalité de bibliophiles, lexportation du papyrus, afin den priver les rois de Pergame , dont les bibliothèques menaçaient de surpasser en richesses celles dAlexandrie, et quEumène et Attale, forcés de recourir à lusage des peaux, en perfectionnèrent la préparation et en transmirent lusage aux Romains, les mots pergamenum et membrana remplacèrentles anciennes dénominations consacrées aux peaux, tandis que le seul mot χάρτης , charta , resta toujours appliqué à la feuille de papier, par opposition aux autres mots διφθέραι , δέρρεις , περγα µ ηνόν , Βε µ βράνη ( membrana ) , qui de tout temps ont servi à désigner les feuilles en peau danimaux. Athènes, par ses fréquents rapports avec lÉgypte, dut connaître dès longtemps lusage du papyrus, et lemployer pour les actes publics et privés, et pour les écrits de ses historiens, de ses savants et de ses poètes, préférablement aux écorces darbre ou aux copeaux de bois dont se servaient les peuples moins civilisés, et quon nemployait à Athènes que dans les écoles et pour les écrits de petite dimension ou dune durée éphémère 2 , de même que les tessons de poterie servaient aux percepteurs pour y inscrire leurs reçus dimpositions. Linscription ne nous indique pas quelles dimensions pouvait avoir la feuille de papier dont il sagit, et je ne trouve aucun renseignement dans les auteurs grecs sur la dimension des feuilles du papier fait avec le papyrus ; mais les manuscrits dHerculanum, et les feuilles que nous possédons dans nos musées, nous fournissent, en nature, de nombreux exemples qui la constatent. On a même remarqué que les manuscrits grecs trouvés à Herculanum nont que six à neuf pouces de haut, tandis que les manuscrits latins ont de neuf pouces à un pied de hauteur, ce qui saccorde avec ce que nous dit Pline, qui entre dans de très grands détails sur la fabrication du papier fait avec la tige du papyrus. Selon lui, les belles sortes de papier navaient pas plus de treize doigts de largeur (environ treize de nos pouces, 36 c. 50 mill.) ; mais leur longueur fut agrandie au temps de Claude, en sorte que les macrocolles , les grandes feuilles, avaient jusquà une coudée de hauteur (un peu moins dun pied et demi, soit 50 centimètres) , ce qui répond à peu près aux dimensions du papier connu aujourdhui sous le nom de couronne, et dont la rame (les cinq cents feuilles) , coûte environ cinq francs, en sorte que, de 1 Champollion affirme que, parmi les papyrus que possède le musée de Turin, il en est qui remontent jusquà 1739 années avant Jésus-Christ. 2 Je lis, dans une des lettres écrites par saint Jérôme à Nicias, quon donnait le nom de tabellarii , doù notre mot tabellion , à ceux qui se servaient de planchettes ou copeaux de bois pour écrire, et le nom de librarii à ceux qui faisaient usage de lécorce des arbres ( liber ). Nam et rudes illi Italiæ homines, quos Cascos Ennius appellat, qui sibi (ut in Rhetoricis Cicero ait), ritu ferino victum qurebant, ante chartæ et membranarum usum, aut in dedolatis e ligno codicillis, aut in corticibus arborum, mutuo Epistolarnm alloquia mussitabant. Unde et portitores earum tabellarios et scriptores a libris arborum librarios vocavere . Epist . VIII, p. 15, deuxième partie, t. IV Operum (éd. Martineau, 1606).
nos jours, une feuille de papier de dimension égale à celle dont il sagit coûterait cinq cents fois moins cher quau temps de Périclès. Jusquà lépoque du grand développement de la civilisation qui fut le résultat du contact de Rome avec la Grèce, le papier se maintint à un prix élevé ; son exportation, bornée presque entièrement à Athènes et à ses colonies ioniennes, était presque nulle chez les autres peuples de la Grèce, tels que les Spartiates, les Béotiens, les Acarnanes, qui, comme on le sait, écrivaient et lisaient fort peu. Cependant les Phéniciens, ces inventeurs de l Écriture 1 , dont le commerce sétendait dans le monde entier connu des anciens, devaient, ainsi que les Tyriens, importer dÉgypte une quantité considérable de papier à écrire pour les besoins de leur correspondance et de leur comptabilité, et surtout de cette sorte de papier que Pline désigne sous le nom d emporetica , destiné à envelopper les marchandises. La difficulté du transport par terre ne permet pas de supposer que les Phéniciens et les Tyriens, peuples maritimes, aient jamais fait un grand emploi du papier quon fabriquait aussi à Babylone avec le papyrus qui crois-sait dans les eaux de lEuphrate 2 . Le renseignement que nous a transmis Pline sur ce papier asiatique est jusquà présent le seul que nous ait transmis lantiquité, et cette fabrication, toute récente à lépoque où il écrivait, semble avoir été très limitée, puisquil nous dit que les Parthes navaient pas renoncé à lusage de se servir de leurs vêtements pour y broder ce quils voulaient écrire . Les fouilles, et les voyages scientifiques faits maintenant dans ces contrées, en nous faisant mieux connaître létat de la civilisation asiatique, confirmeront peut-être, par quelque document nouveau, lassertion de Pline. La difficulté de la fabrication du papier, sa rareté, et le prix élevé quil coûtait, devaient être un grand obstacle aux relations sociales, et nous expliquent la modération, si rare de nos jours, quapportait ladministration dAthènes sous Périclès, dans lemploi du papier, puisquon voit réduite à deux feuilles seulement la comptabilité des dépenses occasionnées par la construction du temple dErechthée dans lAcropole pendant une prytanie 3 . Cette cherté, principal obstacle à la reproduction des chefs-duvre littéraires, tels par exemple, que les écrits volumineux dHippocrate, de Platon, dAristote, rendait, comme vous le faites observer, les bibliothèques rares et peu considérables à Athènes, puisque lacquisition des livres nétait possible quà ceux auxquels la richesse ou la passion permettait de ne pas calculer la dépense. En effet, on sait que Platon fit acheter trois traités du pythagoricien Philolaüs cent mines ou 9,000 fr. 4 , et quAristote avait donné, pour un petit nombre de volumes qui avaient appartenu à Speusippe, disciple de Platon, trois talents (plus de 16,000 fr.) 5 . Aussi lintérêt que portaient les Athéniens aux livres et à tout ce qui pouvait contribuer à leur conservation nous est-il attesté par le témoignage public quils en donnèrent à un certain Philtatius auquel ils élevèrent une statue pour leur avoir enseigné lart de lencollage, soit que ce Philtatius ne fût quun simple 1 Voyez, sur lancienneté de lÉcriture et sur le papyrus, le mémoire de M. Dureau de La Malle inséré au tome IX de la seconde série des Mémoires de lAcadémie des Inscriptions . 2 Nuper et in Euphrate nascens cirea Babylonem papyrum intellectum est eumdem usum habere chartæ, et tamen adhuc malunt Parthi vestibus litteras intexere . (Pl., liv. XIII, 22) 3 La durée dune prytanie était de trente-cinq jours. 4 Diogène Laërce, liv. III, 9, Vie de Platon , dit que Platon écrivit à Dion de lui faire cette acquisition, et dans un autre endroit, quelle fut réalisée. (Liv. VIIV, 85, Vie de Philolaüs .) 5 Diogène Laërce, liv. IV, 5, Vie de Speusippe .
relieur, soit plutôt quil fût un inventeur de quelque procédé pour mieux coller le papier 1 . Dans lorigine, le papier de papyrus dut avoir peu de consistance, et probablement nétait pas collé ou létait imparfaitement, en sorte que lencre pénétrait facilement la feuille. Pline le Jeune sexcuse de ne point écrire à son ami, attendu que la nature du papier quil pourrait se procurer à la campagne boit tellement que ce quil écrirait deviendrait illisible 2 . Pour remédier à ce grave inconvénient, la préparation du papier reçut successivement dimportantes améliorations. Lencollage du papier était et est encore de nos jours une des opérations les plus importantes de sa fabrication. Il donnait aux fibres du papyrus une solidité dont est naturellement dépourvu le tissu fort lâche de ce roseau, et rendait imperméable à lécriture 3 la réunion des deux feuilles de papyrus dont la superposition constituait la feuille de papier. Cette application sur une feuille de papyrus (où toujours les fibres perpendiculaires ont le plus de consistance) duneautre feuille placée transversalement au sens de la première, produit une telle illusion que lorsquon examine dans les vitrines du Louvre les manuscrits, même les plus anciens, on croit y reconnaître une chaîne et une trame semblables à celles que présentent les autres étoffes de lin sur lesquelles les Egyptiens écrivaient presque aussi fréquemment que sur le papyrus. Cest ce procédé que Porphyre a si bien résumé par lexpression : έξυφασ µ ένην πάπυρον είς Βίβλους 4 , du papyrus TISSU en papier à écrire , ou pour livres . Lamidon, converti en colle au moyen dun peu de vinaigre, agglutinait donc, pour nen former quune seule, ces deux feuilles de papyrus superposées de manière à imiter un tissu détoffe. Depuis vingt ans seulement, lancien procédé des Egyptiens, le collage végétal, après avoir reçu de grands perfectionnements, a été remis en pratique comme une invention ; son usage, devenu général, a remplacé presque entièrement l encollage à la colle animale , qui date de lorigine de la fabrication, en Europe, du papier fait à la main avec la pâte provenant des chiffons 5 . La civilisation, en sétendant avec les conquêtes de Rome, devenue lettrée, accrut considérablement en Égypte la culture du papyrus, et sa transformation en papier en fit un des principaux objets de son commerce extérieur ; mais, 1 Voici le passage dOlympiodore conservé par Photius ( Cod . LXXX, p. 61, éd. Bekk) : On désirait beaucoup, à Athènes, connaître le moyen de bien coller les livres, et on se livrait à des recherches, lorsque Philtatius, dont le savoir littéraire est bien connu, enseigna aux Athéniens le degré dencollage convenable. Ceux-ci, par reconnaissance, lui élevèrent une statue . Olympiodore, ami de Philtatius, vivait au IVe siècle après Jésus-Christ. 2 Pline, liv. VIII, 15, 2. 3 Le papier , dit saint Nil dans son Épître à Philippe le Scholastique, n° 264, est formé de papyrus et de colle . Possin. Paris, 1657. - Pline entre dans de grands détails sur les soins que lon prenait à Rome pour perfectionner lencollage des papiers venant dÉgypte. 4 Porphyre ap. Euseb. Prp. Evang ., p. 98. A. 5 La fibre qui constitue le papier a généralement moins de solidité en Angleterre quen France, où les chiffons sont de meilleure qualité ; aussi lancien procédé du collage à la colle animale ou gélatine sest maintenu en Angleterre de préférence à la colle végétale. Il est vrai de dire que le collage végétal y réussit généralement moins bien quen France ; ce qui tient probablement à la qualité des eaux qui coulent sur un sol granitique, phénomène que la chimie peut expliquer et qui se reproduit également dans quelques contrées de la France. Daprès ce que dit Pline, il paraîtrait que leau du Nil, surtout lorsque le fleuve était chargé de limon, devenait très favorable à lencollage.
indépendamment de cet avantage, cette plante rendait au pays de nombreux services. Ses racines, dit Pline, servaient aux habitants, sois comme bois à brûler, soit pour faire des ustensiles de ménage ; de sa tige ils formaient des nacelles ; de lécorce extérieure, des voiles, des toitures de maison, même des habits, des couvertures et des cordes ; ils mâchaient le papyrus soit cru, soit bouilli, et en avalaient le jus. Théophraste dit même quon le mangeait cru, bouilli ou grillé 1 , ce que confirme Dioscoride. Son usage comme nourriture paraît même être devenu assez général pour que les Egyptiens aient été appelés mangeurs de papyrus 2 . Mais comment ce roseau, qui offrait de tels avantages à lÉgypte, a-t-il disparu complètement de son sol ? Du moins, je nen ai pu découvrir une seule tige dans le Delta de lÉgypte, ni sur la branche de Rosette, ni sur celle de Damiette. Cest seulement en Sicile, à la fontaine Cyanée, que jai vu quelques bouquets de cette belle plante. Pour preuve de lextension quavait prise la culture du papyrus et la fabrication du papier en Égypte, je me bornerai à un seul témoignage, peu connu, je crois : lhistorien Vopiscus nous apprend que le tyran Firmus (ce riche marchand de Séleucie dont le palais avait ses fenêtres en verre ) , se vantait, lors de sa révolte contre Aurélien, 274 ans après Jésus-Christ, davoir tant de papier quil pourrait nourrir son armée avec le papyrus et la colle ou gluten contenus dans ses magasins 3 ! Cette importance de la fabrication du papier de papyrus, en Égypte, est attestée par dautres documents. Dans la riche et opulente ville dAlexandrie , dit une lettre dHadrien citée par Vopiscus 4 , nul ne demeure oisif : les uns soufflent le verre, les autres confectionnent le papier . Ailleurs, le même historien 5 nous apprend quAurélien imposa aux Égyptiens un tribut perpétuel en papier et en verre . Au sujet de cette fabrication du verre et du papier, objets dune si grande importance et dun prix si élevé, dont le commerce enrichissait lÉgypte, je crois devoir rappeler que lutilité et limportance de ces mêmes objets frappèrent à un tel point lattention de nos rois quils crurent devoir anoblir les deux professions de verrier et de papetier, et que, jusquà la fin du siècle dernier, les ouvriers attachés aux verreries et aux papeteries étaient les seuls qui eussent le droit de porter lépée et le titre de gentils-hommes papetiers et verriers 6 . Cette intéressante fabrication du papier, dont les produits se rattachent intimement aux uvres de lesprit, à la circulation des idées , et aux services de 1 Histoire des Plantes , liv. IV, 8. 2 Schol. dEschyle, sur les Suppliantes , v. 768. 3 Vopiscus, Vie de Firmus , § 3. Tous les murs de sa maison, sil en faut croire la renommée, étaient couverts de carrés de cristal quil avait fait fixer avec du bitume ou autres matières gluantes. Il avait tant de livres, quil disait souvent en public quavec le papier et la colle il pourrait nourrir une armée . - Les commentateurs ne sont pas daccord sur le sens des mots alere exercitum dont sest servi Vopiscus. Est-ce nourrir son armée avec le papyrus ou le gluten, ou bien entretenir cette armée avec le produit de la vente du papyrus et de la colle ? Je crois, daprès lusage quavaient les Égyptiens de se nourrir de papyrus, que Firmus a voulu dire quen cas de siège son armée ne serait pas affamée tant quelle aurait à manger le papyrus et le gluten (fait avec lamidon ou fleur de farine), quil possédait dans ses magasins. 4 Vie du tyran Saturnin , § 8. 5 Vie dAurélien , § 44. 6 Nous avons vu de nos jours élever à la pairie M. Canson, cet honorable manufacturier si connu par les progrès que lui doit la fabrication du papier, surtout son encollage. Cest la fabrication du papier qui donna au célèbre Montgolfier lidée des aérostats.
ladministration, a toujours été en France lobjet dune prédilection toute spéciale. Si quelquefois de timides essais pour imposer un pro-duit auquel tant de services éminents et tant dindustries se rattachent, ont été tentés par le fisc, ils ont été aussitôt abandonnés devant les manifestations de lopinion publique, à qui cet impôt est aussi antipathique que lont été de tout temps les entraves à la libre circulation de la voie publique . Sans le papier, la civilisation et la mémoire du passé périraient , a dit Pline : Quum chart maxime usu humanitas vitæ constet et memoria 1 . Sous Tibère, le papier était devenu tellement indispensable aux besoins de la vie, que, la disette sen étant fait sentir, les relations sociales furent troublées au point quune commission de sénateurs dut être nommée pour en opérer la répartition 2 . Cest ainsi que dans notre grande révolution les moulins à papier furent mis en réquisition pour suffire à durgentes nécessités et à la fabrication des assignats. La présence de soldats même fut jugée nécessaire pour maîtriser lesprit indocile des ouvriers papetiers dans la fabrique de Montargis, qui prit alors une grande extension. Mais comme il arrive toujours en industrie, surtout lorsque la matière première peut être obtenue à peu de frais et en abondance, lextension du commerce de lÉgypte avec Rome et la grande consommation du papier durent, en accroissant sa fabrication, diminuer sa valeur. Jen crois voir la preuve dans les épigrammes de Martial où le prix fixé aux diverses parties dont lensemble compose son recueil, permet, jusquà un certain point, de conjecturer quel était alors à Rome celui du papier. La modicité des prix indiqués est telle quon ne peut supposer que ces livres fussent écrits sur parchemin. Cétait, dailleurs, sur papyrus que les Gracques, Cicéron, Auguste et Virgile écrivaient 3 , et très probablement sur le papier dit cornélien , du nom de lami de Virgile, le poète Cornélius Gallus, protecteur des lettres, qui, lorsquil était gouverneur de lÉgypte, perfectionna tellement la préparation dune sorte de papier, que le nom de cornélien lui fut donné pour le distinguer de tous les autres 4 . Martial nous apprend donc quun certain Lupercus, ne voulant pas acheter son premier livre d Épigrammes qui venait de paraître, le lui demande à emprunter, et Martial, ainsi quil est dusage en pareille circonstance, le renvoie à son libraire en lui disant : Il est inutile de donner tant de peine à votre esclave pour venir chez moi chercher ce petit livre ; la distance qui nous sépare est grande, et je loge au troisième étage dans une maison dont les étages sont très hauts. Pourquoi donc chercher si loin ce quon a près de soi ? Vous habitez lArgilète, et tout près de vous, au Forum de César 5 est une boutique dont la devanture, toute couverte de 1 Liv. XIII, 21, 1. Lexpression humanitas vitæ qui, je crois, a été employée pour la première fois par Pline, me semble traduite convenablement par le mot civilisation qui, lui-même, est un mot nouveau, et ne figure point dans les anciens dictionnaires de lAcadémie. On ne ly voit paraître que dans lédition qui fut publiée par décret en lan III, mais sans la sanction de lAcadémie. 2 Factumque jara Tiberio principe inopia chart, ut e senatu darentur arbitri dispensund : alias in tumultu vita erat . (Pline, Hist. nat ., XIII, 27.) 3 Pline, XIII, 26. 4 Isidore de Séville, Origines , liv. IV, c. 8, § 5, Éd. Otto, coll. Lindemann. 5 Cétait aussi au Forum de César quhabitaient plusieurs libraires, entre autres les Sosie, ces libraires-éditeurs dHorace, qui faisaient aussi le commerce dexportation, particulièrement des livres passés de mode et bons pour les colonies, comme nous dirions aujourdhui. Hic et mare transit - aut fugies Uticam, et vinctus mitteris Ilerdam .
titres de livres, permet de lire, dun coup dil, le nom de tous les poètes. Demandez-moi donc en vous adressant au libraire Atrectus, et il vous tirera du premier ou du second casier un Martial, quil vous offrira bien poli à la pierre ponce et coloré en pourpre, au prix de cinq deniers (un peu moins de cinq francs) . Je ne vaux pas ce prix, direz-vous ? Ma foi, vous avez raison, Lupercus . (I, Épigr. 118.) Une autre épigramme de Martial nous donne également le prix de lun de ses autres livres, et nous apprend que la remise en fait de librairie pouvait être de cent pour cent, comme elle lest encore de nos jours pour la musique. II nous dit, au sujet du treizième livre de ses Épigrammes , quil avait intitulé Xenia (cadeaux ou étrennes) : Ce tout petit livre, qui contient un recueil détrennes, te coûtera quatre pièces, nummi (environ 1 fr.) . Quatre pièces ! cest trop, diras-tu ? Deux en effet pourraient suffire, et encore le libraire Tryphon y aurait un beau bénéfice . Ce livre ne forme en effet que 14 pages dans lédition des Alde, et si lon déduit la remise de cent pour cent, sa fabrication naurait coûté que 50 centimes. Le prix de un franc fixé pour le public était donc un peu moins élevé que ne létait comparativement celui du premier livre des Épigrammes , dont le prix pour le public était de près de cinq francs, bien quil fût moins gros dun cinquième (il a 56 pages dans lédition dAlde) ; de plus il était poli à la pierre ponce et coloré ;en pourpre, luxe dont on ne dit pas que fût pourvu le treizième livre de Martial dans lexemplaire en question. Un passage curieux dIsidore 1 nousapprend que chez les profanes la dimension des livres était déterminée par la nature même des écrits ; ainsi les lettres et les poésies sécrivaient dans un petit format, tandis que le grand format était réservé aux histoires. Le recueil des poésies de Martial devait donc être écrit dans un petit format qui nexigeait que peu de papier, ce qui explique comment il pouvait être vendu à un prix aussi peu élevé. Du moment où nous pouvons apprécier ce que coûtait la fabrication des livres, et quelle était leur dimension, il reste à connaître quel était le prix payé aux scribes par page ou par cent de vers , afin de mieux calculer la valeur que pouvait avoir le papier. Sil ny a point dexagération poétique dans ce que nous dit Martial, les copistes, à Rome, écrivaient avec une telle célérité, que, pour son second livre qui forme 22 pages dans lédition dAide, et qui contient plus de cinq cents vers, il ne leur fallait quune heure pour les transcrire. M. Géraud, dans son excellent Essai sur les livres , fait à ce sujet le calcul suivant : Admettons que le poète exagère, et, au lieu dune heure, mettons quatre heures pour copier les cinq cent quarante vers qui composent ce second livre ; supposons de plus que, dans latelier du libraire, cinq copistes sous la dictée dun lecteur soient occupés à transcrire le second livre de Martial, et quils travaillent
1 Origines , l. VI, ch. XII, p. 187, éd. Otto, coll. Lindemann : Qudam genera librorum apud gentiles certis modulis conficiebantur : breviore forma CARMINA atque EPISTOLÆ ; at vero HISTOBLE majore modulo scribebantur .
huit heures par jour, ils auront fait dix exemplaires chaque jour, et trois cents exemplaires en un mois 1 . (p. 204.) Peut-être pourrez-vous découvrir quelque document qui éclairera mieux la question importante du prix des livres dans lantiquité ; je men rapporte à cet égard à votre science et à votre sagacité si généralement appréciées. Mais dans les calculs il faut, pour établir la comparaison avec les prix actuels, tenir compte de ce que les écrits nétaient grevés daucun droit de propriété littéraire ; ce droit si légitime, récemment protégé par une forte et persévérante volonté qui la fait introduire dans le droit des nations, est une invention toute récente. Aucune indication, concernant ce droit, na pu être découverte ni dans la législation grecque ni dans la législation romaine, ni même dans les écrits des auteurs anciens. Les vers , nous dit Tacite 2 , ne conduisent ni aux honneurs ni à la fortune ; le seul bien quils procurent est un plaisir fugitif, et des louanges frivoles et stériles . Cétait donc aux princes, cétait aux grands à rémunérer les poètes, et si cette dette fut souvent acquittée généreusement par eux, plus souvent encore le mérite fut méconnu. Il est pénible de voir que pour obtenir une tunique, puis un manteau, Martial soit obligé de les faire solliciter par sa muse aussi humblement que le grand Corneille, adressant au financier Montoron sa supplique, dans la dédicace en tête de Cinna ! Aussi quelquefois les poètes, dans leur indignation contre leur sort misérable, laissaient échapper de leur cur indigné, aussi bien dans lantiquité que dans les temps modernes, des plaintes énergiques et généreuses, telles entre autres sont celles de Théocrite dams sa belle idylle intitulée les Grâces , où, par leur intercession et celle des Muses, ce grand poète, tout en promettant une gloire immortelle à Hiéron, sollicite un bienveillant appui de son pouvoir royal. Quoique vous connaissiez aussi bien que moi, dans loriginal, cette noble supplique, permettez-moi de vous en rappeler quelques passages que mon père a traduits avec une rigoureuse fidélité, dautres diront avec talent : Les Poètes sacrés, les filles de Mémoire, Des Héros et des Dieux éternisent la gloire. Nous chantons sur la terre, ainsi que vous aux cieux, Nous, mortels, les mortels ; vous, déesses, les dieux. Mais est-il un seul homme éclairé par laurore, Un seul qui sous son toit daigne accueillir encore, Que dis-je ? ne sempresse à renvoyer, sans don, Les Grâces, que je vois dans ma triste maison Rentrer, me reprochant leur stérile requête ? Alors le poète sécrie : . . . . . . . . Ah ! dans ce siècle étrange, Quel mortel sait priser les beaux vers, la louange ? Partout lamour du beau cède à lamour du gain. Voici la réponse quon faisait alors aux auteurs pour motiver un refus : 1 Les cent dix-neuf épigrammes de Martial formant son premier livre ont 830 vers faisant cinquante-deux pages dans lédition dAlde (format in-12), et le treizième livre a 274 vers qui forment douze pages dans la même édition. 2 Tacite, Dialogue des Orateurs , chap. IX.