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La Maison de campagne d'Horace
Gaston Boissier
1895
Sommaire
1
2 I.
3 II.
4 III.
5 IV.
6 V.
7 Notes
Il est impossible de lire Horace sans désirer connaître cette maison de campagne
où il a été si heureux. Peut-on savoir exactement où elle était ? Est-il possible de
retrouver, non pas les pierres mêmes de sa villa, que le temps a sans doute
dispersées, mais le site charmant qu’il a tant de fois décrit, ces hautes montagnes
« qui abritaient ses chèvres des feux de l’été », cette fontaine près de laquelle il
allait s’étendre aux heures chaudes du jour, ces bois, ces ruisseaux, ces vallées,
cette nature enfin qu’il a eue sous les yeux pendant la plus longue et la meilleure
partie de sa vie ? C’est une question qu’on se pose depuis la Renaissance, et l’on
en a d’assez bonne heure entrevu la solution. Vers la fin du seizième siècle,
quelques érudits, qui s’étaient mis en quête de la maison d’Horace, soupçonnèrent
l’endroit où il fallait la chercher ; mais, comme leurs indications étaient vagues et
qu’elles ne s’appuyaient pas toujours sur des preuves bien solides, ils ne parvinrent
pas à convaincre tout le monde. Du reste, il ne manquait pas de gens qui ne
voulaient pas être convaincus. Dans tous les coins de la Sabine, des savants de
village réclamaient avec acharnement pour leur pays l’honneur d’avoir donné
l’hospitalité à Horace et n’entendaient pas qu’il en fût dépossédé. C’est ainsi qu’on
mettait sa maison de campagne à Tibur, à Cures, à Reate, un peu partout, excepté
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La Maison de campagne d'HoraceGaston Boissier5981Sommaire1.I 2.II 345  IIIVI...V 67 NotesIl est impossible de lire Horace sans désirer connaître cette maison de campagneoù il a été si heureux. Peut-on savoir exactement où elle était ? Est-il possible deretrouver, non pas les pierres mêmes de sa villa, que le temps a sans doutedispersées, mais le site charmant qu’il a tant de fois décrit, ces hautes montagnes« qui abritaient ses chèvres des feux de l’été », cette fontaine près de laquelle ilallait s’étendre aux heures chaudes du jour, ces bois, ces ruisseaux, ces vallées,cette nature enfin qu’il a eue sous les yeux pendant la plus longue et la meilleurepartie de sa vie ? C’est une question qu’on se pose depuis la Renaissance, et l’onen a d’assez bonne heure entrevu la solution. Vers la fin du seizième siècle,quelques érudits, qui s’étaient mis en quête de la maison d’Horace, soupçonnèrentl’endroit où il fallait la chercher ; mais, comme leurs indications étaient vagues etqu’elles ne s’appuyaient pas toujours sur des preuves bien solides, ils ne parvinrentpas à convaincre tout le monde. Du reste, il ne manquait pas de gens qui nevoulaient pas être convaincus. Dans tous les coins de la Sabine, des savants devillage réclamaient avec acharnement pour leur pays l’honneur d’avoir donnél’hospitalité à Horace et n’entendaient pas qu’il en fût dépossédé. C’est ainsi qu’onmettait sa maison de campagne à Tibur, à Cures, à Reate, un peu partout, exceptéoù elle devait être.Le problème a été définitivement résolu, dans la seconde moitié du dernier siècle,par un Français, l’abbé Capmartin de Chaupy. C’était un de ces amoureux deRome qui vont pour y passer quelques mois et y restent toute leur vie. Quand il sefut décidé à retrouver la maison d’Horace, il n’épargna pas sa peine[1] ; il parcourutpresque toute l’Italie, étudiant les monuments, lisant les inscriptions, faisant parlerles gens du pays, cherchant de ses yeux quels sites répondaient le mieux auxdescriptions du poète. Il voyageait à petites journées sur un cheval qui s’il faut l’encroire, était devenu presque antiquaire à force d’être conduit aux antiquités. Cetanimal nous dit-il allait de lui-même aux ruines sans avoir besoin d’être averti, et safatigue semblait cesser quand il se trouvait sur le pavé de quelque voie antique. Durécit de ses courses, des résultats où ses travaux obstinés l’avaient conduit,Capmartin de Chaupy a composé trois gros volumes de près de cinq cents pageschacun[2]. C’est beaucoup plus que ne comportait la question ; aussi ne s’est-il pasimposé la loi de s’enfermer dans le sujet qu’il traite. La maison de campagned’Horace n’est pour lui qu’un prétexte qui lui donne l’occasion de parler de tout. Il aécrit comme il voyageait, s’arrêtant à chaque pas et quittant à tout moment lagrand’route pour s’enfoncer dans les chemins de traverse. Il ne nous fait grâce derien ; il éclaire en passant des points obscurs de géographie et d’histoire, relèvedes inscriptions, retrouve des villes perdues, détermine la direction des anciennesvoies. Cette façon de procéder, qui était alors fort à la mode parmi les érudits, eutpour Chaupy un très grave inconvénient. Pendant qu’il s’attardait ainsi en chemin,on faillit lui enlever l’honneur de sa découverte. Un savant de Rome, de Sanctis, quiavait entendu parler de ses travaux, se mit sur la même piste, et, le gagnant devitesse, ce qui n’était pas difficile, publia sur cette question une petite dissertationque le public accueillit favorablement[3]. Ce fut un grand chagrin pour le pauvreabbé, qui s’en plaignit avec amertume. Heureusement ses trois volumes, qui furent
bientôt en état de paraître, mirent l’opinion de son côté, et aujourd’hui on ne luiconteste guère la gloire, dont il était si fier, d’avoir découvert la maison decampagne d’Horace.Voici en quelques mots comment il s’y prend pour démontrer aux plus incrédulesqu’il ne s’est pas trompé. Il établit d’abord qu’Horace n’avait pas plusieursdomaines ; lui-même nous dit qu’il ne possède que le bien de la Sabine et que cebien lui suffit, satis beatus unicis Sabinis[4]. Il s’ensuit que toutes les descriptionsqu’il a faites se rapportent à celui-là et doivent lui convenir. Ce principe établi,Chaupy visite successivement tous les endroits où l’on a voulu placer la maison dupoète et n’a pas de peine à montrer qu’aucun ne répond tout à fait aux tableaux qu’ilen a tracés. C’est seulement à l’est de Tivoli et dans les environs de Vicovaroqu’elle peut être ; ce lieu est le seul où tout s’accorde entièrement avec les versd’Horace. Ce qui est plus frappant encore et achève de nous convaincre, c’est queles noms modernes y ont conservé leur apparence antique. Nous savons parHorace que la ville la plus voisine de sa maison et la plus importante, celle où sesmétayers se rendaient tous les jours de marché, s’appelait Varia. La table dePeutinger mentionne aussi Varia et la place à 8 milles de Tibur ; or, à 8 milles deTivoli, l’ancien Tibur, nous trouvons aujourd’hui Vicovaro, qui a gardé presqueentièrement son ancienne dénomination (Vicus Varia). Au pied de Vicovaro couleun petit ruisseau qu’on appelle la Licenza : c’est, avec très peu de changements, laDigentia d’Horace. Il nous dit que ce ruisseau arrose le petit bourg de Mandela ;aujourd’hui Mandela est devenu Bardela, ce qui est à peu près la même chose, etpour qu’aucun doute ne soit possible, une inscription qu’on y a trouvée lui restituetout à fait son ancien nom[5]. Enfin la haute montagne du Lucrétile, qui donnait del’ombre à la maison du poète, est le Corgnaleto, qui s’appelait encore dans leschartes du moyen âge Mons Lucretii[6]. Ce ne peut pas être le hasard qui a réunidans le même endroit tous les noms de lieux mentionnés par le poète ; ce n’est pasle hasard non plus qui fait que ce canton de la Sabine est si parfaitement conformeà toutes ses descriptions. Il est donc certain que sa maison de campagne étaitplacée dans cette plaine qu’arrose la Licenza, sur les rampes du Corgnaleto, nonloin de Vicovaro et de Bardela. C’est là qu’il faut adresser les adorateurs d’Horace,— Dieu sait s’il en reste ! — quand ils veulent faire à sa villa un pieux pèlerinage..IComment Horace a connu Mécène. - Caractère de Mécène. - De quelle manière on vivait chez lui. -Le palais de l’Esquilin.Avant de les y conduire, rappelons brièvement de quelle façon il en était devenupropriétaire. C’est un chapitre intéressant de son histoire.On sait qu’après avoir combattu à Philippes, dans l’armée républicaine, en qualitéde tribun militaire, Horace revint à Rome, dont les portes lui furent ouvertes par uneamnistie. Ce retour dut être fort triste : il avait perdu son père, qu’il aimaittendrement, et on lui avait enlevé son bien. Les grandes espérances qu’il avait puconcevoir quand il s’était vu, à vingt ans, distingué par Brutus et mis à la tête d’unelégion s’étaient brusquement dissipées : on lui avait, disait-il, coupé les ailes[7]. Ilretombait, de toutes ses visées ambitieuses, dans les misères d’une existenceembarrassée ; l’ancien tribun militaire était forcé d’acheter une charge de greffierpour vivre. La pauvreté lui fut pourtant bonne à quelque chose, s’il est vrai, comme ille prétend, qu’elle lui ait donné le courage de faire des vers[8]. Ces vers eurentbeaucoup de succès. Il avait pris le bon moyen d’attirer sur lui l’attention publique : ildisait du mal des gens en crédit. Ses satires, où il parlait librement dans un tempsoù l’on n’osait pas parler, ayant fait du bruit, Mécène, qui était un curieux, voulut levoir et se le fit présenter par Varius et par Virgile. — Ces faits sont connus de toutle monde ; il est inutile d’y insister.Mécène était alors un des personnages les plus importants de l’empire. Ilpartageait avec Agrippa la faveur d’Octave ; mais leur façon d’agir était biendifférente. Tandis qu’Agrippa, soldat de fortune, né dans une famille obscure, aimaità se parer des premières dignités de l’état, Mécène, qui appartenait à la plusgrande noblesse de l’Étrurie, restait volontairement dans l’ombre. Deux foisseulement dans sa vie, en 717, pendant les embarras que causait la guerre deSicile contre Sextus Pompée, et en 723, quand Octave alla combattre Antoine, il futofficiellement chargé d’exercer l’autorité publique ; mais il portait un titre nouveauqui le laissait en dehors de la hiérarchie des fonctionnaires anciens[9]. Le reste dutemps, il ne voulut rien être ; il refusa obstinément d’entrer dans le Sénat ; il restajusqu’à la fin un simple chevalier et souffrit d’être au-dessous de tous ces fils degrands seigneurs que le nom de leurs familles et les mérites de leurs pèresélevaient si rapidement aux plus hautes fonctions. Ce désintéressement singulier,
qui était alors aussi rare qu’aujourd’hui, n’est pas facile à comprendre. Lescontemporains, qui le comblent d’éloges, ont négligé de nous en apprendre lesraisons. Peut-être avaient-ils quelque peine eux-mêmes à les démêler : un politiqueaussi fin ne laisse pas aisément découvrir les motifs de sa conduite. On l’attribueordinairement à une sorte de paresse ou d’indolence naturelle qui lui faisait peur dutracas des affaires, et cette explication est assez juste pourvu qu’on ne l’exagèrepas. Un historien qui ne l’a pas flatté nous dit qu’il savait secouer sa torpeur quand ilfallait agir : ubi res vigilantiam exigeret, sane exsomnis, providens atque agendisciens[10] ; mais il se réservait pour certaines occasions, et, dans les choseshumaines, tout ne lui paraissait pas digne de l’occuper. il aimait la politique ; il enavait le talent et le goût, et ce qui prouve qu’il ne s’en est jamais tout à fait sevré,c’est qu’Horace éprouva le besoin de lui dire un jour : « Cesse de laisser troublerton repos par le souci des affaires publiques. Puisque tu as le bonheur d’être unsimple particulier comme nous, ne t’occupe pas trop des dangers qui peuventmenacer l’Empire[11]. » Il s’en occupait donc avec trop de zèle au gré desépicuriens ses amis. Quoique sans titre officiel, il avait l’œil ouvert sur les menéesdes partis, sur les préparatifs du Parthe, du Cantabre ou du Dace ; il lui plaisait dedire son avis à propos des grandes questions d’où dépendait la tranquillité dumonde ; mais, le conseil donné, il se dérobait et laissait à d’autres le soin del’exécuter. il se réservait pour ce qui ne demande qu’un effort de la pensée.Préparer, réfléchir, combiner, prévoir les conséquences des événements,surprendre les intentions des hommes, diriger vers un but unique les volontéscontraires ou les intérêts opposés, faire naître les circonstances et en profiter, c’estassurément une des applications les plus hautes de l’intelligence, un des exercicesles plus agréables de l’esprit. Le charme de cette politique spéculative est même sigrand qu’il semble que, quand on passe du conseil à l’action, on s’abaisse.L’exécution des grands projets exige des précautions fastidieuses et entraîne avecelle une foule de soucis médiocres. Mais un homme d’état n’est complet quelorsqu’il est capable d’imaginer et d’agir, quand il sait réaliser ce qu’il a conçu,quand il ne se contente pas de voir les questions par leurs grands côtés et qu’il peutdescendre aux détails. Il me semble donc que les amis de Mécène, qui le louaientde s’être soustrait à ces misères et de n’avoir voulu être que le plus important desconseillers d’Auguste, lui faisaient un honneur de ce qui n’était, en réalité, qu’uneimperfection.Ils se trompent aussi, je crois, quand ils le représentent comme un sage qui a peurdu bruit, qui aime le silence et cherche à se dérober aux applaudissements et à lagloire. Peut-être entrait-il dans sa résolution moins de modestie que d’orgueil. Lafoule lui déplaisait ; il trouvait une sorte de plaisir insolent à se mettre en lutte avecl’opinion et à ne pas penser comme tout le monde. Horace nous dit qu’il bravait lepréjugé de la naissance, si fort autour de lui, et qu’il ne demandait pas à ses amisde quelle famille ils sortaient[12]. Il craignait la mort, et, ce qui est beaucoup plusrare, il osait l’avouer[13] ; mais, en revanche, il ne craignait guère ce qui suit la mort.Le souci de la sépulture, qui faisait le tourment de tant de personnes, le laissait fortindifférent. « Je ne me préoccupe pas d’une tombe, disait-il : si l’on négliged’ensevelir quelqu’un, la nature s’en charge. »Non tumulum curo ; sepelit natura relictos[14].Ce vers est assurément le plus beau qui nous reste de lui. C’est dans le mêmeesprit de contradiction hautaine qu’il affectait de dédaigner tous ces honneursaprès lesquels couraient ses amis. Il savait bien que ce mépris des opinionsvulgaires n’était pas de nature à nuire à sa renommée. La foule est ainsi faitequ’elle n’aime guère ceux qui pensent autrement qu’elle, mais qu’elle ne peut sedéfendre de les admirer ; aussi y a-t-il des gens qui se cachent pour se fairechercher et qui pensent que l’on est quelquefois plus en vue dans la retraite qu’aupouvoir. Mécène était peut-être de ce nombre, et l’on peut soupçonner qu’il entraitdans son attitude de politique dégoûté un petit calcul de coquetterie. Non seulementl’obscurité volontaire, à laquelle il se condamnait, ne lui faisait pas perdregrand’chose, mais il pouvait penser qu’elle servait mieux les intérêts de sa gloireque les plus brillantes dignités. Quand il n’est resté des hommes d’état qu’un grandnom, qu’on pense qu’ils ont fait beaucoup sans savoir exactement ce qu’ils ont fait,on est souvent tenté de leur attribuer ce qui ne leur appartient pas et de les croireplus importants encore qu’ils ne l’étaient. C’est précisément ce qui est arrivé pourMécène. Deux siècles après lui, un historien de l’Empire, Dion Cassius, lui prête unlong discours dans lequel il est censé suggérer à Auguste toutes les réformes quece prince a dans la suite accomplies ; à ce compte, c’est au chevalier romain, etnon au prince, qu’il faut faire honneur des institutions qui ont gouverné le mondependant tant de siècles. On voit que si c’est par calcul que Mécène est resté dansl’ombre, ce calcul a parfaitement réussi et que sa conduite habile a du même coupassuré sa tranquillité pendant sa vie et accru sa réputation après sa mort.
Quoi qu’il en soit des raisons qui le poussaient à s’éloigner de la vie publique, il estsûr que, s’il refusait les honneurs, il n’avait pas l’intention de se condamner à lasolitude. Ce n’était pas un de ces philosophes qui, comme le sage de Lucrèce,n’ont d’autre distraction que de regarder, du haut de leur retraite austère, leshommes « cherchant à tâtons le chemin de la vie » ; il entendait mener uneexistence joyeuse ; il voulait surtout se faire une société d’élite. C’est ce qui ne luiaurait pas été fort aisé s’il s’était mêlé davantage aux affaires. Un homme politiquen’est pas libre de choisir ses amis comme il lui plaît ; il ne peut pas fermer sa porteaux personnages importants, qui sont quelquefois des personnages ennuyeux. Lasituation que Mécène s’était faite lui permettait de ne recevoir que des gensd’esprit. Il réunissait chez lui des poètes et des grands seigneurs. Les poètes luivenaient de tous les rangs de la société ; il prenait les grands seigneurs dans tousles partis politiques. À côté d’Aristius Fuscus et des deux Viscus, qui étaient desamis d’Octave, on voyait Servius Sulpicius, le fils du grand jurisconsulte queCicéron a tant vanté, et Bibulus, qui était probablement le petit-fils de Caton. Onpeut se demander si cette fusion des partis, qui amena l’oubli des haines passées,si cette réunion des hommes politiques de toute origine sur un terrain nouveau, quifit l’honneur et la force du gouvernement d’Auguste, n’a pas véritablementcommencé chez Mécène. Parmi les poètes qu’il avait attirés à lui se trouvent lesdeux plus grands de ce siècle. Il n’a pas attendu pour se les attacher qu’ils eussentproduit leurs chefs-d’œuvre : il les a devinés à leur coup d’essai, ce qui fait honneurà son goût. Certains détails des Bucoliques de Virgile lui avaient fait pressentir lesgrandes touches des Géorgiques et de l’Énéide, et, à travers les imperfections desÉpodes d’Horace, il avait entrevu les Odes. C’est ainsi que cette maison, qui restaitobstinément fermée à tant de grands personnages, s’était ouverte de bonne heureau jeune paysan de Mantoue et au fils de l’esclave de Venouse.Ces lettrés, ces grands seigneurs devaient mener ensemble une vie fort agréable.La fortune de Mécène lui permettait de satisfaire tous ses goûts et de donner. àceux qui l’entouraient une large existence. Les curieux de Rome auraient beaucoupsouhaité de savoir ce qu’on pouvait faire dans cette société distinguée où l’on nepénétrait pas ; nous sommes tout à fait comme eux et il nous prend souventfantaisie d’imiter ce fâcheux qui suivit un jour Horace, à son grand déplaisir, tout lelong de la voie Sacrée, pour le faire un peu parler. Nous voudrions obtenir de luiquelques renseignements sur ces gens d’esprit qu’il fréquentait ; nous fouillons sesœuvres pour voir si elles ne nous apprendront pas de quelle manière on vivait chezMécène. Malheureusement pour nous, Horace est discret, et c’est à peine s’il laisseéchapper de temps en temps quelques confidences que nous nous empressons derecueillir. Une de ses satires les plus courtes et les plus faibles, la huitième dupremier livre, nous offre en ce genre un intérêt particulier, parce qu’elle a été faitequand Mécène prit possession de sa maison de l’Esquilin. Ce fut, pour le maître etses amis, un événement d’importance. Il voulait se construire un palais qui fût dignede sa nouvelle fortune et ne pas le payer trop cher : le problème était difficile, il lerésolut à merveille. L’Esquilin était alors une colline déserte et sauvage ; on yenterrait les esclaves et l’on y faisait les exécutions capitales. Personne, à Rome,n’aurait consenti à y loger. Mécène, qui, comme on vient de le voir, se plaisait à nerien faire comme les autres, y acheta de vastes terrains qu’il eut à très bon compte,planta des jardins magnifiques, dont la réputation a duré presque autant quel’Empire, et fit construire une tour qui dominait tout l’horizon. Ce fut sans doute unegrande surprise à Rome quand on vit ces constructions somptueuses s’élever dansle lieu le plus mal famé de la ville ; mais ici encore cet esprit de contradiction, quenous avons remarqué chez Mécène, le servit bien. L’Esquilin, quand il futdébarrassé de ses immondices, se trouva être beaucoup plus sain que les autresquartiers, et l’on nous dit que lorsque Auguste avait pris la fièvre au Palatin, il allait,pour la soigner et la guérir, habiter quelques jours la tour de Mécène. Voilà ce quidonna au poète l’occasion de composer sa huitième satire ; il y célèbre cechangement merveilleux qui a fait du coupe-gorge de l’Esquilin un des plus beauxendroits de Rome :Nunc licet Esquiliis habitare salubribus, atqueAggere in aprico spatiari.Et pour qu’on apprécie mieux, par le contraste, l’agrément de ces jardins et lamagnificence de ces terrasses, il rappelle les scènes qui se passaient dans lesmêmes lieux quand ils étaient le rendez-vous des voleurs et des magiciennes. Jesuppose que ce petit ouvrage a dû être lu pendant les fêtes que Mécène donnait àses amis quand il inaugura sa nouvelle maison, et, comme il avait au moins lemérite de l’à-propos, il est probable qu’il fut très goûté des assistants. Il peut doncnous donner quelque idée de ce qu’on aimait, de ce qu’on applaudissait dans cettesociété élégante. Peut-être ceux qui liront la satire jusqu’au bout, en se rappelant lacirconstance pour laquelle elle était faite et les gens qui devaient l’entendre,
éprouveront-ils quelque surprise elle se termine par une plaisanterie un peu forte etqu’il me serait difficile de traduire. Voilà donc ce qui amusait les convives à la tablede Mécène ! Voilà ce qu’écoutaient volontiers ces gens d’esprit dans les fêtes del’Esquilin[15] ! N’en soyons pas trop surpris. Les grands siècles classiques, quenous admirons tant, sont, en général, sortis d’époques énergiques et rudes, etsouvent, dans les premières années, ils gardent quelque chose de leurs origines.Au milieu de toutes leurs délicatesses, il leur reste un fond de vigueur brutale quiaisément remonte à la surface. Dans les entretiens des gens du XVII ème siècle,que de propos gaillards, qui n’effarouchaient personne et qu’on n’entendrait pasaujourd’hui sans quelque embarras ! que d’usages qui nous paraissent grossiers etqui semblaient alors les plus naturels du monde ! C’est plus tard que les mœursachèvent de se polir, que la langue devient scrupuleuse et raffinée. Par malheur, ceprogrès se paie souvent d’une décadence : en se polissant, l’esprit court le risquede s’affaiblir et de s’affadir. Ne nous plaignons donc pas de ces quelques sailliesd’une nature qui n’est pas encore tout à fait réglée ; elles témoignent au moins del’énergie qui persiste au fond des caractères et dont les lettres profitent. Le tempsd’Ovide arrive toujours assez tôt.On voit qu’à ce moment Horace tenait une place importante dans cette société ; iln’y était pas arrivé du premier coup, nous le savons par lui-même. Quand Virgilel’amena pour la première fois à Mécène, il nous raconte qu’il perdit contenance etqu’il ne put lui adresser que quelques paroles sans suite[16] ; c’est qu’il neressemblait pas à ces beaux parleurs qui trouvent toujours quelque chose à dire ; iln’avait de l’esprit qu’avec les gens qu’il connaissait. De son côte, Mécène était unde ces silencieux « auxquels le monde appartient ; » il répondit à peine quelquesmots, et il est probable qu’ils se quittèrent assez peu contents l’un de l’autre,puisqu’ils restèrent neuf mois sans éprouver le besoin de se revoir. Mais, cettepremière froideur passée, le poète montra ce qu’il était. Dans l’intimité, il fit admirerà son protecteur toutes les ressources de son esprit ; il lui fit aimer toutes lesdélicatesses de son caractère. Aussi Mécène le combla-t-il de prévenances et debienfaits. En 717, un an après qu’il l’avait connu, il l’emmena dans ce voyage deBrindes, où il allait conclure la paix entre Antoine et Octave. Quelques années plustard, probablement vers 720, il lui donna le domaine de la Sabine..IIHorace était-il vraiment un ami de la nature ? - La deuxième épode. - Comment le séjour de Romedevint insupportable. - Résultat qu’eut pour lui son intimité avec Mécène. - Les solliciteurs et lesfâcheux. - Joie qu’il dut éprouver quand Mécène lui donna le bien de la Sabine.Nous connaissons mal les circonstances qui amenèrent Mécène à faire ce beauprésent à son ami ; mais un homme d’esprit comme lui possédait sans doute cettequalité que Sénèque exige, avant tout, d’un bienfaiteur intelligent : il savait donner àpropos. Il pensait donc que ce domaine ferait à Horace un grand plaisir, etcertainement il ne se trompait pas. Est-ce à dire qu’Horace soit tout à fait commeson ami Virgile, dont on nous raconte qu’il n’a jamais pu se souffrir à Rome et qu’iln’était heureux que lorsqu’il vivait aux champs ? Je ne le crois pas. Sans douteHorace se plaisait aussi à la campagne ; il aime les champs et il a su les peindre ;la nature, décrite avec discrétion, tient une grande place dans sa poésie. Il s’ensert, comme Lucrèce, pour donner plus de force et de clarté à l’exposition de sesidées philosophiques. Le renouvellement des saisons lui montre que rien ne dure etqu’il ne faut pas nourrir de trop longues espérances ni de trop longues douleurs[17].Les grands chênes, courbés par les vents de l’hiver, les montagnes que frappe lafoudre l’aident, à prouver que les plus hautes fortunes ne sont pas à l’abri desaccidents imprévus[18]. Le retour du printemps « qui frissonne dans les feuillesagitées par le zéphyr[19] » lui sert à rendre courage aux désespérés en leur faisantvoir que les mauvais jours ne durent pas. Quand il veut conseiller à quelque espritchagrin l’oubli des misères de la vie, pour lui faire sa petite morale, il le mène auxchamps, près de la source d’une fontaine sacrée, à l’endroit « où le pin et lepeuplier mêlent ensemble leur ombre hospitalière[20] ». Ces tableaux sontcharmants et la mémoire de tous les lettrés les a retenus ; ils n’ont pourtant pas laprofondeur de ceux que Virgile ou Lucrèce nous présentent. Jamais Horace nepassera pour un de ces grands amants de la nature, dont le bonheur est de seconfondre avec elle. Il était pour cela trop spirituel, trop indifférent, trop sage.J’ajoute que, jusqu’à un certain point, sa philosophie même l’en détournait. Il s’estélevé plusieurs fois contre la manie de ces âmes malades qui courent sans fin lemonde à la recherche de la paix intérieure. La paix n’est ni dans le repos deschamps, ni dans l’agitation des voyages ; on peut la trouver partout quand on al’esprit calme et le cœur sain. La conclusion légitime de cette morale, c’est quenous portons en nous notre bonheur et que, quand on habite la ville, il n’est pasnécessaire de la quitter pour être heureux.
Il lui semblait donc que ces gens, qui prétendaient être des amis passionnés de lacampagne et affectaient de dire qu’on ne peut vivre que là, allaient beaucoup troploin, et il s’est même une fois très finement moqué d’eux. Une de ses pluscharmantes épodes, œuvre de sa jeunesse, contient l’éloge le plus vif et peut-êtrele plus complet qui ait été fait de la vie rustique : « Heureux, nous dit-il, celui qui, loindes affaires comme les hommes d’autrefois, laboure avec ses propres bœufs, lechamp que cultivaient ses pères ! » Une fois lancé, il ne s’arrête plus ; tous lesagréments de la campagne y passent l’un après l’autre. Rien n’y manque, ni lachasse, ni la pêche, ni les semailles, ni la moisson, ni le plaisir de voir paître sestroupeaux ou de dormir sur l’herbe, « tandis que l’eau murmure dans le ruisseau etque les oiseaux se plaignent dans les arbres » On dirait qu’il a voulu refaire à samanière et avec la même sincérité le beau passage de Virgile :O fortunatos nimium, sua si bona norint,Agricolas !Mais attendons la fin : les derniers vers nous ménagent une surprise ; ils nousapprennent, à notre grand étonnement, que ce n’est pas Horace que nous venonsd’entendre. « Ainsi parlait l’usurier Alfius, nous dit-il. Aussitôt, résolu de devenircampagnard, il fait rentrer aux ides tout son argent. Puis, il se ravise, et cherche,pour les calendes, un placement nouveau[21]. » Le poète s’est donc moqué denous ; et ce qui rend sa plaisanterie plus cruelle, c’est que le lecteur ne s’enaperçoit qu’à la fin, et que, jusqu’au dernier vers, il est dupe. De toutes les raisonsqu’on a données pour expliquer cette épode, il n’y en a qu’une qui me semblenaturelle et vraisemblable[22]. Il était impatienté de voir tant de gens admirer à froidla campagne ; il voulait rire, aux dépens de ceux qui, n’ayant aucune opinionpersonnelle, croient devoir prendre tous les goûts de la mode, en les exagérant.Nous connaissons, nous aussi, ces prôneurs ennuyeux de la belle nature qui vontvisiter les glaciers et les montagnes uniquement parce qu’il est de bon ton de lesavoir vus, et nous comprenons la mauvaise humeur que devait ressentir de cesenthousiasmes de commande un esprit juste et droit qui ne faisait cas que de lavérité.Mais, si Horace ne possédait pas toute l’ardeur du banquier Alfius pour lacampagne, s’il habitait Rome volontiers, c’était à la condition de n’y pas demeurertoujours. Alors, comme aujourd’hui, on se gardait bien d’y rester pendant ces moisbrûlants « qui donnent tant à faire à l’entrepreneur des pompes funèbres et à sesnoirs licteurs[23] ». Dès que soufflait l’auster « lourd comme du plomb[24] », tousceux qui pouvaient partir s’en allaient. Horace faisait comme eux. Tandis que lesriches traînaient à leur suite un grand équipage, qu’ils se faisaient précéder decourriers numides, qu’ils avaient avec eux des gladiateurs pour les défendre et desphilosophes pour les amuser, lui, qui était pauvre, sautait sur le dos d’un mulet courtde queue, plaçait derrière lui son petit bagage et se mettait gaîment en route[25]. Ilest probable que le but de ses voyages n’était pas toujours le même. Dans lesmontagnes du Latium et de la Sabine, le long des rampes de l’Apennin, sur le bordde la mer, il ne manque pas de sites agréables et sains ; c’est là que les Romainsd’aujourd’hui vont passer le temps de la malaria. Horace les a sans doute visitésaussi ; mais il avait ses préférences, qu’il exprime avec beaucoup de vivacité : cequ’il mettait au-dessus de tout le reste, c’était Tibur et Tarente, deux pays fortéloignés, très différents, mais qu’il semble unir dans le même amour. Il est probablequ’il y est souvent retourné ; et, quoique nos goûts changent avec l’âge, nous avonsla preuve qu’il est resté fidèle jusqu’à la fin à cette affection de sa jeunesse.Malgré ces pérégrinations annuelles, qui l’amenaient quelquefois aux extrémités del’Italie, je me figure qu’Horace fut longtemps un ami assez tiède de la campagne. Ilne possédait pas encore de villa qui lui appartînt, et peut-être il ne le regrettaitguère. Il prenait part volontiers aux distractions de la grande ville et ne s’enéloignait, comme nous venons de le voir, que dans les mois où il est difficile d’yrester. Un moment arriva pourtant où ces voyages, qui n’étaient qu’une distraction,un agrément de passage, devinrent pour lui une impérieuse nécessité, où la vie deRome lui fut si importune, si odieuse, qu’il éprouva le besoin, comme son amiBullatius, de se cacher dans une bourgade déserte, « d’y oublier tout le monde etde s’y faire lui-même oublier[26] ». Ce sentiment est très visible dans quelquesendroits de ses œuvres, et il est fort aisé de voir d’où il lui était venu.Au lieu de gémir sur les mésaventures qui arrivent, ce qui ne mène à rien, unhomme avisé cherche à en tirer un bon parti, et ses malheurs passés lui servent deleçon pour l’avenir. C’est, je crois, ce qu’a fait Horace. Les premières années quisuivirent son retour de Philippes durent être fécondes pour lui en réflexions et enrésolutions de tout genre. Il s’est représenté à cette époque sur son petit lit de
repos, songeant aux choses de la vie et se disant : « Comment dois-je meconduire ? Qu’ai-je de mieux à faire[27] ? » Ce qu’avait de mieux à faire un hommequi venait d’éprouver un mécompte aussi fâcheux, c’était assurément de ne pas s’yexposer de nouveau. Le désastre de Philippes lui avait beaucoup appris.Désormais il était guéri de l’ambition. Il reconnaissait que les honneurs coûtentcher, qu’en entreprenant de faire le bonheur de ses concitoyens on risque le sien, etqu’il n’y a pas de sort plus heureux que de se tenir loin des fonctions publiques.C’est ce qu’il prit la résolution de faire lui-même ; c’est ce qu’il recommandait sanscesse aux autres. Sans doute ses grands amis ne pouvaient pas tout à faitrenoncer à la politique ou abandonner le forum : il leur conseillait au moins de s’endistraire par moments. À Quintius, à Mécène, à Torquatus, il disait : « Donnez-vousdonc quelque loisir ; laissez votre client se morfondre dans l’antichambre et sauvez-vous par quelque porte de derrière ; oubliez le Cantabre et le Dace ; ne songez pastoujours aux affaires de l’empire. » Quant à lui, il se promettait bien de n’y penserjamais. Loin de se plaindre de n’y plus avoir aucune part, il était heureux qu’on lui eneût ôté le souci. D’autres accusaient Auguste d’avoir enlevé la liberté aux Romains ;il trouvait, lui, qu’en les délivrant du tracas des affaires, il la leur avait rendue.S’appartenir tout entier, s’étudier, se connaître, se faire comme une retraiteintérieure au milieu de la foule, vivre enfin pour lui, telle fut désormais sa seulepréoccupation.Mais il est bien rare qu’on règle tout à fait sa vie comme on le voudrait. Là, commeailleurs, le hasard domine ; les événements se font un jeu de déranger lesrésolutions les mieux concertées. L’amitié de Mécène, dont Horace fut assurémenttrès heureux, ne tarda pas à lui causer beaucoup d’embarras. Elle le mit en relationavec de grands personnages auxquels il devait faire bon visage, quoiqu’il lui fûtsouvent difficile de les estimer. Il était forcé de bien vivre avec un Dellius, qu’onappelait le voltigeur des guerres civiles (desultor bellorum civilium), à cause deson habileté à passer d’un parti à l’autre, un Licinius Muraena, la légèreté même,qui finit par conspirer contre Auguste, un Munatius Plancus, ancien flatteurd’Antoine, bouffon de Clèopâtre, dont on disait qu’il était traître par tempérament,morbo proditor. Tous voulaient passer pour être liés avec lui ; ils lui demandaient deleur adresser quel qu’une de ces petites pièces qui faisaient grand honneur à celuiqui les recevait ; ils souhaitaient que leur nom se trouvât dans le recueil de cesœuvres auxquelles on promettait l’immortalité, Horace n’y tenait guère ; il luirépugnait sans doute de paraître le chantre banal de la cour et du prince. Aussi,quand il est forcé de céder, ne le fait-il pas toujours de bonne grâce. Par exemple, iln’écrit qu’une fois à Agrippa, c’est pour lui dire qu’il ne chantera pas ses louangeset le renvoyer à Varius, successeur d’Homère, seul digne de traiter un si beau sujet.Il ne veut pas non plus s’occuper d’Auguste ; il prétend qu’il a peur de compromettrela gloire de son héros en la célébrant, il ne se trouve pas assez de génie pour unaussi grand ouvrage. Mais Auguste ne se paya pas de cette excuse ; à plusieursreprises, il pressa, il pria le trop modeste poète. « Sache, lui écrivait-il, que je suisen colère de ce que tu n’as pas songé encore à m’adresser une de tes épîtres.Crains-tu qu’il ne soit honteux pour toi, dans la postérité, de paraître avoir été monami[28] ? » Après ces paroles aimables, Horace ne pouvait plus résister, et decomplaisance en complaisance il se trouva conduit contre son gré à devenir lepoète officiel de la dynastie.Il était difficile qu’en le voyant lié avec tant d’hommes importants, familier deMécène, ami de l’empereur, on ne le regardât pas comme une sorte depersonnage. À la vérité, il ne remplissait pas de fonction publique : tout au plus luilaissa-t-on son anneau de chevalier, conquis dans les guerres civiles[29] ; mais iln’était pas nécessaire de porter la prétexte pour avoir de l’autorité. Mécène, quin’était rien, passait pour le conseiller d’Auguste ; ne pouvait-on pas soupçonnerHorace d’être le confident de Mécène ? En le voyant sortir en voiture, s’asseoir authéâtre à côté de lui, tout le monde disait : « Quel homme heureux[30] ! » S’ilscausaient tous les deux ensemble, on s’imaginait qu’ils agitaient le sort du monde.En vain Horace affirmait sur l’honneur que Mécène lui avait dit : « Quelle heure est-il ? Il fait bien froid ce matin ! » et autres secrets de cette importance ; on ne voulaitpas le croire. Il ne pouvait plus, comme autrefois, se promener dans le forum et lechamp de Mars, écouter les charlatans et les diseurs de bonne aventure, interrogerles marchands sur le prix de leurs denrées ; il était épié, suivi, abordé à chaque paspar les solliciteurs ou les curieux. Un nouvelliste voulait connaître la situation desarmées ; un politique lui demandait des renseignements sur les projets d’Auguste,et quand il répondait qu’il n’en savait rien, on le félicitait de sa réserve d’hommed’état, on admirait sa discrétion de diplomate. Il rencontrait un intrigant sur la voieSacrée, qui le priait de le présenter à Mécène ; on lui apportait des placets, onréclamait son appui, on se mettait sous sa protection. Il avait des envieux quil’accusaient d’être un égoïste qui voulait garder pour lui seul la faveur dont iljouissait, des ennemis qui rappelaient sa naissance et répétaient partout d’un air
de triomphe que ce n’était qu’un fils d’esclave. À la vérité, ce reproche ne letouchait pas, et ce qu’on lui jetait au visage comme une honte, il s’en parait commed’un titre d’honneur ; mais en attendant, les journées passaient. Il n’était plus maîtrede lui-même ; il ne pouvait plus vivre à son gré ; sa chère liberté lui était à chaqueinstant ravie. À quoi lui servait donc de s’être tenu loin des fonctions publiques, s’ilen avait tous les ennuis sans en posséder les avantages ? Ces tracas le mettaienthors de lui, Rome lui devenait insupportable, et il cherchait sans doute dans sonesprit quelque moyen de fuir les importuns qui l’obsédaient, de retrouver la paix etla liberté qu’il avait perdues.C’est alors que Mécène lui donna le bien de la Sabine, c’est-à-dire un asile sûr quile mettait à l’abri des fâcheux et où il allait ne vivre que pour lui-même. Jamaislibéralité ne vint plus à propos et ne fut accueillie avec autant de joie. L’opportunitédu bienfait explique l’ardeur de la reconnaissance..IIIVoyage à la maison de la Sabine. - Le temple de Vacuna. - Roccagiovine. - Fonte dell’Oratini. -Position probable de la maison. - Étendue du domaine d’Horace. - Agrément du site.Nous savons maintenant comment Horace devint propriétaire de sa maison decampagne ; il nous reste à faire connaissance avec le pays où elle était située, àchercher s’il mérite ce qu’en a dit le poète, et par quelles qualités il a dû lui plaire.Elle était, nous l’avons vu, dans le voisinage de Tivoli. Le chemin qui y mène estl’ancienne via Valeria, une des voies romaines les plus importantes de l’Italie, quiconduisait dans le territoire des Marses. La route suit l’Anio et traverse un paysfertile, entouré de hautes montagnes, au sommet desquelles se dressent quelquesvillages, de vrais nids d’aigles, qui de loin paraissent inabordables. De temps entemps, on rencontre des ruines d’anciens monuments et l’on foule quelques débrisde ce pavé romain sur lequel ont passé tant de peuples sans pouvoir le détruire. Entrois ou quatre heures on atteint Vicovaro, qui, comme je l’ai dit plus haut, étaitautrefois Varia, la ville importante du pays. Là, il faut quitter la grand’route pourprendre à gauche un chemin qui suit les bords de la Licenza[31]. De l’autre côté dutorrent, un peu plus haut que Vicovaro, on aperçoit Bardela, gros bourg avec unchâteau qui de loin a bonne apparence. C’était un village dont Horace nous ditqu’on y frissonnait de froid : rugosus frigore pagus[32]. L’abbé Capmartin deChaupy a cru remarquer qu’en effet la campagne y est quelquefois envahie par desbrouillards qui descendent des montagnes voisines. Il nous dit qu’un jour qu’il étaiten train de dessiner, « il se sentit saisi par derrière d’un froid également piquant etsubit ; » mais comme il est suspect de partialité pour Horace et qu’il veut que toutesles affirmations de son poète chéri se vérifient à la lettre, on peut le soupçonnerd’avoir mis dans son frisson un peu de complaisance. J’y suis passé au moisd’avril, vers midi, et j’ai trouvé qu’il y faisait très chaud. Quand on a dépasséBardela, à un détour du chemin, on voit à gauche Roccagiovine : c’est un desvillages les plus pittoresques du pays, perché sur un rocher pointu qui semble s’êtredétaché de la masse de la montagne. La route est rude pour y arriver ; et, pendantque je me fatigue à la gravir, je comprends à merveille l’expression d’Horace quinous dit qu’il est forcé pour revenir chez lui « d’escalader sa citadelle[33] ».Ici se rencontre un point de repère qui va nous servir à nous diriger. Dans une épîtrecharmante qu’Horace adresse à l’un de ses meilleurs amis pour lui faire savoircombien il aime la campagne, et qu’il ne regrette, de tous les biens de Rome, quele plaisir de le voir, il termine sa lettre en disant qu’il l’a écrite derrière le temple enruine de Vacuna,Haec tibi dictabam fanum post putre Vacunae[34].Vacuna était une déesse fort honorée chez les Sabins, et Varron nous dit quec’était la même qu’on appelait à Rome la Victoire. Or, on a retrouvé, près du village,une belle inscription qui nous apprend que Vespasien a relevé à ses frais le templede la Victoire, que l’âge avait presque détruit : Ædem Victoriæ vetustate dilapsamsua impensa restituit. La coïncidence a fait penser que l’édifice relevé parVespasien est celui qui tombait en ruine du temps d’Horace ; en le réparant,l’empereur a donné à la déesse son nom romain à la place de l’autre qu’on necomprenait plus. Aujourd’hui l’inscription est encastrée dans les murailles du vieuxchâteau, et la place voisine a reçu des habitants le nom de Piazza Vacuna : Horacen’est donc pas tout à fait oublié dans ce pays qu’il habitait il y a quelque dix huitsiècles.Il faut monter à Roccagiovine si l’on veut connaître au naturel ce que sont les
villages de la Sabine. Rien n’est plus pittoresque, tant qu’on se contente de lesregarder de loin. On en est charmé lorsqu’on les aperçoit de la vallée, couronnantquelque haute montagne et se serrant autour de l’église ou du château. Mais toutchange dès qu’on y pénètre. Les maisons ne sont plus que des masures, les ruesque des ruelles infectes où le fumier sert de pavé. On n’y peut faire un pas sansrencontrer des porcs qui se promènent. Dans toute la Sabine, les porcs sont lesmaîtres du pays. Ils ont le sentiment de leur importance et ne se dérangent pourpersonne. La rue et quelquefois la maison leur appartiennent. Il en devait être tout àfait de même du temps des Romains. Alors aussi ils faisaient la principale richessede la contrée, et Varron n’en parle jamais qu’avec le plus grand respect. J’en voisun, sur une place, qui se vautre avec un air de délice dans une mare noirâtre, et jeme souviens aussitôt de cette phrase charmante du grand agriculteur : « Ils seroulent dans la fange, ce qui est pour eux une manière de se délasser, comme auxhommes de prendre un bain. » Ici, du reste, l’Antiquité se retrouve partout. Lesfemmes que nous rencontrons sont presque toutes belles, mais d’une beautévigoureuse et virile. Nous reconnaissons ces vaillantes Sabines d’autrefois, brûléesdu soleil, habituées aux plus lourdes tâches[35]. Elles aident encore aujourd’huileurs maris aux travaux des champs. J’entrevois, au fond de la vallée, un chemin defer en construction ; les femmes y sont mêlées aux ouvriers et portent comme euxdes pierres sur la tête. Il n’y a guère d’hommes dans le village, à l’heure où nous letraversons ; mais nous sommes entourés par une nuée d’enfants robustes, avecdes yeux pleins de feu et d’intelligence. Ils sont curieux et importuns ; c’est leurdéfaut ordinaire ; mais au moins ils ne tendent pas la main, comme à Tivoli, où toutle monde est mendiant. Dans ce pays perdu, le sang s’est conservé pur ; ce sontles restes d’une forte et fière race qui entra pour une bonne part dans la fortune de.emoRSi Roccagiovine, comme on peut le croire, est bâti sur l’emplacement du FanumVacunæ, c’est par là que devait être l’entrée du domaine d’Horace. Nouscontinuons donc à monter, en inclinant vers la droite, par un chemin pierreux,qu’ombragent de temps en temps des noyers et des chênes. Devant nous, sur lespentes de la montagne, s’étendent des champs cultivés, avec quelques habitationsrustiques. Rien n’apparaît à l’horizon, où l’on puisse reconnaître les ruines d’unemaison antique, et nous sommes incertains d’abord pour savoir de quel côté nousdevons nous diriger. Mais nous nous souvenons qu’Horace nous dit qu’il y avait,auprès de sa maison, une fontaine qui ne tarissait pas, qualité rare dans lescontrées du Midi, et qui était assez importante pour donner son nom au ruisseaudans lequel elle se jetait[36]. Si la maison a disparu, la fontaine au moins doitsubsister, et, quand nous l’aurons trouvée, il nous sera facile de fixer la place dureste. Nous suivons une petite route qui passe à côté d’une vieille église en ruine, laMadonna delle case, et un peu plus bas nous arrivons à la source que nouscherchons. Les gens du pays l’appellent Fonte dell’ Oratini ou Fonte de’ Ratini :est-ce le hasard qui lui conserve un nom voisin de celui du poète ? Dans tous lescas, il est bien difficile de ne pas croire que ce soit celle dont il nous a parlé. Il n’yen a pas de plus importante dans le voisinage ; elle sort avec abondance d’un creuxde rocher et un vieux figuier la couvre de son ombrage[37]. Je ne sais si, comme leprétend Horace, « ses eaux font du bien à l’estomac et soulagent la tête[38] », maiselles sont fraîches et limpides ; autour d’elle, le site est charmant, tout à fait propre àla rêverie, et je comprends que le poète ait mis parmi les moments les plus heureuxde sa journée ceux où il venait y prendre quelque repos : prope rivum somnus inherba.[39]La position de la source retrouvée, celle de la maison se devine. Horace nous ditqu’elles étaient près l’une de l’autre ; nous ne pouvons donc chercher que dans levoisinage. Capmartin de Chaupy plaçait la maison plus bas que la fontaine, vers lefond de la vallée, dans un endroit où l’on voit encore quelques débris de mursantiques. Mais ces débris paraissent être postérieurs à Auguste ; d’ailleurs noussavons par Horace lui-même qu’il habitait un plateau escarpé et il parle de samaison comme d’une sorte de forteresse. M. Pietro Rosa a donc raison de lamettre plus haut. Il suppose qu’elle devait être un peu au-dessus de la Madonnadella casa ; là précisément on remarque un terrassement artificiel qui semble avoirété disposé pour servir d’aire à un édifice. Le sol est depuis longtemps cultivé,mais la charrue y fait souvent sortir de terre des morceaux de briques ou des tuilesbrisées qui semblent provenir d’une construction ancienne. Est-ce là que se trouvaitvéritablement la maison d’Horace ? On peut le croire avec M. Rosa[40] : il est sûrdans tous les cas qu’elle ne pouvait pas être fort éloignée.De cet endroit élevé, jetons les yeux sur le pays qui nous entoure. Nous avons à nospieds une vallée étroite et longue, au fond de laquelle coule le torrent de la Licenza ;elle est dominée par des montagnes qui, de tous les côtés, semblent se rejoindre.À gauche, la Licenza tourne si brusquement qu’on n’aperçoit pas la gorge dans
À gauche, la Licenza tourne si brusquement qu’on n’aperçoit pas la gorge danslaquelle elle s’enfonce ; à droite, le rocher sur lequel perche Roccagiovine sembleavoir roulé dans la vallée pour en fermer l’accès, en sorte que nulle part onn’aperçoit d’issue. Je reconnais le paysage tel qu’il est décrit par Horace :Continui montes, nisi dissocientur opacaValle[41].Après un regard jeté sur ce bel ensemble de montagnes, je reviens à ce qui doitsurtout nous intéresser. Dans cette étendue de terres que mes yeux embrassent, jeme demande ce qui pouvait bien appartenir au poète. Il ne s’est jamais nettementexpliqué sur les limites veritables de son domaine. Quelquefois il parait désireuxd’en diminuer l’importance : sa maison n’est qu’une maisonnette (villula)[42]entourée d’un tout petit champ (agellus)[43], dont son fermier lui-même ne parlequ’avec mépris. Mais Horace est un homme prudent, qui se fait petit volontiers pourdésarmer l’envie. Je crois qu’en réalité son bien de la Sabine devait être d’uneassez bonne grandeur. « Tu m’as fait riche[44], » disait-il un jour à Mécène ; riche,non pas sans doute comme ces grands seigneurs ou ces chevaliers quipossédaient des fortunes immenses, mais beaucoup plus assurément qu’il n’avaitjamais souhaité ou même rêvé de le devenir. Quelque modéré qu’on soit de sanature, il est rare qu’on ne se permette pas quelque excès quand on rêve. Cesexcès, ces rêves qu’il formait dans sa jeunesse, sans espérer les voir jamaisaccomplis, Horace nous dit que la réalité les avait dépassés :Auctius atqueDi melius fecere[45].Nous possédons quelques renseignements qui nous donnent une idée assezprécise du bien d’Horace. Il n’avait pas gardé toutes les terres à son compte : lestracas d’une grande exploitation ne pouvaient guère lui convenir. Il en affermait unepartie à cinq métayers, des hommes libres, qui avaient chacun leur maison, et s’enallaient toutes les nundines à Varia, soit pour leurs intérêts propres, soit pour lesaffaires du petit municipe[46]. Cinq métayers supposent un domaine assezconsidérable ; et il faut ajouter que ce qu’il avait conservé pour lui n’était pas sansquelque importance, puisqu’il fallait huit esclaves pour le cultiver[47]. Je m’imaginedonc qu’une grande partie des terres qui m’entourent depuis le haut de la montagnejusqu’à la Licenza, devait être à lui. Ce vaste espace contenait pour ainsi dire deszones différentes, qui se prêtaient à des cultures diverses, qui offraient aupropriétaire des températures variées, et par suite des distractions et des plaisirsde plus d’un genre. Au centre, à mi-côte, se trouvait la maison avec sesdépendances. Tout ce que nous savons de la maison, c’est qu’elle était simple,qu’on n’y voyait ni lambris d’or, ni ornements d’ivoire, ni marbres de l’Hymette et del’Afrique[48] : ce luxe n’était pas à sa place au fond de la Sabine. Près de la maison,il y avait un jardin qui devait contenir de beaux quinconces bien réguliers et desallées droites enfermées dans des haies de charmilles, comme c’était la modealors. Horace s’est élevé quelque part contre la manie qu’on affectait de son tempsde remplacer l’ormeau, qui s’unit à la vigne, par le platane, l’arbre célibataire,comme il l’appelle ; il attaque ceux qui prodiguent chez eux les parterres de violette,les champs de myrte, « vaines richesses de l’odorat[49] ». Était-il resté fidèle à sesprincipes ? N’avait-il rien donné à l’agrément ? et son jardin ressemblait-il tout à faità celui de Caton, où l’on ne trouvait que des arbres ou des plantes utiles ? Jen’oserais pas trop l’affirmer. Il lui est arrivé plus d’une fois de ne pas s’appliquer àlui-même les préceptes qu’il donne aux autres, et d’être plus rigoureux dans sesvers que dans sa vie. Au-dessous de la maison et du jardin, les terres étaientfertiles. C’est là que poussaient ces moissons qui, à ce que prétend Horace, netrompaient jamais son attente[50] ; c’est là peut-être aussi qu’il récoltait ce petit vinqu’il servait à sa table dans des amphores grossières et dont il ne fait pas l’éloge àMécène[51]. Un peu plus bas encore, vers les bords de la Licenza, le terraindevenait plus humide, et les prairies remplaçaient les champs cultivés. il arrivaitalors comme aujourd’hui que le torrent, grossi par les pluies d’orage, sortait de sonlit et se répandait dans le voisinage, ce qui faisait maugréer le fermier d’Horace,qui prévoyait avec douleur qu’il aurait quelque digue à construire pour mettre lesterres à l’abri de l’inondation[52]. Si le pays était riant vers le bas de la vallée, au-dessus de la maison il devenait de plus en plus sauvage. Il y avait là des buissons« qui donnaient libéralement des prunelles et de rouges cornouilles[53] » ; il y avaitdes chênes et des yeuses, qui couvraient les rampes de la montagne. Dans lesrêves de sa jeunesse dont je parlais tout à l’heure, le poète ne demandait aux dieuxqu’un bouquet d’arbres pour couronner son petit champ[54]. Mécène avait mieux faitles choses : le bois d’Horace couvrait plusieurs jugères. Il y en avait assez « pournourrir de glands le troupeau et fournir une ombre épaisse au maître ».
Ce n’était donc pas seulement un petit jardin d’homme de lettres, un trou de lézard,selon l’expression de Juvénal, qu’Horace tenait de son protecteur ; c’était undomaine véritable, avec des prés, des terres, des bois et toute une exploitationrustique, une fortune en même temps qu’un agrément. Comment ce domaine était-iltombé dans les mains de Mécène ? On l’ignore. Quelques méchantes langues ontprétendu qu’il pouvait bien avoir été confisqué sur des ennemis politiques et queprobablement Mécène avait donné à son ami des terres qui ne lui appartenaientpas. Ces libéralités, qui ne coûtaient guère, n’étaient pas alors tout à fait rares. Onraconte qu’Auguste offrit un jour à Virgile la fortune d’un exilé et que le poète larefusa[55]. J’espère bien qu’Horace n’aurait pas été moins délicat que son ami.Mais ce ne sont là que des hypothèses auxquelles ou ne doit pas s’arrêter. Tout cequ’on sait du bien d’Horace, c’est qu’il était en très mauvais état quand il lui futdonné. Les ronces, les épines couvraient la terre, et la charrue n’y avait pas passédepuis longtemps[56]. Il eut l’imprudence, quand il en prit possession, d’amener,pour diriger les travaux, un de ces esclaves de la ville qui, selon Columelle, ne sontqu’une race de paresseux et d’endormis (socors et somniculosum genus[57]). Lemalheureux ne connaissait sans doute la campagne que par les jardins si biensoignés des environs de Rome. Quand il arriva dans la Sabine et qu’il vit ceschamps en friche qu’on lui donnait à cultiver, il se crut tombé dans un lieu sauvageet pria qu’on le laissât partir au plus vite. Horace lui-même, malgré l’affection qu’ilporte à sa propriété, n’en a pas exagéré les mérites. La terre, nous dit-il, est loin d’yêtre aussi fertile que dans la Sicile ou la Sardaigne ; les troupeaux n’y viennent passi bien que dans la Calabre ; les vignes surtout y sont fort inférieures à celles de laCampanie[58]. Ce qu’il loue sans réserve, c’est la température[59], qui est égale entoute saison, ni trop froide pendant l’hiver, ni trop chaude en été. À propos de cettequalité, il ne tarit pas d’éloges, et l’on comprend bien qu’il y soit très sensible. Est-ilun plus grand plaisir, quand on quitte la fournaise de Rome, que de se réfugier dansune retraite charmante où l’ombre des grands arbres et le vent frais des montagnespermettent au moins de respirer ?Je remarque aussi qu’il n’a jamais vanté avec excès la beauté du pays qui entouraitsa maison de campagne. Les préventions du propriétaire ne l’égarent pas jusqu’àle comparer aux sites célèbres de l’Italie, à Baïes, à Tibur, à Préneste. Baïes, nousdit-il, est une des merveilles du monde ; on ne trouve ailleurs rien d’aussi beau :Nullus in orbe sinus Baiis prælucet amœnis[60].Préneste aussi est un endroit admirable, d’où l’on jouit d’une des vues les plusvariées et les plus larges qu’on puisse imaginer. Horace s’y plaisait beaucoup et yretournait souvent. Il faut avouer que la vallée de la Licenza n’a rien de semblable, etje ne serais pas surpris qu’un voyageur qui viendrait de Palestrina ou de Tivolin’éprouvât quelque mécompte en y arrivant. C’est sa faute et non celle d’Horace,qui n’a pas voulu nous tromper. Si notre attente n’est pas d’abord tout à fait remplie,ne nous en prenons qu’à nous-mêmes. Nulle part il n’a prétendu que cette petitevallée solitaire fût le plus beau lieu du monde, comme il fait pour Baïes ; il nous ditsimplement qu’il y a été heureux. Est-il donc indispensable, pour être heureux,d’avoir sans cesse un horizon immense devant soi et de vivre dans une extaseperpétuelle ? Il ne faut rien exagérer en aucun sens ; si le site de la vallée Sabinen’est pas comparable à celui des beaux pays dont je viens de parler, il est pourtantfort agréable dans ses petites proportions. J’ajoute que bien des choses ont dûchanger depuis l’Antiquité. Les montagnes sont nues aujourd’hui ; elles étaientautrefois couvertes d’arbres. Pour me figurer l’aspect qu’elles devaient avoir, j’yplace par la pensée cet admirable petit bois de chênes verts qu’on traverse enallant au « sacro speco » de Subiaco. La vallée non plus ne ressemble pas à cequ’elle était autrefois ; elle a perdu les ombrages qui plaisaient tant à Horace et luirappelaient la verdure de Tarente.Credas adductum propius frondere Tarentum[61].Mais ce qui n’a pas changé, ce qui faisait, ce qui fait encore le caractère de cecharmant paysage, c’est le calme, la tranquillité, le silence. De la Madonna dellacasa, à midi, on n’entend que le bruit affaibli du torrent qui monte du fond de lavallée. Voilà précisément ce qu’Horace venait y chercher. Les spectaclesextraordinaires jettent l’âme dans une sorte de ravissement qui l’excite et la trouble ;c’est à la longue une fatigue qu’il aurait mal supportée. Il ne voulait pas que la naturel’attirât trop à elle et l’empêchât de s’appartenir à lui-même. Aussi rien ne luiconvenait-il mieux que cet horizon tranquille, où tout est repos et recueillement.Quoiqu’il fût ici près de Rome et qu’à la rigueur son mulet à la queue coupée pût l’ymener en un jour[62], il pouvait s’en croire à mille lieues. (Horace nous dit, dans lasatire où il raconte son voyage à Brindes que les gens pressés et alertes pouvaient
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