LES CÉSARS JUSQU'À NÉRON
TOME IV
PAR LE COMTE FRANZ DE CHAMPAGNY
PARIS - AMBROISE BRAY ÉDITEUR - 1876
TABLEAU DU MONDE ROMAIN SOUS LES PREMIERS EMPEREURS
(suite)
LIVRE TROISIÈME. — DES MŒURS.
CHAPITRE PREMIER. — La société.
§ I. — Entrée dans Rome. — § II. - L'esclave. — § III. — Le client. — § IV. — Le
maître.
CHAPITRE DEUXIÈME. — De la famille.
§ I. - Constitution primitive de la famille romaine. — § II. - Décadence du système
antique.
CHAPITRE TROISIÈME. — De la vie intellectuelle.
§ I. - Des sciences. — § II. - De l'éloquence, de la poésie et des arts. — § III. - Des
spectacles.
CHAPITRE QUATRIÈME. — Résumé et conclusion.
LIVRE QUATRIÈME. — DU NÉO-STOÏCISME ET DU CHRISTIANISME.
CHAPITRE PREMIER. — Du néo-stoïcisme.
§ I. — Ses premiers développements. — § II. - Caractères du néo-stoïcisme. — § III. -
Vices et impuissance du néo-stoïcisme.
CHAPITRE DEUXIÈME. — Du christianisme.
CHAPITRE III. — Du paganisme moderne.
APPENDICES.
A. - De l'étendue et de la population de Rome. — B. - Sur la condition des femmes. —
C. - Sur le Pollion de Virgile. — D. - Passages semblables de Sénèque et de l'Écriture
sainte. LIVRE TROISIÈME — DES MŒURS.
CHAPITRE PREMIER. — LA SOCIÉTÉ.
§ I. — ENTRÉE DANS ROME.
Tout à l'heure, au moment de faire connaître la politique de Rome et les bases
sur lesquelles était constitué son empire, nous avons dû jeter un coup d'œil sur
ses provinces, et dans un rapide voyage étudier la forme extérieure du monde
que Rome avait soumis et auquel Rome commandait. Aujourd'hui, avant de
décrire les mœurs et la vie sociale du monde romain, c'est dans Rome elle$
même, ce semble, que nous devons entrer : Rome est la cité maîtresse, la cité
dans laquelle le monde se réunit et se mêle, dans laquelle les nuances s'effacent,
les contradictions se balancent, les contrastes s'établissent ; c'est en elle que
nous devons aujourd'hui, autant qu'il est en nous, montrer l'empire dans toute
sa puissance et toute sa vie.
Reprenons donc notre course. Nous avions côtoyé l'Italie et nous étions entrés
dans le golfe de Naples, dans ce magnifique amphithéâtre où, depuis vingt
siècles, on vient pour respirer et pour vivre : les Romains eussent dit, comme le
Tasse : Voir Naples et puis mourir ! A Pouzzoles, nous avons posé le pied sur la
terre italique, et nous suivons lentement la voie Appia, dont les bords sont
alternativement semés de villas et de sépulcres.
A ce double signe reconnaissez l'Italie. Çà et là, au milieu d'une campagne aride
et poudreuse, ou bien parmi des marais fiévreux, non loin d'un palais
magnifique, un esclave, les fers aux pieds, cultive paresseusement une terre qui
n'est pas à lui. Le champ des robustes Sabins a été livré, pour redire l'expression
hardie de Pline, à des mains enchaînées, à des pieds liés par les entraves, à des
visages marqués d'un fer rouge1. La culture joyeuse et libre a été chassée par la
culture servile et sans cœur, le père de famille par l'esclave de la glèbe, qui tous
les soirs va dormir garrotté dans les cellules souterraines de l'ergastule. Ce n'est
pas assez : les parcs et les villas ont encore rétréci l'espace que pouvait
parcourir la charrue ; entre le travail nonchalant de l'esclave et la stérile
magnificence du maître, entre le champ à moitié déserté par une bêche indolente
et l'enclos planté à grands frais d'arbres étrangers et inutiles, le sol du Latium,
tourmenté par le caprice et desséché par l'égoïsme, s'est refusé à l'homme, et
son aspect s'est profondément attristé. Ce sont de loin en loin les vapeurs
menaçantes de ses marais, les ruines de ses villes, signes de l'atonie de cette
terre qui ne nourrit plus ses habitants : et quand, à travers cette plaine
poudreuse et résonnante, le silence des villas et des tombeaux dont ce sol est si
riche est par hasard interrompu par le cri plaintif du pâtre esclave ou par le bruit
de ferraille de l'ergastule, on se sent auprès de Rome, et on respire cet air qu'elle
répand autour d'elle, cet air de servitude, de magnificence et de mort.
1 Impediti pedes, vinctæ manus, inscripti vultus. (Pline, Hist. nat., VII, 4.) Peu à peu, sur la ligne droite et claire de l'horizon, la grande ville apparaît,
mélange confus d'édifices qu'enveloppe un nuage de fumée ; Rome, que Virgile
appelle la plus belle des choses1, cité commune de toute terre, capitale de tous
les peuples, ouverte à tous2 ; abrégé du monde3, ville des villes4 ; Rome
chantée par les poètes, exaltée par les orateurs, maudite et admirée des
philosophes, et qu'après tout ses panégyristes n'ont pas trompée lorsqu'ils
l'appelaient la ville éternelle.
Éternelle, il est vrai, non par la force, comme elle prétend l'être, mais, ce qu'elle
n'espère point, par l'intelligence ; non par les armes, mais par la parole ! Rare et
glorieux destin de cette cité, que Dieu fit pour le commandement, qui ne perdra
un jour l'empire des choses que pour ressaisir l'empire plus glorieux de la pensée
! la plus grande, sans nul doute, de la civilisation et de l'histoire, et qui comptera
deux mille ans et plus de royauté sur la partie civilisée du monde ! Un jour la
Rome chrétienne, au$dessus de ce bruit et de cette poussière qui enveloppe les
monuments de la Rome impériale, se fera reconnaître par la croix du Vatican,
plus proche du ciel et plus évidente, symbole d'élévation et d'unité.
Mais à mesure que nous marchons, Rome nous environne, naît et pour ainsi dire
s'épaissit autour de nous. On ne sait où elle commence, on ne sait où elle finit.
En quelque lieu que l'on se pose, on peut se croire au centre5. Peu à peu ces
maisons disséminées aux avant$postes de la cité, le suburbanum du riche, le
tugurium du pauvre, les tombeaux épars, les chapelles isolées se rapprochent,
serrent leurs rangs, s'alignent en rues et deviennent ville. Un faubourg de Rome
est presque une cité, simple vestibule de celle qu'on nomme la ville6.
Continuons notre route, franchissons à la porte Capène le Pomérium de Servius ;
traversons le centre de ce tourbillon et de cette magnificence, le cœur de la cité,
son Forum ; et si, troublés par le flux et le reflux de tout ce peuple agité dans
Rome comme la mer dans son bassin, nous voulons nous recueillir et contempler
un peu, montons au Janicule, où, séparés par le Tibre de la