JULIEN L'APOSTAT
TOME PREMIER.
LA SOCIÉTÉ AU IVe SIÈCLE. - LA JEUNESSE DE JULIEN -
JULIEN CÉSAR.
PAUL ALLARD
PARIS - LIBRAIRIE VICTOR LECOFFRE - 1906
AVANT-PROPOS.
LIVRE I. — LE PAGANISME AU MILIEU DU IVe SIÈCLE.
CHAPITRE I. - Les idées et les doctrines. — CHAPITRE II. - La situation
matérielle et légale.
LIVRE II. — LA SOCIÉTÉ AU MILIEU DU IVe SIÈCLE.
CHAPITRE I. - Le clergé chrétien. — CHAPITRE II. - L'aristocratie. —
CHAPITRE III. - Le clame moyenne, le peuple, les esclaves.
LIVRE III. — LA JEUNESSE DE JULIEN.
CHAPITRE I. - La première éducation. — CHAPITRE II. - La seconde
éducation.
LIVRE IV. — JULIEN CÉSAR.
CHAPITRE I. - Les débuts du règne. — CHAPITRE II. — La défense des
Gaules.
APPENDICE. — Chronologie de la vie et des écrits de Julien jusqu'à
360. AVANT-PROPOS.
Je n'ai pas à m'excuser d'avoir consacré au tableau des idées, des institutions et
des mœurs vers le milieu du Ve siècle une partie de ce premier volume d'une
histoire de l'empereur Julien. Peu de figures historiques ont besoin d'être placées
dans leur cadre autant que celle de ce personnage énigmatique, qui, tout à la
fois, attire et repousse. Sans une connaissance précise et détaillée de l'époque
où il a vécu, on apprécierait difficilement sa tentative d'en remonter le courant,
et l'on comprendrait mal le caractère particulier de l'éphémère réaction païenne à
laquelle reste attaché son nom.
Mais le milieu, même reconstitué avec l'exactitude relative à laquelle l'histoire
peut prétendre, ne suffit pas à expliquer Julien. C'est en lui'même, dans ses
origines intellectuelles, dans le secret de sa formation morale, qu'il faut le
chercher. Cette partie en quelque sorte psychologique de son histoire n'a pas
toujours été traitée avec l'attention qu'elle mérite. Les sources extérieures en
sont peu abondantes et souvent peu précises.
Mais Julien lui'même se laisse assez aisément inter roger. Ses écrits, dans leur
forme quelquefois incohérente, sont pleins de souvenirs et de confidences.
Comme les âmes que la vie la plus active n'a pu complètement distraire de leurs
rêves, Julien n'écrit presque jamais sans quelque retour sur lui'même et sur ses
idées. Il fait à tout propos de l'autobiographie. Sous sa plume abondent les
réminiscences de jeunesse, amenées soit par l'expression de ses rancunes contre
son prédécesseur Constance, soit par celle de sa reconnaissance et de son
affection envers d'anciens maîtres. Une lecture attentive de nombreuses pages
de Julien permet ainsi de se faire une idée assez claire des diverses phases de
son éducation. On démêle l'influence que les événements et les hommes
exercèrent en bien ou en mal sur son esprit pendant son enfance d'abord, puis
durant les études de l'adolescence, et jusqu'au seuil de l'âge mûr. Beaucoup du
Julien futur s'explique par cette connaissance du Julien adolescent et jeune
homme. J'ai essayé d'étudier d'aussi près que possible, à ce point de vue, et à
l'aide de documents fournis surtout par lui'même, l'histoire de ses premières
années, — sa préhistoire, selon l'expression un peu ambitieuse d'un critique
allemand1. Elle occupe de longues pages de ce volume.
Une seconde période de la vie de Julien, qui pour de lecteurs français offre un
intérêt particulier, est celle des cinq années passées par lui dans les Gaules,
entre le jour où il reçut la dignité de César et celui où il prit le titre d'Auguste.
C'est le seul moment de sa carrière impériale qu'il soit possible d'admirer sans
réserve. Sans doute, pour un regard très averti, se montrent déjà les défauts de
son caractère, qui iront se développant à mesure qu'avec la croissance du
fanatisme religieux se fera sentir cet affaiblissement du sens pratique, si
finement signalé par un autre de ses historiens étrangers2. Mais ces défauts
disparaissent encore dans l'ensemble, pour ne laisser voir que ses services. J'ai
donné une grande place au récit détaillé des campagnes de Julien en Gaule et
sur le Rhin. Il y a quelque satisfaction à s'attarder un peu, pour louer un homme
que l'on sera bientôt obligé de condamner. On oublie un instant sa défection
religieuse et les mesures coupables où elle l'entraine, et l'on ne se souvient que
1 Rode.
2 Largajolli. de son intelligence militaire et de son courage. Perfidus ille Deo, quamvis non
perfidus Urbi, disaient de lui, avec une remarquable impartialité, les chrétiens
occidentaux à la fin du IVe siècle1.
Tel est le sujet et telles sont les divisions de ce premier volume. Les lecteurs qui
voudront bien jeter les yeux au bas des pages se rendront compte du grand
nombre des sources auxquelles il faut recourir pour écrire l'histoire de Julien et
de son temps. Celles'ci appellent un examen détaillé. Il y aura lieu de déterminer
la valeur de chacune d'elles, car toutes ne peuvent être mises sur le même rang.
Je me propose de faire, à la fin du dernier volume, une étude critique des
documents dont je me serai servi. Ils auront eu, à ce moment, l'occasion d'être
cités tous, et le jugement qui en sera porté donnera plus aisément ses motifs.
Mais, dès à présent, je puis dire que rien, ni dans le volume que je présente
aujourd'hui au public, ni dans les suivants, ne s'écartera du caractère qui
convient à une œuvre purement historique. Ceux qui, sur la foi du titre,
croiraient trouver un livre de polémique, ou chercheraient des allusions à des
faits contemporains, seront déçus dans leur attente. Le temps est loin où l'on
faisait la guerre à un régime politique en écrivant des livres d'histoire romaine.
L'érudition ne se permet plus ces fantaisies. Elle cherche uniquement à mettre en
lumière le passé, heureuse quand elle peut tracer la suite exacte des
événements et dessiner les lignes vraies d'un caractère. La vie do Julien
renferme de grandes et d'opportunes leçons : elles n'auront toute leur force que
si on la raconte sans aucune préoccupation extérieure, et sans autre souci que la
vérité.
Senneville, 1er mai 1900.
1 Prudence, Apotheosis, 454. LIVRE I. — LE PAGANISME AU MILIEU DU IVe SIÈCLE.
CHAPITRE PREMIER. — LES IDÉES ET LES DOCTRINES.
I. — L'évolution du paganisme gréco-romain.
A l'époque où Constantin, en faisant monter le christianisme avec lui sur le trône,
changea toute la politique religieuse de l'Empire romain, le culte dont pour la
première fois le souverain se séparait publiquement n'offrait plus que l'apparence
de ce qu'il avait été aux siècles passés. Rome honorait toujours par les mêmes
rites ses dieux officiels, et les divinités adorées dans son Capitole recevaient les
mêmes sacrifices et le même encens dans les Capitoles provinciaux élevés sur
tous les points de l'Empire, en signe de la suprématie de la ville éternelle ; mais
ce culte officiel ne répondait plus que dans une faible mesure aux sentiments
intimes des plus dévots parmi les païens, et il demeurait plutôt comme le
symbole toujours respecté de l'unité romaine que comme le vrai centre religieux
des peuples.
A cet égard, on se tromperait en faisant une distinction très marquée entre
l'Orient et l'Occident : dans cette moitié de l'Empire, à Rome même, le
paganisme issu de la fusion entre les cultes de l'Italie centrale et ceux de la
Grèce, et devenu la religion publique des pays soumis aux Romains, avait depuis
longtemps perdu presque toute son action sur les Unes : non seulement le
peuple, avide de changements, ou les femmes, portées aux superstitions et au
mysticisme, mais même la plupart des vieux patriciens qui s'opposèrent le plus
fermement, pendant le IVe siècle, aux progrès de la révolution chrétienne,
demandaient à des croyances très différentes les moyens de lui résister. On peut
dire en toute vérité que de l'ancienne constitution religieuse du monde romain,
l'écorce seule demeurait : une nouvelle sève coule dans le tronc vieilli du
paganisme, essayant de lui faire produire de nouvelles branches.
Une renaissance, de ce côté, pouvait sembler possible, car le paganisme gréco'
romain se prêtait facilement aux transformations : religion toute rituelle, qui
n'avait eu d'autres théologiens que des pètes, d'autres enseignements que des
fêtes, il n'offrait pas la fixité, les cadres inflexibles de doctrines arrêtées. Son
histoire avait déjà montré l'extrême mobilité et comme la fluidité de ses
symboles. C'est ainsi que les dieux abstraits, sans images
sans aventures, de la Sabine et du Latium avaient pu se confondre avec les
divinités plus brillantes, mais moins chastes et moins graves enfantées par le
génie de la Grèce, au point que le Jupiter latin prit les traits et la personnalité du
Zeus hellénique, que la Minerve italique s'identifia avec Pallas, Junon avec Héra,
Mars avec Arès, Vénus avec Aphrodite, que la Diane sabine cessa d'être la
parèdre de Janus pour devenir l'Artémis grecque, sœur d'Apollon. C'est ainsi
encore que les dieux purent changer de rang, ou même s'effacer et disparaître :
comme Janus, le premier et le plus grand de la religion latine, totalement éclipsé
ensuite par les divinités de l'hellénisme, et perdant sinon tout culte, au moins toute personnalité distincte pour n'avoir pu se fondre avec aucune de celles'ci 1 ;
comme le dieu latin Vejovis, dont les contemporains d'Ovide ont oublié même le
nom2 ; ou comme une autre vieille divinité italique, la Dea Dia, dont le collège
sacerdotal, composé cependant des plus grands personnages de Rome, se
dissout au milieu du me siècle de notre ère, laissant son temple tomber en
ruines, et son bois sacré devenir un repaire de brigands3. Si l'on feuillette les
recueils épigraphiques qui nous ont conservé, encore mieux que les historiens ou
les poètes, le tableau de la dévotion populaire à Rome et dans les provinces, on
est frappé de voir, à l'exception de Silvain4 et d'un petit nombre d'autres, les
anciens dieux italiques presque partout supplantés par les di