Traité des sensations
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Description

Traité des sensations
Étienne Bonnot de Condillac
Avis important au lecteur
Dessein de cet ouvrage
Partie 1. Des sens qui, par eux-mêmes, ne jugent pas des objets extérieurs
Partie 2. Du toucher, ou du seul sens qui juge par lui-même des objets
extérieurs
Partie 3. Comment le toucher apprend aux autres sens à juger des objets
extérieurs.
Partie 4. Des besoins de l’industrie et des idées d’un homme seul, qui jouit
de tous ses sens
Traité des sensations : Avis important au lecteur
[pIII]
J’ai oublié de prévenir sur une chose que j’aurois dû dire, et peut-être répéter dans plusieurs endroits de cet ouvrage ; mais je
compte que l’aveu de cet oubli vaudra des répétitions, sans en avoir l’inconvénient. J’avertis donc qu’il est très-important de se mettre
exactement à la place de la statue que nous allons observer. Il faut commencer d’exister avec elle, n’avoir qu’un seul sens, quand elle
n’en a qu’un ; n’acquérir que les idées qu’elle acquiert, ne contracter que les habitudes qu’elle contracte : en un mot, il faut n’être que
ce qu’elle est.
Elle ne jugera des choses comme nous, que quand elle aura tous nos sens et toute notre expérience ; et nous ne jugerons comme
elle, que quand [pIV] nous nous supposerons privés de tout ce qui lui manque. Je crois que les lecteurs, qui se mettront exactement à
sa place, n’auront pas de peine à entendre cet ouvrage ; les autres m’opposeront des difficultés sans nombre.
On ne comprend point encore ce que c’est que la statue que je me propose ...

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Extrait

Traité des sensationsÉtienne Bonnot de CondillacAvis important au lecteurDessein de cet ouvragePartie 1. Des sens qui, par eux-mêmes, ne jugent pas des objets extérieursPartie 2. Du toucher, ou du seul sens qui juge par lui-même des objetsextérieursPartie 3. Comment le toucher apprend aux autres sens à juger des objetsextérieurs.Partie 4. Des besoins de l’industrie et des idées d’un homme seul, qui jouitde tous ses sensTraité des sensations : Avis important au lecteur[pIII]J’ai oublié de prévenir sur une chose que j’aurois dû dire, et peut-être répéter dans plusieurs endroits de cet ouvrage ; mais jecompte que l’aveu de cet oubli vaudra des répétitions, sans en avoir l’inconvénient. J’avertis donc qu’il est très-important de se mettreexactement à la place de la statue que nous allons observer. Il faut commencer d’exister avec elle, n’avoir qu’un seul sens, quand ellen’en a qu’un ; n’acquérir que les idées qu’elle acquiert, ne contracter que les habitudes qu’elle contracte : en un mot, il faut n’être quece qu’elle est.Elle ne jugera des choses comme nous, que quand elle aura tous nos sens et toute notre expérience ; et nous ne jugerons commeelle, que quand [pIV] nous nous supposerons privés de tout ce qui lui manque. Je crois que les lecteurs, qui se mettront exactement àsa place, n’auront pas de peine à entendre cet ouvrage ; les autres m’opposeront des difficultés sans nombre.On ne comprend point encore ce que c’est que la statue que je me propose d’observer ; et cet avertissement paroîtra sans doutedéplacé : mais ce sera une raison de plus pour le remarquer, et pour s’en souvenir.Si je n’ai rien dit de la division de ce traité, c’est parce que cette précaution m’a paru superflue. Un coup-d’oeil sur la table, qui est àla fin du tome ii, fera connoître le plan que j’ai suivi.Traité des sensations : Dessein de cet ouvrage[p1] Nous ne saurions nous rappeler l’ignorance, dans laquelle nous sommes nés : c’est un état qui ne laisse point de traces après lui.Nous ne nous souvenons d’avoir ignoré, que ce que nous nous souvenons d’avoir appris ; et pour remarquer ce que nous apprenons,il faut déjà savoir quelque chose : il faut s’être senti avec quelques idées, pour observer qu’on se sent avec des idées qu’on n’avoitpas. Cette mémoire réfléchie, qui nous rend aujourd’hui si sensible le passage d’une connoissance à une autre, ne sauroit doncremonter jusqu’aux premieres : elle les suppose au contraire, et c’est là l’origine de ce penchant [p2] que nous avons à les croirenées avec nous. Dire que nous avons appris à voir, à entendre, à goûter, à sentir, à toucher, paroît le paradoxe le plus étrange. Ilsemble que la nature nous a donné l’entier usage de nos sens, à l’instant même qu’elle les a formés ; et que nous nous en sommestoujours servis sans étude, parce qu’aujourd’hui nous ne sommes plus obligés de les étudier.J’étois dans ces préjugés, lorsque je publiai mon essai sur l’origine des connoissances humaines. Je n’avois pu en être retiré par lesraisonnemens de Locke sur un aveugle-né, à qui on donneroit le sens de la vue ; et je soutins contre ce philosophe, que l’oeil jugenaturellement des figures, des grandeurs, des situations et des distances.Vous savez, madame, à qui je dois les lumieres, qui ont enfin dissipé mes préjugés : vous savez la part qu’a eu à cet ouvrage unepersonne qui vous étoit si chere, et qui étoit si digne de votre [p3] estime et de votre amitié. C’est à sa mémoire que je le consacre,et je m’adresse à vous, pour jouir tout à la fois et du plaisir de parler d’elle, et du chagrin de la regretter. Puisse ce monumentperpétuer le souvenir de votre amitié mutuelle, et de l’honneur que j’aurai eu d’avoir part à l’estime de l’une et de l’autre.
Mais pourrois-je ne pas m’attendre à ce succès, quand je songe combien ce traité est à elle ? Les vues les plus exactes et les plusfines qu’il renferme, sont dûes à la justesse de son esprit et à la vivacité de son imagination ; qualités qu’elle réunissoit dans un point,où elles paroissent presque incompatibles. Elle sentit la nécessité de considérer séparément nos sens, de distinguer avec précisionles idées que nous devons à chacun d’eux, et d’observer avec quels progrès ils s’instruisent, et [p4] comment ils se prêtent dessecours mutuels. Pour remplir cet objet, nous imaginâmes une statue organisée intérieurement comme nous, et animée d’un espritprivé de toute espéce d’idées. Nous supposâmes encore que l’extérieur tout de marbre ne lui permettoit l’usage d’aucun de sessens, et nous nous réservâmes la liberté de les ouvrir à notre choix aux différentes impressions dont ils sont susceptibles.Nous crûmes devoir commencer par l’odorat, parce que c’est de tous les sens celui qui paroît contribuer le moins aux connoissancesde l’esprit humain. Les autres furent ensuite l’objet de nos recherches, et après les avoir considérés séparément et ensemble, nousvîmes la statue devenir un animal capable de veiller à sa conservation.Le principe qui détermine le développement de ses facultés, est simple ; les sensations mêmes le renferment : car toutes [p5] étantnécessairement agréables ou désagréables, la statue est intéressée à jouir des unes et à se dérober aux autres. Or, on seconvaincra que cet intérêt suffit pour donner lieu aux opérations de l’entendement et de la volonté. Le jugement, la réflexion, lesdesirs, les passions, etc. Ne sont que la sensation même qui se transforme différemment. C’est pourquoi il nous a paru inutile desupposer que l’ame [p6] tient immédiatement de la nature toutes les facultés dont elle est douée. La nature nous donne des organes,pour nous avertir par le plaisir de ce que nous avons à rechercher, et par la douleur de ce que nous avons à fuir. Mais elle s’arrête là ;et elle laisse à l’expérience le soin de nous faire contracter des habitudes, et d’achever l’ouvrage qu’elle a commencé.Cet objet est neuf, et il montre toute la simplicité des voies de l’auteur de la nature. Peut-on ne pas admirer, qu’il n’ait fallu que rendrel’homme sensible au plaisir et à la douleur, pour faire naître en lui des idées, des desirs, des habitudes et des talens de touteespece ?Il y a sans doute bien des difficultés à surmonter, pour développer tout ce systême ; et j’ai souvent éprouvé combien [p7] une pareilleentreprise étoit au-dessus de mes forces. Mademoiselle Ferrand m’a éclairé sur les principes, sur le plan et sur les moindres détails ;et j’en dois être d’autant plus reconnoissant, que son projet n’étoit ni de m’instruire, ni de faire un livre. Elle ne s’appercevoit pasqu’elle devenoit auteur, et elle n’avoit d’autre dessein que de s’entretenir avec moi des choses auxquelles je prenois quelque intérêt.Aussi ne se prévenoit-elle jamais pour ses sentimens ; et si je les ai presque toujours préférés à ceux que j’avois d’abord, j’ai eu leplaisir de ne me rendre qu’à la lumiere. Je l’estimois trop, pour les adopter par tout autre motif ; et elle-même, elle en eût étéoffensée. Cependant il m’arrivoit si souvent de reconnoître la supériorité de ses vues, que mon aveu ne pouvoit éviter d’êtresoupçonné de trop de complaisance. Elle m’en faisoit quelquefois des reproches ; elle craignoit, disoit-elle, de gâter mon ouvrage ; etexaminant avec scrupule les opinions que j’abandonnois, [p8] elle eût voulu se convaincre, que ses critiques n’étoient pas fondées.Si elle avoit pris elle-même la plume, cet ouvrage prouveroit mieux quels étoient ses talens. Mais elle avoit une délicatesse, qui ne luipermettoit seulement pas d’y penser. Contraint d’y applaudir, quand je considérois les motifs qui en étoient le principe ; je l’enblâmois aussi parce que je voyois dans ses conseils ce qu’elle auroit pu faire elle-même. Ce traité n’est donc malheureusement quele résultat des conversations que j’ai eues avec elle, et je crains bien de n’avoir pas toujours su présenter ses pensées dans leur vraijour. Il est fâcheux qu’elle n’ait pas pu m’éclairer jusqu’au moment de l’impression ; je regrette sur-tout qu’il y ait deux ou troisquestions, sur lesquelles nous n’ayions pas été entiérement d’accord. La justice que je rends à Mademoiselle Ferrand, je n’oserois lalui rendre, si elle vivoit encore. Uniquement jalouse de la gloire de ses amis, et regardant [p9] comme à eux tout ce qui pouvoit en elley contribuer ; elle n’auroit point reconnu la part qu’elle a à cet ouvrage, elle m’auroit défendu d’en faire l’aveu, et je lui aurois obéi.Mais aujourd’hui dois-je me refuser au plaisir de lui rendre cette justice ? C’est tout ce qui me reste dans la perte que j’ai faite d’unconseil sage, d’un critique éclairé, d’un ami sûr.Vous le partagerez avec moi, ce plaisir, madame, vous qui la regretterez toute votre vie ; et c’est aussi avec vous que j’aime à parlerd’elle. Toutes deux également estimables, vous aviez ce discernement qui démêle tout le prix d’un objet aimable, et sans lequel on nesait point aimer. Vous connoissiez la raison, la vérité et le courage qui vous formoient l’une pour l’autre. Ces qualités serroient lesnœuds de votre amitié, et vous trouviez toujours dans votre commerce cet enjouement, qui est le caractere des ames vertueuses etsensibles. Ce bonheur devoit donc finir ; et dans [p10] ces momens qui devoient en être le terme, il falloit qu’il ne restât d’autreconsolation à votre amie, que de n’avoir point à vous survivre. Je l’ai vue se croire en cela fort heureuse. C’étoit assez pour elle devivre dans votre mémoire. Elle aimoit à s’occuper de cette idée ; mais elle eût voulu en écarter l’image de votre douleur. Entretenez-vous quelquefois de moi avec Madame De Vassé, me disoit-elle, et que ce soit avec une sorte de plaisir. Elle savoit qu’en effet ladouleur n’est pas la seule marque des regrets ; et qu’en pareil cas, plus on trouve de plaisir à penser à un ami, plus on sent vivementla perte qu’on a faite.Que je suis flatté, madame, qu’elle m’ait jugé digne de partager avec vous cette douleur et ce plaisir ! Que je le suis de l’honneur quevous me faites de porter le même jugement ! Pouviez-vous l’une et l’autre me donner une plus grande preuve de votre estime et devotre amitié ?Traité des sensations : Partie 1[p11]Chapitre 1
Des premières connoissances d’un homme borné au sens de l’odorat. La statue bornée à l’odorat, ne peut connoître que des odeurs.Les connoissances de notre statue, bornée au sens de l’odorat, ne peuvent s’étendre qu’à des odeurs. Elle ne peut pas plus avoir lesidées d’étendue, de figure, ni de rien qui soit hors d’elle, ou hors [p12] de ses sensations, que celles de couleur, de son, de saveur.Elle n’est par rapport à elle que les odeurs qu’elle sent. Si nous lui présentons une rose, elle sera par rapport à nous, une statue quisent une rose ; mais par rapport à elle, elle ne sera que l’odeur même de cette fleur.Elle sera donc odeur de rose, d’œillet, de jasmin, de violette, suivant les objets qui agiront sur son organe. En un mot, les odeurs nesont à son égard que ses propres modifications ou manières d’être ; et elle ne sauroit se croire autre chose, puisque ce sont lesseules sensations dont elle est susceptible.Elle n’a aucune idée de la matière. Que les philosophes à qui il paroît si évident que tout est matériel, se mettent pour un moment àsa place ; et qu’ils imaginent comment ils pourroient soupçonner qu’il existe quelque chose, [p13] qui ressemble à ce que nousappelons matière. On ne peut pas être plus borné dans ses connoissances. On peut donc déjà se convaincre qu’il suffiroitd’augmenter ou de diminuer le nombre des sens, pour nous faire porter des jugemens tout différens de ceux, qui nous sontaujourd’hui si naturels, et notre statue bornée à l’odorat, peut nous donner une idée de la classe des êtres, dont les connoissancessont le moins étendues.Chapitre 2Des opérations de l’entendement dans un homme borné au sens de l’odorat, et comment les différens degrés de plaisir et de peinesont le principe de ces opérations. La statue est capable d’attention.A la premiere odeur, la capacité de sentir de notre statue est toute entiere [p14] à l’impression qui se fait sur son organe. Voilà ceque j’appelle attention.De jouissance et de souffrance. Dès cet instant elle commence à jouir ou à souffrir : car si la capacité de sentir est toute entiere à uneodeur agréable, c’est jouissance ; et si elle est toute entiere à une odeur désagréable, c’est souffrance. Mais sans pouvoir former desdesirs. Mais notre statue n’a encore aucune idée des différens changemens, qu’elle pourra essuyer. Elle est donc bien, sanssouhaiter d’être mieux ; ou mal, sans souhaiter d’être bien. La souffrance ne peut pas plus lui faire desirer un bien qu’elle ne connoîtpas, que la jouissance lui faire craindre un mal qu’elle ne connoît pas davantage. Par conséquent, quelque désagréable que soit lapremiere sensation, le fût-elle au point de blesser l’organe et d’être une douleur violente, elle ne sauroit donner lieu au desir.Si la souffrance est en nous toujours [p15] accompagnée du desir de ne pas souffrir, il ne peut pas en être de même de cette statue.La douleur est avant le desir d’un état différent, et elle n’occasionne en nous ce desir, que parce que cet état nous est déjà connu.L’habitude que nous avons contractée de la regarder comme une chose, sans laquelle nous avons été, et sans laquelle nous pouvonsêtre encore, fait que nous ne pouvons plus souffrir, qu’aussi-tôt nous ne desirions de ne pas souffrir, et ce desir est inséparable d’unétat douloureux.Mais la statue qui, au premier instant, ne se sent que par la douleur même qu’elle éprouve, ignore si elle peut cesser d’être, pourdevenir autre chose, ou pour n’être point du tout. Elle n’a encore aucune idée de changement, de succession, ni de durée. Elle existedonc sans pouvoir former des desirs.Plaisir et douleur, principes de ses opérations. Lorsqu’elle aura remarqué qu’elle [p16] peut cesser d’être ce qu’elle est, pourredevenir ce qu’elle a été ; nous verrons ses desirs naître d’un état de douleur, qu’elle comparera à un état de plaisir, que la mémoirelui rappellera. C’est par cet artifice que le plaisir et la douleur sont l’unique principe, qui déterminant toutes les opérations de soname, doit l’élever par degrés à toutes les connoissances, dont elle est capable ; et pour démêler les progrès qu’elle pourra faire, ilsuffira d’observer les plaisirs qu’elle aura à desirer, les peines qu’elle aura à craindre, et l’influence des uns et des autres suivant lescirconstances.Combien elle seroit bornée, si elle étoit sans mémoire. S’il ne lui restoit aucun souvenir de ses modifications, à chaque fois ellecroiroit sentir pour la premiere : des années entieres viendroient se perdre dans chaque moment présent. Bornant donc toujours sonattention à une seule maniere d’être, jamais elle n’en compareroit deux ensemble, [p17] jamais elle ne jugeroit de leurs rapports : ellejouiroit ou souffriroit, sans avoir encore ni desir ni crainte.Naissance de la mémoire. Mais l’odeur qu’elle sent, ne lui échappe pas entiérement, aussi-tôt que le corps odoriférant cesse d’agirsur son organe. L’attention qu’elle lui a donnée, la retient encore ; et il en reste une impression plus ou moins forte, suivant quel’attention a été elle-même plus ou moins vive. Voilà la mémoire.Partage de la capacité de sentir entre l’odorat et la mémoire. Lorsque notre statue est une nouvelle odeur, elle a donc encoreprésente celle qu’elle a été le moment précédent. Sa capacité de sentir se partage entre la mémoire et l’odorat ; et la premiere deces facultés est attentive à la sensation passée, tandis que la seconde est attentive à la sensation présente. [p18] La mémoire n’estdonc qu’une maniere de sentir. Il y a donc en elle deux manieres de sentir qui ne different, que parce que l’une se rapporte à unesensation actuelle, et l’autre à une sensation qui n’est plus ; mais dont l’impression dure encore. Ignorant qu’il y a des objets quiagissent sur elle, ignorant même qu’elle a un organe ; elle ne distingue ordinairement le souvenir d’une sensation d’avec unesensation actuelle, que comme sentir foiblement ce qu’elle a été, et sentir vivement ce qu’elle est. Le sentiment peut en être plus vifque celui de la sensation. Je dis ordinairement, parce que le souvenir ne sera pas toujours un sentiment foible, ni la sensation unsentiment vif. Car toutes les fois que la mémoire lui retracera ses manieres d’être avec beaucoup de force, et que l’organe aucontraire [p19] ne recevra que de légères impressions ; alors le sentiment d’une sensation actuelle sera bien moins vif, que lesouvenir d’une sensation qui n’est plus.La statue distingue en elle une succession. Ainsi donc qu’une odeur est présente à l’odorat par l’impression d’un corps odoriférantsur l’organe même, une autre odeur est présente à la mémoire, parce que l’impression d’un autre corps odoriférant subsiste dans lecerveau, où l’organe l’a transmise. En passant de la sorte par deux manieres d’être, la statue sent qu’elle n’est plus ce qu’elle a été :
la connoissance de ce changement lui fait rapporter la premiere à un moment différent de celui où elle éprouve la seconde : et c’est làce qui lui fait mettre de la différence entre exister d’une maniere et se souvenir d’avoir existé d’une autre. Comment elle est active etpassive. Elle est active par rapport à l’une de ses manieres de sentir, et passive [p20] par rapport à l’autre. Elle est active, lorsqu’ellese souvient d’une sensation, parce qu’elle a en elle la cause qui la lui rappelle, c’est-à-dire, la mémoire. Elle est passive au momentqu’elle éprouve une sensation, parce que la cause qui la produit est hors d’elle, c’est-à-dire, dans les corps odoriférans qui agissentsur son organe. Elle ne peut pas faire la différence de ses deux états. Mais ne pouvant se douter de l’action des objets extérieurs surelle, elle [p21] ne sauroit faire la différence d’une cause qui est en elle, d’avec une cause qui est au dehors. Toutes ses modificationssont à son égard, comme si elle ne les devoit qu’à elle-même ; et soit qu’elle éprouve une sensation, ou qu’elle ne fasse que se larappeler ; elle n’apperçoit jamais autre chose, sinon qu’elle est ou qu’elle a été de telle maniere. Elle ne sauroit, par conséquent,remarquer aucune différence entre l’état où elle est active, et celui où elle est toute passive.La mémoire devient en elle une habitude. Cependant plus la mémoire aura occasion de s’exercer, plus elle agira avec facilité. C’estpar là que la statue se fera une habitude de se rappeler sans effort les changemens par où elle a passé, et de partager son attentionentre ce qu’elle est et ce qu’elle a été. Car une habitude n’est que la facilité de répéter ce qu’on a fait, et cette facilité s’acquiert par laréitération des actes. [p22] Elle compare. Si après avoir senti à plusieurs reprises une rose et un oeillet, elle sent encore une fois unerose ; l’attention passive qui se fait par l’odorat, sera toute à l’odeur présente de rose, et l’attention active, qui se fait par la mémoire,sera partagée entre le souvenir qui reste des odeurs de rose et d’oeillet. Or, les manieres d’être ne peuvent se partager la capacitéde sentir, qu’elles ne se comparent : car comparer n’est autre chose que donner en même-temps son attention à deux idées.Juge. Dès qu’il y a comparaison, il y a jugement. Notre statue ne peut être en même-temps attentive à l’odeur de rose et à celled’oeillet, sans appercevoir que l’une n’est pas l’autre ; et elle ne peut l’être à l’odeur d’une rose qu’elle sent, et à celle d’une rosequ’elle a sentie, sans [p23] appercevoir qu’elles sont une même modification. Un jugement n’est donc que la perception d’un rapportentre deux idées, que l’on compare. Ces opérations tournent en habitude. à mesure que les comparaisons et les jugemens serépetent, notre statue les fait avec plus de facilité. Elle contracte donc l’habitude de comparer et de juger. Il suffira, par conséquent, delui faire sentir d’autres odeurs, pour lui faire faire de nouvelles comparaisons, porter de nouveaux jugemens, et contracter denouvelles habitudes.Elle devient capable d’étonnement. Elle n’est point surprise à la premiere sensation qu’elle éprouve : car elle n’est encoreaccoutumée à aucune sorte de jugement.Elle ne l’est pas non plus, lorsque sentant successivement plusieurs odeurs, elle ne les apperçoit chacune qu’un instant. Alors elle netient à aucun des jugemens [p24] qu’elle porte ; et plus elle change, plus elle doit se sentir naturellement portée à changer. Elle ne lesera pas davantage, si par des nuances insensibles nous la conduisons de l’habitude de se croire une odeur à juger qu’elle en estune autre : car elle change sans pouvoir le remarquer. Mais elle ne pourra manquer de l’être, si elle passe tout à coup d’un état auquelelle étoit accoutumée, à un état tout différent, dont elle n’avoit point encore d’idée.Cet étonnement donne plus d’activité aux opérations de l’ame. Cet étonnement lui fait mieux sentir la différence de ses manieresd’être. Plus le passage des unes aux autres est brusque, plus son étonnement est grand, et plus aussi elle est frappée du contrastedes plaisirs et des peines qui les accompagnent. Son attention déterminée par des plaisirs et par des peines qui se font mieux [p25]sentir, s’applique avec plus de vivacité à toutes les sensations qui se succedent. Elle les compare donc avec plus de soin : elle jugedonc mieux de leurs rapports. L’étonnement augmente, par conséquent, l’activité des opérations de son ame. Mais puisqu’il nel’augmente, qu’en faisant remarquer une opposition plus sensible entre les sentimens agréables et les sentimens désagréables, c’esttoujours le plaisir et la douleur qui sont le premier mobile de ses facultés.Idées qui se conservent dans la mémoire. Si les odeurs attirent chacune également son attention, elle se conserveront dans samémoire, suivant l’ordre où elles se seront succédées, et elles s’y lieront par ce moyen.Si la succession en renferme un grand nombre, l’impression des dernieres, comme la plus nouvelle, sera la plus forte ; celle despremieres s’affoiblira par des degrés [p26] insensibles, s’éteindra tout-à-fait, et elles seront comme non avenues.Mais s’il y en a qui n’ont eu que peu de part à l’attention, elles ne laisseront aucune impression après elle, et elles seront aussi-tôtoubliées qu’apperçues.Enfin, celles qui l’auront frappée davantage, se retraceront avec plus de vivacité ; et l’occuperont si fort, qu’elles seront capables delui faire oublier les autres.Liaison de ces idées. La mémoire est donc une suite d’idées, qui forment une espece de chaîne. C’est cette liaison qui fournit lesmoyens de passer d’une idée à une autre, et de se rappeler les plus éloignées. On ne se souvient, par conséquent, d’une idée qu’ona eue, il y a quelque tems, que parce qu’on se retrace avec plus ou moins de rapidité les idées intermédiaires.Le plaisir conduit la mémoire. à la seconde sensation, la [p27] mémoire de notre statue n’a pas de choix à faire : elle ne peut rappelerque la premiere. Elle agira seulement avec plus de force, suivant qu’elle y sera déterminée par la vivacité du plaisir et de la peine.Mais lorsqu’il y a eu une suite de modifications, la statue conservant le souvenir d’un grand nombre, sera portée à se retracerpréférablement celles qui peuvent davantage contribuer à son bonheur : elle passera rapidement sur les autres, ou ne s’y arrêtera quemalgré elle.Pour mettre cette vérité dans tout son jour, il faut connoître les différens degrés de plaisir et de peine, dont on peut être susceptible, etles comparaisons qu’on en peut faire. Deux especes de plaisirs et de peines. Les plaisirs et les peines sont de deux especes. Lesuns appartiennent plus particuliérement au corps ; ils sont sensibles : les autres sont dans la mémoire et dans toutes les facultés del’ame ; ils [p28] sont intellectuels ou spirituels. Mais c’est une différence que la statue est incapable de remarquer. Cette ignorance lagarantira d’une erreur, que nous avons de la peine à éviter : car ces sentimens ne différent pas autant, que nous l’imaginons. Dans levrai, ils sont tous intellectuels ou spirituels, parce qu’il n’y a proprement que l’ame qui sente. Si l’on veut, ils sont aussi tous en un senssensibles ou corporels, parce que le corps en est la seule cause occasionnelle. Ce n’est que suivant leur rapport aux facultés ducorps ou à celles de l’ame, que nous les distinguons en deux especes. Différens degrés dans l’un et dans l’autre. Le plaisir peut
diminuer ou augmenter par degrés ; en diminuant, il tend à s’éteindre, et il s’évanouit avec la sensation. En augmentant au contraire, ilpeut conduire jusqu’à la douleur, parce que l’impression devient trop forte pour l’organe. Ainsi il y a deux termes dans le plaisir. [p29]Le plus foible est où la sensation commence avec le moins de force ; c’est le premier pas du néant au sentiment : le plus fort est où lasensation ne peut augmenter, sans cesser d’être agréable ; c’est l’état le plus voisin de la douleur. L’impression d’un plaisir foibleparoît se concentrer dans l’organe, qui le transmet à l’âme. Mais s’il est à un certain degré de vivacité, il est accompagné d’uneémotion qui se répand dans tout le corps. Cette émotion est un fait que notre expérience ne permet pas de révoquer en doute. Ladouleur peut également augmenter ou diminuer : en augmentant, elle tend à la destruction totale de l’animal. Mais en diminuant, ellene tend pas, comme le plaisir, à la privation de tout sentiment ; le moment, qui la termine, est au contraire toujours agréable.Il n’y a d’état indifférent que par comparaison. Parmi ces différens degrés, il n’est pas possible de trouver un état indifférent : [p30] àla premiere sensation, quelque foible qu’elle soit, la statue est nécessairement bien ou mal. Mais lorsqu’elle aura ressentisuccessivement les plus vives douleurs et les plus grands plaisirs, elle jugera indifférentes, ou cessera de regarder comme agréablesou désagréables, les sensations plus foibles, qu’elle aura comparées avec les plus fortes. Nous pouvons donc supposer qu’il y a pourelle des manieres d’être agréables et désagréables dans différens degrés, et des manieres d’être, qu’elle regarde commeindifférentes.Origine du besoin. Toutes les fois qu’elle est mal ou moins bien, elle se rappelle ses sensations passées, elle les compare avec cequ’elle est, et elle sent qu’il lui est important de redevenir ce qu’elle a été. De-là naît le besoin ou la connoissance qu’elle a d’un bien,dont elle juge que la jouissance lui est nécessaire. [p31] Elle ne se connoît donc des besoins, que parce qu’elle compare la peinequ’elle souffre avec les plaisirs dont elle a joui. Enlevez-lui le souvenir de ces plaisirs, elle sera mal, sans soupçonner qu’elle ait aucunbesoin : car pour sentir le besoin d’une chose, il faut en avoir quelque connoissance. Or, dans la supposition que nous venons defaire, elle ne connoît d’autre état que celui où elle se trouve. Mais lorsqu’elle s’en rappelle un plus heureux, sa situation présente lui enfait aussi-tôt sentir le besoin. C’est ainsi que le plaisir et la douleur détermineront toujours l’action de ses facultés. Comment ildétermine les opérations de l’ame. Son besoin peut être occasionné par une véritable douleur, par une sensation désagréable, parune sensation moins agréable que quelques-unes de celles qui ont précédé ; enfin par un état languissant, où elle est réduite à unede ses manieres d’être, [p32] qu’elle s’est accoutumée à trouver indifférentes. Si son besoin est causé par une odeur, qui lui fasseune douleur vive, il entraîne à lui presque toute la capacité de sentir ; et il ne laisse de force à la mémoire que pour rappeler à lastatue, qu’elle n’a pas toujours été aussi mal. Alors elle est incapable de comparer les différentes manieres d’être, par où elle apassé, elle est incapable de juger qu’elle est la plus agréable. Tout ce qui l’intéresse, c’est de sortir de cet état, pour jouir d’un autre,quel qu’il soit ; et si elle connoissoit un moyen qui pût la dérober à sa souffrance, elle appliqueroit toutes ses facultés à le mettre enusage. C’est ainsi que dans les grandes maladies, nous cessons de desirer les plaisirs que nous recherchions avec ardeur, et nousne songeons plus qu’à recouvrer la santé.Si c’est une sensation moins agréable qui produise le besoin, il faut distinguer deux cas : ou les plaisirs auxquels la statue [p33] lacompare ont été vifs, et accompagnés des plus grandes émotions ; ou ils ont été moins vifs, et ne l’ont presque pas émue.Dans le premier cas, le bonheur passé se réveille avec d’autant plus de force, qu’il différe davantage de la sensation actuelle.L’émotion qui l’a accompagné, se reproduit en partie, et déterminant vers lui presque toute la capacité de sentir, elle ne permet pasde remarquer les sentimens agréables qui l’ont suivi ou précédé. La statue n’étant donc point distraite, compare mieux ce bonheuravec l’état où elle juge mieux combien il en est différent ; et s’appliquant à se le peindre de la maniere la plus vive, sa privation causeun besoin plus grand, et sa possession devient un bien plus nécessaire.Dans le second cas, au contraire, il se retrace avec moins de vivacité : d’autres plaisirs partagent l’attention : l’avantage qu’il offre, estmoins senti : il ne reproduit point, ou que peu d’émotion. La statue n’est donc pas autant intéressée à son retour, [p34] et elle n’yapplique pas autant ses facultés. Enfin, si le besoin a pour cause une de ces sensations, qu’elle s’est accoutumée à jugerindifférentes : elle vit d’abord sans ressentir ni peine ni plaisir. Mais cet état comparé aux situations heureuses où elle s’est trouvée,lui devient bientôt désagréable, et la peine qu’elle souffre, est ce que nous appellons ennui. Cependant l’ennui dure, il augmente, il estinsupportable, et il détermine avec force toutes les facultés vers le bonheur dont elle sent la perte. Cet ennui peut être aussi accablantque la douleur : auquel cas, elle n’a d’autre intérêt que de s’y soustraire ; et elle se porte sans choix à toutes les manieres d’être, quisont propres à le dissiper. Mais si nous diminuons le poids de l’ennui, son état sera moins malheureux, il lui importera moins d’ensortir, elle pourra porter son attention à tous les sentimens agréables, dont elle conserve quelque souvenir ; [p35] et c’est le plaisir,dont elle se retracera l’idée la plus vive, qui entraînera à lui toutes les facultés.Activité qu’il donne à la mémoire. Il y a donc deux principes, qui déterminent le degré d’action de ses facultés : d’un côté, c’est lavivacité d’un bien qu’elle n’a plus ; de l’autre, c’est le peu de plaisir de la sensation actuelle, ou la peine qui l’accompagne.Lorsque ces deux principes se réunissent, elle fait plus d’effort pour se rappeler ce qu’elle a cessé d’être ; et elle en sent moins cequ’elle est. Car sa capacité de sentir ayant nécessairement des bornes, la mémoire n’en peut attirer une partie, qu’il n’en reste moinsà l’odorat. Si même l’action de cette faculté est assez forte, pour s’emparer de toute la capacité de sentir ; la statue ne remarqueraplus l’impression, qui se fait sur son organe, et elle se représentera si vivement ce qu’elle a été, qu’il lui semblera qu’elle l’est encore.[p36] Cette activité cesse avec le besoin. Mais si son état présent est le plus heureux qu’elle connoisse, alors le plaisir l’intéresse àen jouir par préférence. Il n’y a plus de cause qui puisse déterminer la mémoire à agir avec assez de vivacité, pour usurper surl’odorat jusqu’à en éteindre le sentiment. Le plaisir au contraire fixe au moins la plus grande partie de l’attention ou de la capacité desentir à la sensation actuelle ; et si la statue se rappele encore ce qu’elle a été, c’est que la comparaison qu’elle en fait avec cequ’elle est, lui fait mieux goûter son bonheur. Différence de la mémoire et de l’imagination. Voilà donc deux effets de la mémoire : l’unest une sensation qui se [p37] retrace aussi vivement, que si elle se faisoit sur l’organe même ; l’autre est une sensation, dont il nereste qu’un souvenir léger.Ainsi il y a dans l’action de cette faculté deux degrés, que nous pouvons fixer : le plus foible est celui, où elle fait à peine jouir dupassé ; le plus vif est celui, où elle en fait jouir comme s’il étoit présent.Or, elle conserve le nom de mémoire, lorsqu’elle ne rappele les choses, que comme passées ; et elle prend le nom d’imagination,lorsqu’elle les retrace avec tant de force, qu’elles paroissent présentes. L’imagination a donc lieu dans notre statue, aussi bien que lamémoire ; et ces deux facultés ne différent que du plus au moins. La mémoire est le commencement d’une imagination qui n’a encoreque peu de force ; l’imagination est la mémoire même, parvenue à toute la vivacité dont elle est susceptible.
Comme nous avons distingué deux attentions, [p38] qui se font dans la statue, l’une par l’odorat, l’autre par la mémoire ; nous enpouvons actuellement remarquer une troisieme, qu’elle donne par l’imagination, et dont le caractere est d’arrêter les impressions dessens, pour y substituer un sentiment indépendant de l’action des objets extérieurs.Cette différence échappe à la statue. Cependant lorsque la statue [p39] imagine une sensation qu’elle n’a plus, et qu’elle se lareprésente aussi vivement, que si elle l’avoit encore ; elle ne sait pas qu’il y a en elle une cause qui produit le même effet, qu’un corpsodoriférant, qui agiroit sur son organe. Elle ne peut donc pas mettre, comme nous, de la différence entre imaginer et avoir unesensation. Son imagination plus active que la nôtre. Mais on a lieu de présumer que son imagination aura plus d’activité que la nôtre.Sa capacité de sentir est toute entiere à une seule espece de sensation, toute la force de ses facultés s’applique uniquement à desodeurs, rien ne la peut distraire. Pour nous, nous sommes partagés entre une multitude de sensations et d’idées, dont nous sommessans cesse assaillis ; et ne conservant à notre imagination qu’une partie de nos forces, nous imaginons foiblement. D’ailleurs nossens toujours en garde contre notre imagination, [p40] nous avertissent sans cesse de l’absence des objets que nous voulonsimaginer : au contraire tout laisse un libre cours à l’imagination de notre statue. Elle se retrace donc sans défiance une odeur dontelle a joui, et elle en jouit en effet, comme si son organe en étoit affecté. Enfin la facilité d’écarter de nous les objets qui nousoffensent, et de rechercher ceux dont la jouissance nous est chere, contribue encore à rendre notre imagination paresseuse. Maispuisque notre statue ne peut se soustraire à un sentiment désagréable, qu’en imaginant vivement une maniere d’être qui lui plaît ; sonimagination en est plus exercée, et elle doit produire des effets pour lesquels la nôtre est tout-à-fait impuissante. [p41] Cas unique oùelle peut être sans action. Cependant il y a une circonstance, où son action est absolument suspendue, et même encore celle de lamémoire. C’est lorsqu’une sensation est assez vive pour remplir entiérement la capacité de sentir. Alors la statue est toute passive.Le plaisir est pour elle une espece d’yvresse, où elle en jouit à peine ; et la douleur un accablement, où elle ne souffre presque pas.Comment elle rentre en action. Mais que la sensation perde quelques degrés de vivacité, aussi-tôt les facultés de l’ame rentrent enaction ; et le besoin redevient la cause qui les détermine. Elle donne un nouvel ordre aux idées. Les modifications qui doivent [p42]plaire davantage à la statue, ne sont pas toujours les dernieres qu’elle a reçues. Elles peuvent se trouver au commencement ou aumilieu de la chaîne de ses connoissances, comme à la fin. L’imagination est donc souvent obligée de passer rapidement par-dessusles idées intermédiaires. Elle raproche les plus éloignées, change l’ordre qu’elles avoient dans la mémoire, et en forme une chaînetoute nouvelle.La liaison des idées ne suit donc pas le même ordre dans ces facultés. Plus celui qu’elle tient de l’imagination, deviendra familier,moins elle conservera celui que la mémoire lui a donné. Par-là, les idées se lient de mille manieres différentes ; et souvent la statuese souviendra moins de l’ordre dans lequel elle a éprouvé ses sensations, que de celui dans lequel elle les a imaginées. Les idéesne se lient différemment que parce qu’il s’en fait de nouvelles comparaisons. Mais toutes ces chaînes ne se [p43] forment que par lescomparaisons qui ont été faites de chaque anneau avec celui qui le précede, et avec celui qui le suit, et par les jugemens qui ont étéportés de leurs rapports. Ce lien devient plus fort à proportion, que l’exercice des facultés fortifie les habitudes de se souvenir etd’imaginer ; et c’est de-là qu’on tire l’avantage surprenant de reconnoître les sensations qu’on a déjà eues. C’est à cette liaison quela statue reconnoît les manieres d’être, qu’elle a eues. En effet, si nous faisons sentir à notre statue une odeur qui lui est familiere ;voilà une maniere d’être qu’elle a comparée, dont elle a jugé, et qu’elle a liée à quelques-unes des parties de la chaîne que samémoire est dans l’habitude de parcourir. C’est pourquoi elle juge que l’état où elle se trouve, est le même que celui où elle s’est déjàtrouvée. Mais une odeur qu’elle n’a point encore sentie, n’est [p44] pas dans le même cas ; elle doit donc lui paroître toute nouvelle.Elle ne sauroit se rendre raison de ce phénomene. Il est inutile de remarquer, que, lorsqu’elle reconnoît une maniere d’être, c’est sansêtre capable de s’en rendre raison. La cause d’un pareil phénomene est si difficile à démêler, qu’elle échappe à tous les hommes,qui ne savent pas observer et analyser ce qui se passe en eux-mêmes. Comment les idées se conservent et se renouvellent dans lamémoire. Mais lorsque la statue est long-tems sans penser à une maniere d’être, que devient pendant tout cet intervale l’idée qu’elleen a acquise ? D’où sort cette idée, lorsqu’ensuite elle se retrace à la mémoire ? S’est-elle conservée dans l’ame ou dans le corps ?Ni dans l’un ni dans l’autre.Ce n’est pas dans l’ame, puisqu’il suffit [p45] d’un dérangement dans le cerveau, pour ôter le pouvoir de la rappeler.Ce n’est pas dans le corps. Il n’y a que la cause physique qui pourroit s’y conserver ; et pour cela, il faudroit supposer que le cerveaurestât absolument dans l’état, où il a été mis par la sensation que la statue se rappele. Mais comment accorder cette suppositionavec le mouvement continuel des esprits ? Comment l’accorder sur-tout quand on considère la multitude d’idées dont la mémoires’enrichit ? On peut expliquer ce phénomene d’une maniere bien plus simple. J’ai une sensation, lorsqu’il se fait dans un de mesorganes, un mouvement qui se transmet jusqu’au cerveau. Si le même mouvement commence au cerveau, et s’étend jusqu’àl’organe, je crois avoir une sensation que je n’ai pas : c’est une illusion. Mais si ce mouvement commence et se termine au cerveau,je me souviens de la sensation que j’ai eue. Quand une idée se retrace à la statue, [p46] ce n’est donc pas qu’elle se soit conservéedans le corps ou dans l’ame : c’est que le mouvement, qui en est la cause physique et occasionnelle, se reproduit dans le cerveau.Mais ce n’est pas ici le lieu de hazarder des conjectures sur le méchanisme de la mémoire. Nous conservons le souvenir de nossensations, nous nous les rappelons, après avoir été long-tems sans y penser : il suffit pour cela qu’elles ayent fait sur nous une viveimpression, ou que nous les ayons éprouvées à plusieurs reprises. Ces faits m’autorisent à supposer que notre statue étantorganisée comme nous, est, comme nous, capable de mémoire.énumération des habitudes contractées par la statue. Concluons qu’elle a contracté plusieurs habitudes : une habitude de donner sonattention, une autre de se ressouvenir, une troisieme de comparer, une quatrieme de juger, une cinquieme d’imaginer, [p47] et unederniere de reconnoître. Comment ses habitudes s’entretiendront. Les mêmes causes qui ont produit les habitudes, sont seulescapables de les entretenir. Je veux dire que les habitudes se perdront, si elles ne sont pas renouvellées par des actes réitérés detems à autre. Alors notre statue ne se rappelera ni les comparaisons qu’elle a faites d’une maniere d’être, ni les jugemens qu’elle ena portés, et elle l’éprouvera pour la troisieme ou quatrieme fois, sans être capable de la reconnoître. Se fortifieront. Mais nouspouvons nous-mêmes contribuer à entretenir l’exercice de sa mémoire et de toutes ses facultés. Il suffit de l’intéresser par lesdifférens degrés de plaisir ou de peine à conserver ses manieres d’être, ou à s’y soustraire. L’art avec lequel nous disposerons deses sensations, pourra donc donner occasion de fortifier et d’étendre de plus en plus ses [p48] habitudes. Il y a même lieu deconjecturer qu’elle démêlera dans une succession d’odeurs des différences, qui nous échappent. Obligée d’appliquer toutes sesfacultés à une seule espece de sensation, pourroit-elle ne pas apporter à cette étude plus de discernement que nous ?
Quelles sont les bornes de son discernement. Cependant les rapports que ses jugemens peuvent découvrir, sont en fort petit nombre.Elle connoît seulement qu’une maniere d’être, est la même que celle qu’elle a déjà eue, ou qu’elle en est différente ; que l’une estagréable, l’autre désagréable, qu’elles le sont plus ou moins. Mais démêlera-t-elle plusieurs odeurs, qui se font sentir ensemble ?C’est un discernement que nous n’acquérons nous-mêmes que par un grand exercice : encore est-il renfermé dans des bornes bienétroites : car il n’est personne qui puisse reconnoître à l’odorat tout ce qui compose un sachet. Or, tout mêlange d’odeurs [p49] meparoît devoir être un sachet pour notre statue. C’est la connoissance des corps odoriférans, comme nous verrons ailleurs, qui nous aappris à reconnoître deux odeurs dans une troisieme. Après avoir senti tour-à-tour une rose et une jonquille, nous les avons sentiesensemble ; et par-là nous avons appris que la sensation que ces fleurs réunies font sur nous, est composée de deux autres. Qu’onmultiplie les odeurs, nous ne distinguerons que celles qui dominent ; et même nous n’en ferons pas le discernement, si le mêlange estfait avec assez d’art, pour qu’aucune ne prévale. En pareil cas elles paroissent se confondre à-peu-près, comme des couleursbroyées ensemble ; elles se réunissent, et se mêlent si bien, qu’aucune d’elles ne reste ce qu’elle étoit ; et de plusieurs il n’en résultequ’une seule.Si notre statue sent deux odeurs au premier moment de son existence, elle ne jugera donc pas qu’elle est tout-à-la-fois [p50] de deuxmanieres. Mais supposons qu’ayant appris à les connoître séparément, elle les sente ensemble, les reconnoîtra-t-elle ? Cela ne meparoît pas vraisemblable. Car ignorant qu’elles lui viennent de deux corps différens, rien ne peut lui faire soupçonner que la sensationqu’elle éprouve, est formée de deux autres. En effet, si aucune ne domine, elles se confondroient même à notre égard ; et s’il en estune qui soit plus foible, elle ne fera qu’altérer la plus forte, et elles paroîtront ensemble comme une simple maniere d’être. Pour nousen convaincre, nous n’aurions qu’à sentir des odeurs, que nous ne nous serions pas fait une habitude de rapporter à des corpsdifférens : je suis persuadé que nous n’oserions assurer si elles ne sont qu’une, ou si elles sont plusieurs. Voilà précisément le cas denotre statue.Elle n’acquiert donc du discernement, que par l’attention qu’elle donne en même tems à une maniere d’être, qu’elle éprouve, et à uneautre qu’elle a éprouvé. Ainsi ses [p51] jugemens ne s’exercent point sur deux odeurs senties à la fois ; ils n’ont pour objet, que dessensations qui se succedent.Chapitre 3Des desirs, des passions, de l’amour, de la haine, de l’espérance, de la crainte, et de la volonté dans un homme borné au sens del’odorat. le desir n’est que l’action des facultés. Nous venons de faire voir en quoi consistent les différentes sortes de besoins, etcomment ils sont la cause des degrés de vivacité, avec lesquels les facultés de l’ame s’appliquent à un bien, dont la jouissancedevient nécessaire. Or, le desir n’est que l’action même de ces facultés.Ce qui en fait la foiblesse ou la force. Tout desir suppose donc que [p52] la statue a l’idée de quelque chose de mieux, que ce qu’elleest dans le moment, et qu’elle juge de la différence de deux états qui se succedent. S’ils different peu, elle souffre moins, par laprivation de la maniere d’être, qu’elle desire ; et j’appele malaise, ou léger mécontentement, le sentiment qu’elle éprouve : alorsl’action de ses facultés, ses desirs sont plus foibles. Elle souffre au contraire davantage, si la différence est considérable ; et j’appeleinquiétude, ou même tourment, l’impression qu’elle ressent : alors l’action de ses facultés, ses desirs sont plus vifs. La mesure dudesir est donc la différence apperçue entre ces deux états ; et il suffit de se rappeler comment l’action des facultés peut acquérir, ouperdre de la vivacité, pour connoître tous les degrés, dont les desirs sont susceptibles. Une passion est un desir dominant. Ils n’ont,par exemple, jamais plus de violence, que lorsque les facultés de la [p53] statue se portent à un bien, dont la privation produit uneinquiétude d’autant plus grande, qu’il differe davantage de la situation présente. En pareil cas, rien ne la peut distraire de cet objet :elle se le rappele, elle l’imagine ; toutes ses facultés s’en occupent uniquement. Plus par conséquent elle le desire, plus elles’accoutume à le desirer. En un mot, elle a pour lui ce qu’on nomme passion ; c’est-à-dire, un desir qui ne permet pas d’en avoird’autres, ou qui du moins est le plus dominant.Comment une passion succede à une autre. Cette passion subsiste, tant que le bien qui en est l’objet, continue de paroître le plusagréable, et que sa privation est accompagnée des mêmes inquiétudes. Mais elle est remplacée par une autre, si la statue aoccasion de s’accoutumer à un nouveau bien auquel elle doit donner la préférence.Ce que c’est que l’amour et la haine. Dès qu’il y a en elle jouissance, [p54] souffrance, besoin, desir, passion, il y a aussi amour ethaine. Car elle aime une odeur agréable, dont elle jouit, ou qu’elle desire. Elle hait une odeur désagréable, qui la fait souffrir : enfin,elle aime moins une odeur moins agréable qu’elle voudroit changer contre une autre. Pour s’en convaincre, il suffit de considérerqu’aimer est toujours synonyme de jouir ou de desirer ; et que haïr l’est également de souffrir du malaise, du mécontentement à laprésence d’un objet. L’un et l’autre susceptibles de différens degrés. Comme il peut y avoir plusieurs degrés dans l’inquiétude, quecause la privation d’un objet aimable, et dans le mécontentement, que donne la vue d’un objet odieux ; il en faut également distinguerdans l’amour et dans la haine. Nous avons même des mots à cet usage : tels sont ceux de goût, penchant, inclination ; d’éloignement,répugnance, dégoût. Quoiqu’on [p55] ne puisse pas substituer à ces mots ceux d’amour et de haine, les sentimens qu’ils expriment,ne sont néanmoins qu’un commencement de ces passions : ils n’en different, que parce qu’ils sont dans un degré plus foible.La statue ne peut aimer qu’elle-même. Au reste, l’amour, dont notre statue est capable, n’est que l’amour d’elle-même, ou, ce qu’onnomme l’amour propre. Car dans le vrai elle n’aime qu’elle ; puisque les choses qu’elle aime, ne sont que ses propres manieresd’être.Principes de l’espérance et de la crainte. L’espérance et la crainte naissent du même principe que l’amour et la haine.L’habitude, où est notre statue d’éprouver des sensations agréables, et désagréables, lui fait juger qu’elle en peut encore éprouverdes uns et des autres. Si ce jugement se joint à l’amour d’une sensation qui plaît, il produit l’espérance ; et s’il se joint à la haine [p56]d’une sensation qui déplaît, il forme la crainte. En effet, espérer, c’est se flatter de la jouissance d’un bien ; craindre, c’est se voirmenacé d’un mal. Nous pouvons remarquer que l’espérance et la crainte contribuent à augmenter les desirs. C’est du combat de cesdeux sentimens, que naissent les passions les plus vives.Comment la volonté se forme. Le souvenir d’avoir satisfait quelques-uns de ses desirs, fait d’autant plus espérer à notre statue d’enpouvoir satisfaire d’autres ; que ne connoissant pas les obstacles, qui s’y opposent, elle ne voit pas pourquoi ce qu’elle desire, ne
seroit pas en son pouvoir, comme ce qu’elle a desiré en d’autres occasions. à la vérité, elle ne peut s’en assurer ; mais aussi elle n’apoint de preuve du contraire. Si elle se souvient sur-tout que le même desir, qu’elle forme, a d’autres fois été suivi de la jouissance ;elle se flattera, à proportion que son besoin sera plus grand. [p57] Ainsi deux causes contribuent à sa confiance : l’expérience d’avoirsatisfait un pareil desir, et l’intérêt, qu’il le soit encore. Dès-lors elle ne se borne plus à desirer : elle veut ; car on entend par volonté,un desir absolu, et tel, que nous pensons qu’une chose desirée est en notre pouvoir.Chapitre 4[p58]Des idées d’un homme borné au sens de l’odorat. la statue a les idées de contentement et de mécontentement. Notre statue ne peutêtre successivement de plusieurs manieres, dont les unes lui plaisent, et les autres lui déplaisent, sans remarquer qu’elle passe tour-à-tour par un état de plaisir, et par un état de peines. Avec les unes, c’est contentement, jouissance ; avec les autres, c’estmécontentement, souffrance. Elle conserve donc dans sa mémoire les idées de contentement et de mécontentement, communes àplusieurs manieres d’être : et elle n’a plus qu’à considérer ses sensations sous ces deux rapports, pour en faire deux classes, où elleapprendra [p59] à distinguer des nuances, à proportion qu’elle s’y exercera davantage.Ces idées sont abstraites et générales. Abstraire, c’est séparer une idée d’une autre, à laquelle elle paroît naturellement unie. Or, enconsidérant que les idées de contentement et de mécontentement sont communes à plusieurs de ses modifications, elle contractel’habitude de les séparer de telle modification particuliere, dont elle ne l’avoit pas d’abord distinguée ; elle s’en fait donc des notionsabstraites ; et ces notions deviennent générales, parce qu’elles sont communes à plusieurs de ces manieres d’être.Une odeur n’est pour la statue qu’une idée particuliere. Mais lorsqu’elle sentira successivement plusieurs fleurs de même espece,elle éprouvera toujours une même maniere d’être, et elle n’aura à ce sujet qu’une idée particuliere. L’odeur de violette, par exemple,ne sauroit être pour elle une [p60] idée abstraite, commune à plusieurs fleurs ; puisqu’elle ne sait pas qu’il existe des violettes. Cen’est donc que l’idée particuliere d’une maniere d’être qui lui est propre. Par conséquent, toutes ses abstractions se bornent à desmodifications plus ou moins agréables, et à d’autres plus ou moins désagréables.Comment le plaisir en général devient l’objet de sa volonté. Lorsqu’elle n’avoit que des idées particulieres, elle ne pouvoit desirer quetelle ou telle maniere d’être. Mais aussitôt qu’elle a des notions abstraites, ses desirs, son amour, sa haine, son espérance, sacrainte, sa volonté, peuvent avoir pour objet le plaisir ou la peine en général.Cependant cet amour du bien en général n’a lieu, que lorsque dans le nombre d’idées, que la mémoire lui retrace confusément, ellene distingue pas encore ce qui doit lui plaire davantage ; mais dès [p61] qu’elle croit l’appercevoir, alors tous ses desirs se tournentvers une maniere d’être en particulier. Elle a des idées de nombre. Puisqu’elle distingue les états par où elle passe, elle a quelqueidée de nombre : elle a celle de l’unité, toutes les fois qu’elle éprouve une sensation, ou qu’elle s’en souvient ; et elle a les idées dedeux et de trois, toutes les fois que sa mémoire lui rappele deux ou trois manieres d’être distinctes : car elle prend alorsconnoissance d’elle-même, comme étant une odeur, ou, comme en ayant été deux ou trois successivement.Elle ne les doit qu’à sa mémoire. Elle ne peut pas distinguer deux odeurs, qu’elle sent à la fois. L’odorat par lui-même ne sauroit donclui donner que l’idée de l’unité, et elle ne peut tenir les idées des nombres que de la mémoire. Jusqu’où elle peut les étendre. Maiselle n’étendra pas bien loin ses connoissances à ce sujet. Ainsi qu’un [p62] enfant, qui n’a pas appris à compter, elle ne pourra pasdéterminer le nombre de ses idées, lorsque la succession en aura été un peu considérable.Il me semble que, pour découvrir la plus grande quantité, qu’elle est capable de connoître distinctement, il suffit de considérerjusqu’où nous pourrions nous-mêmes compter avec le signe un. Quand les collections formées par la répétition de ce mot, nepourront pas être saisies tout-à-la-fois d’une maniere distincte ; nous serons en droit de conclure, que les idées précises desnombres qu’elles renferment, ne peuvent pas s’acquérir par la seule mémoire.Or, en disant un et un, j’ai l’idée de deux ; et en disant un, un et un, j’ai l’idée de trois. Mais si je n’avois, pour exprimer dix, quinze,vingt, que la répétition de ce signe, je n’en pourrois jamais déterminer les idées : car je ne saurois m’assurer par la mémoire, d’avoirrépété un autant de fois, que chacun de ces nombres [p63] le demande. Il me paroît même que je ne saurois par ce moyen me fairel’idée de quatre ; et que j’ai besoin de quelque artifice, pour être sûr de n’avoir répété ni trop ni trop peu le signe de l’unité. Je dirai,par exemple, un, un, et puis un, un : mais cela seul prouve que la mémoire ne saisit pas distinctement quatre unités à la fois. Elle neprésente donc au-delà de trois qu’une multitude indéfinie. Ceux qui croiront qu’elle peut seule étendre plus loin nos idées,substitueront un autre nombre à celui de trois. Il suffit, pour les raisonnemens que j’ai à faire, de convenir qu’il y en a un au-delà duquella mémoire ne laisse plus appercevoir qu’une multitude tout-à-fait vague. C’est l’art des signes qui nous a appris à porter la lumiereplus loin. Mais quelque considérables que soient les nombres que nous pouvons démêler, il reste toujours une multitude, qu’il n’estpas possible de déterminer, qu’on appele par cette raison l’infini, et qu’on [p64] eût bien mieux nommé l’indéfini. Ce seul changementde nom eût prévenu des erreurs. Nous pouvons donc conclure que notre statue n’embrassera distinctement que jusqu’à trois de sesmanieres d’être. Au-delà elle en verra une multitude, qui sera pour elle ce qu’est la notion prétendue de l’infini pour nous. Elle seramême bien plus excusable de s’y méprendre : car elle est incapable des réflexions, qui pourroient la tirer d’erreur. Elle appercevradonc l’infini dans cette multitude, comme s’il y étoit en effet. Enfin, nous remarquerons que son idée de l’unité est abstraite : car ellesent toutes ses manieres d’être sous ce rapport général, que chacune est distinguée de toute autre. [p65] Elle connoît deux sortes devérités. Comme elle a des idées particulieres et des idées générales, elle connoît deux sortes de vérités.Des vérités particulieres. Les odeurs de chaque espece de fleurs ne sont pour elle que des idées particulieres. Il en sera donc demême de toutes les vérités qu’elle apperçoit, lorsqu’elle distingue une odeur d’une autre.Des vérités générales. Mais elle a les notions abstraites de manieres d’être agréables, et de manieres d’être désagréables. Elleconnoîtra donc à ce sujet des vérités générales : elle saura qu’en général ses modifications different les unes des autres, et qu’elleslui plaisent ou déplaisent plus ou moins.Mais ces connoissances générales supposent en elle des connoissances particulieres, puisque les idées particulieres ont précédéles notions abstraites. Elle a quelque idée du possible. Comme elle est dans l’habitude [p66] d’être, de cesser d’être, et de redevenir
la même odeur ; elle jugera, lorsqu’elle ne l’est pas, qu’elle pourra l’être ; lorsqu’elle l’est, qu’elle pourra ne l’être plus. Elle aura doncoccasion de considérer ses manieres d’être, comme pouvant exister, ou ne pas exister. Mais cette notion du possible ne porterapoint avec elle la connoissance des causes, qui peuvent produire un effet : elle en supposera au contraire l’ignorance, et elle ne serafondée que sur un jugement d’habitude. Lorsque la statue pense qu’elle peut, par exemple, cesser d’être odeur de rose, et redevenirodeur de violette, elle ignore qu’un être extérieur dispose uniquement de ses sensations. Pour qu’elle se trompe dans son jugement, ilsuffit que nous nous proposons de lui faire sentir continuellement la même odeur. Il est vrai que son imagination y peut quelquefoissuppléer : mais ce n’est que dans les occasions, où les desirs sont violens ; encore même n’y réussit-elle pas toujours. [p67] Peut-être encore de l’impossible. Peut-être pourroit-elle, d’après ses jugemens d’habitude, se faire aussi quelque idée de l’impossible.Accoutumée à perdre une maniere d’être, aussitôt qu’elle en acquiert une nouvelle, il est impossible, suivant sa maniere deconcevoir, qu’elle en ait deux à la fois. Le seul cas, où elle croiroit le contraire, ce seroit celui où son imagination agiroit avec assezde force, pour lui retracer deux sensations avec la même vivacité que si elle les éprouvoit réellement. Mais cela ne peut guere arriver.Il est naturel que son imagination se conforme aux habitudes qu’elle s’est faite. Ainsi n’ayant éprouvé ses manieres d’être que l’uneaprès l’autre, elle ne les imaginera que dans cet ordre. D’ailleurs, sa mémoire n’aura pas vraisemblablement assez de force, pour luirendre présentes deux sensations qu’elle a eues, et qu’elle n’a plus.Mais ce qui me paroît plus probable, [p68] c’est que si l’habitude, où elle est de juger, que ce qui lui est arrivé, peut lui arriver encore,renferme l’idée du possible ; il est bien difficile qu’elle ait occasion de former des jugemens, où nous puissions retrouver l’idée quenous avons de l’impossible. Il faudroit pour cela qu’elle s’occupât de ce qu’elle n’a point encore éprouvé ; mais il est bien plus naturelqu’elle soit toute entiere à ce qu’elle éprouve.Elle a l’idée d’une durée passée. Du discernement qui se fait en elle des odeurs, naît une idée de succession : car elle ne peut sentirqu’elle cesse d’être ce qu’elle étoit sans se représenter dans ce changement une durée de deux instans.Comme elle n’embrasse d’une maniere distincte que jusqu’à trois odeurs, elle ne démêlera aussi que trois instans dans sa durée.Au-delà elle ne verra qu’une succession indéfinie.Si l’on suppose que la mémoire peut [p69] lui rappeller distinctement jusqu’à quatre, cinq, six manieres d’être, elle distinguera enconséquence quatre, cinq, six instans dans sa durée. Chacun peut faire à ce sujet les hypotheses qu’il jugera à propos, et lessubstituer à celles que j’ai cru devoir préférer.D’une durée à venir. Le passage d’une odeur à une autre ne donne à notre statue que l’idée du passé. Pour en avoir une de l’avenir, ilfaut qu’elle ait eu à plusieurs reprises la même suite de sensations ; et qu’elle se soit fait une habitude de juger, qu’après unemodification une autre doit suivre.Prenons pour exemple cette suite, jonquille, rose, violette. Dès que ces odeurs sont constamment liées dans cet ordre, une d’elles nepeut affecter son organe, qu’aussi-tôt la mémoire ne lui rappele les autres dans le rapport où elles sont à l’odeur sentie. Ainsi qu’àl’occasion de l’odeur de violette, les deux autres se retraceront [p70] comme ayant précédé, et qu’elle se représentera une duréepassée ; de même à l’occasion de l’odeur de jonquille, celles de rose et de violette se retraceront comme devant suivre, et elle sereprésentera une durée à venir.D’une durée indéfinie. Les odeurs de jonquille, de rose et de violette peuvent donc marquer les trois instans qu’elle apperçoit d’unemaniere distincte. Par la même raison, les odeurs qui ont précédé, et celles qui sont dans l’habitude de suivre, marqueront les instansqu’elle apperçoit confusément dans le passé et dans l’avenir. Ainsi, lorsqu’elle sentira une rose, sa mémoire lui rappelleradistinctement l’odeur de jonquille et celle de violette ; et elle lui représentera une durée indéfinie, qui a précédé l’instant où elle sentoitla jonquille, et une durée indéfinie, qui doit suivre celui où elle sentira la violette. Cette durée est pour elle une éternité. Appercevantcette durée comme [p71] indéfinie, elle n’y peut démêler ni commencement ni fin : elle n’y peut même soupçonner ni l’un ni l’autre.C’est donc à son égard une éternité absolue ; et elle se sent, comme si elle eût toujours été, et qu’elle ne dût jamais cesser d’être. Eneffet, ce n’est point la réflexion sur la succession de nos idées, qui nous apprend que nous avons commencé, et que nous finirons :c’est l’attention que nous donnons aux êtres de notre espece, que nous voyons naître et périr. Un homme qui ne connoîtroit que sapropre existence, n’auroit aucune idée de la mort.Il y a en elle deux successions. L’idée de la durée d’abord produite par la succession des impressions qui se font sur l’organe, seconserve, ou se reproduit par la succession des sensations que la mémoire rappele. Ainsi, lors même que les corps odoriféransn’agissent plus sur notre statue, elle continue de se représenter [p72] le présent, le passé et l’avenir. Le présent, par l’état où elle setrouve ; le passé, par le souvenir de ce qu’elle a été ; l’avenir, parce qu’elle juge qu’ayant eu à plusieurs reprises les mêmessensations, elle peut les avoir encore. Il y a donc en elle deux successions ; celle des impressions faites sur l’organe, et celle dessensations qui se retracent à la mémoire.L’une de ces successions mesure les momens de l’autre. Plusieurs impressions peuvent se succéder dans l’organe, pendant que lesouvenir d’une même sensation est présent à la mémoire ; et plusieurs sensations peuvent se retracer successivement à la mémoire,pendant qu’une même impression se fait éprouver à l’organe. Dans le premier cas, la suite des impressions qui se font à l’odorat,mesure la durée du souvenir d’une sensation : dans le second, [p73] la suite des sensations qui s’offrent à la mémoire, mesure ladurée de l’impression que l’odorat reçoit.Si, par exemple, lorsque la statue sent une rose, elle se rappele des odeurs de tubereuse, de jonquille et de violette ; c’est à lasuccession qui se passe dans sa mémoire, qu’elle juge de la durée de sa sensation : et si, lorsqu’elle se retrace l’odeur de rose, je luiprésente rapidement une suite de corps odoriférans ; c’est à la succession qui se passe dans l’organe, qu’elle juge de la durée dusouvenir de cette sensation. Elle apperçoit donc qu’il n’est aucune de ses modifications, qui ne puisse durer. La durée devient unrapport, sous lequel elle les considere toutes en général, et elle s’en fait une notion abstraite. Si, dans le tems qu’elle sent une rose,elle se rappele successivement les odeurs de violette, de jasmin et de lavande ; elle s’appercevra comme une odeur de rose, quidure trois instans : et si elle se retrace une suite de vingt odeurs, elle s’appercevra [p74] comme étant odeur de rose depuis un temsindéfini ; elle ne jugera plus qu’elle ait commencé de l’être, elle croira l’être de toute éternité.L’idée de durée n’est pas absolue. Il n’y a donc qu’une succession d’odeurs transmises par l’organe, ou renouvellées par la mémoire,qui puisse lui donner quelque idée de durée. Elle n’auroit jamais connu qu’un instant, si le premier corps odoriférant eût agi sur elle
d’une maniere uniforme, pendant une heure, un jour ou davantage ; ou, si son action eût varié par des nuances si insensibles, qu’ellen’eût pu les remarquer.Il en sera de même, si ayant acquis l’idée de durée, elle conserve une sensation, sans faire usage de sa mémoire, sans se rappelersuccessivement quelques-unes des manieres d’être, par où elle a passé. Car à quoi y distingueroit-elle des instans ? Et si elle n’endistingue pas, comment en appercevra-t-elle la durée ?L’idée de la durée n’est donc point absolue, [p75] et lorsque nous disons que le tems coule rapidement, ou lentement, cela ne signifieautre chose, sinon que les révolutions qui servent à le mesurer, se font avec plus de rapidité, ou avec plus de lenteur, que nos idéesne se succedent. On peut s’en convaincre par une supposition.Supposition qui le rend sensible. Si nous imaginons qu’un monde composé d’autant de parties que le nôtre, ne fût pas plus grosqu’une noisette ; il est hors de doute que les astres s’y leveroient, et s’y coucheroient des milliers de fois dans une de nos heures ; etqu’organisés, comme nous le sommes, nous n’en pourrions pas suivre les mouvemens. Il faudroit donc que les organes desintelligences destinées à l’habiter, fussent proportionnés à des révolutions aussi subites. [p76] Ainsi, pendant que la terre de ce petitmonde tournera sur son axe, et autour de son soleil, ses habitans recevront autant d’idées, que nous en avons pendant que notreterre fait de semblables révolutions. Dès-lors il est évident que leurs jours et leurs années leur paroîtront aussi longs, que les nôtresnous le paroissent.En supposant un autre monde auquel le nôtre seroit aussi inférieur, qu’il est supérieur à celui que je viens de feindre ; il faudroitdonner à ses habitans des organes, dont l’action seroit trop lente, pour appercevoir les révolutions de nos astres. Ils seroient, parrapport à notre monde, comme nous par rapport à ce monde gros comme une noisette. Ils n’y sauroient distinguer aucune successionde mouvement.Demandons enfin aux habitans de ces [p77] mondes quelle en est la durée : ceux du plus petit compteront des millions de siecles, etceux du plus grand ouvrant à peine les yeux, répondront qu’ils ne font que de naître.La notion de la durée est donc toute relative : chacun n’en juge que par la succession de ses idées ; et vraisemblablement il n’y a pasdeux hommes, qui dans un tems donné, comptent un égal nombre d’instans. Car il y a lieu de présumer qu’il n’y en a pas deux, dont lamémoire retrace toujours les idées avec la même rapidité.Par conséquent, une sensation, qui se conservera uniformément pendant un an, ou mille, si l’on veut, ne sera qu’un instant à l’égardde notre statue ; comme une idée que nous conservons, pendant que les habitans du petit monde comptent des siécles, est un instantpour nous. C’est donc une erreur de penser [p78] que tous les êtres jugent également de la durée, et comptent le même nombre [p79]d’instans. La présence d’une idée, qui ne varie point, n’étant qu’un instant à notre égard, c’est une conséquence, que tous lesmomens de notre durée nous paroissent égaux ; mais ce n’est pas une preuve qu’ils le soient.Chapitre 5Du sommeil et des songes d’un homme borné à l’odorat.Comment l’action des facultés se ralentit. Notre statue peut être réduite à n’être que le souvenir d’une odeur ; alors le sentiment deson existence paroît lui échapper. Elle sent moins qu’elle existe, qu’elle ne sent qu’elle a existé ; et à proportion [p80] que sa mémoirelui retrace les idées avec moins de vivacité, ce reste de sentiment s’affoiblit encore. Semblable à une lumiere qui s’éteint par degrés,il cesse tout-à-fait, lorsque cette faculté tombe dans une entiere inaction. état du sommeil. Or, notre expérience ne nous permet pasde douter que l’exercice ne doive enfin fatiguer la mémoire et l’imagination de notre statue. Considérons donc ces facultés en repos,et ne les excitons par aucune sensation : cet état sera celui du sommeil.état de songe. Si leur repos est tel, qu’elles soient absolument sans action ; on ne peut remarquer autre chose, sinon que le sommeilest le plus profond qu’il soit possible. Si au contraire elles continuent encore d’agir, ce ne sera que sur une partie des idées acquises.Plusieurs anneaux de la chaîne seront donc interceptés, et l’ordre [p81] des idées dans le sommeil ne pourra pas être le même quedans la veille. Le plaisir ne sera plus l’unique cause qui déterminera l’imagination. Cette faculté ne réveillera que les idées surlesquelles elle conserve quelque pouvoir ; et elle contribuera aussi souvent au malheur de notre statue, qu’à son bonheur.En quoi il differe de la veille. Voilà l’état de songe : il ne differe de celui de la veille, que parce que les idées n’y conservent pas lemême ordre, et que le plaisir n’est pas toujours la loi, qui regle l’imagination. Tout songe suppose donc quelques idées interceptées,sur lesquelles les facultés de l’ame ne peuvent plus agir.La statue n’en sauroit faire la différence. Puisque notre statue ne connoît point de différence entre imaginer vivement, et avoir dessensations ; elle n’en sauroit faire entre songer et veiller. Tout ce qu’elle éprouve étant endormie, est [p82] donc aussi réel à sonégard, que ce qu’elle a éprouvé avant le sommeil.Chapitre 6Du moi, ou de la personnalité d’un homme borné à l’odorat.De la personnalité de la statue. Notre statue étant capable de mémoire, elle n’est point une odeur, qu’elle ne se rappele d’en avoir étéune autre. Voilà sa personnalité : car, si elle pouvoit dire moi, elle le diroit dans tous les instans de sa durée ; et à chaque fois son moiembrasseroit tous les momens, dont elle conserveroit le souvenir.Elle ne peut pas dire moi au premier moment de son existence. à la vérité, elle ne le diroit pas à la premiere odeur. Ce qu’on entend[p83] par ce mot, ne me paroît convenir qu’à un être, qui remarque que, dans le moment présent, il n’est plus ce qu’il a été. Tant qu’ilne change point, il existe sans aucun retour sur lui-même : mais aussi-tôt qu’il change, il juge qu’il est le même qui a été auparavantde telle maniere, et il dit moi.
Cette observation confirme qu’au premier instant de son existence, la statue ne peut former des desirs : car avant de pouvoir dire, jedesire, il faut avoir dit, moi, ou je.Son moi est tout à la fois la conscience de ce qu’elle est, et le souvenir de ce qu’elle a été. Les odeurs, dont la statue ne se souvientpas, n’entrent donc point dans l’idée qu’elle a de sa personne. Aussi étrangeres à son moi, que les couleurs et les sons, dont elle n’aencore aucune connoissance ; elles sont à son égard, comme si elle ne les avoit jamais senties. Son moi [p84] n’est que la collectiondes sensations qu’elle éprouve, et de celles que la mémoire lui rappele.En un mot, c’est tout à la fois [p85] et la conscience de ce qu’elle est, et le souvenir de ce qu’elle a été.Chapitre 7Conclusion des chapitres précédens.Avec un seul sens, l’ame a le germe de toutes ses facultés. Ayant prouvé que notre statue est capable de donner son attention, [p86]de se ressouvenir, de comparer, de juger, de discerner, d’imaginer ; qu’elle a des notions abstraites, des idées de nombre et dedurée ; qu’elle connoît des vérités générales et particulieres ; qu’elle forme des desirs, se fait des passions, aime, hait, veut ; qu’elleest capable d’espérance, de crainte et d’étonnement ; et qu’enfin elle contracte des habitudes : nous devons conclure qu’avec un seulsens l’entendement a autant de facultés, qu’avec les cinq réunis. Nous verrons que celles qui paroissoient nous être particulieres, nesont que ces mêmes facultés, qui s’appliquant à un plus grand nombre d’objets, se développent davantage.La sensation renferme toutes les facultés de l’ame. Si nous considérons que se ressouvenir, comparer, juger, discerner, imaginer,être étonné, avoir des idées abstraites, en avoir de nombre et de durée, [p87] connoître des vérités générales et particulieres,ne sont que différentes manieres d’être attentif ; qu’avoir des passions, aimer, haïr, espérer, craindre et vouloir, ne sont quedifférentes manieres de desirer ; et qu’enfin être attentif, et desirer, ne sont dans l’origine que sentir : nous conclurons que lasensation enveloppe toutes les facultés de l’ame.Le plaisir et la douleur en sont le seul mobile. Enfin, si nous considérons qu’il n’est point de sensations absolument différentes, nousconclurons encore que les différens degrés de plaisir et de peine sont la loi, suivant laquelle le germe de tout ce que nous sommess’est développé, pour produire toutes nos facultés.Ce principe peut prendre les noms de besoin, d’étonnement et d’autres, que nous lui donnerons encore ; mais il est toujours lemême : car nous sommes toujours mûs par le plaisir ou par la douleur, [p88] dans tout ce que le besoin, ou l’étonnement nous faitfaire.En effet, nos premieres idées ne sont que peine, ou plaisir. Bientôt d’autres leur succedent, et donnent lieu à des comparaisons, d’oùnaissent nos premiers besoins, et nos premiers desirs. Nos recherches, pour les satisfaire, font acquérir d’autres idées, quiproduisent encore de nouveaux desirs. L’étonnement, qui contribue à nous faire sentir vivement tout ce qui nous arrived’extraordinaire, augmente de tems en tems l’activité de nos facultés ; et il se forme une chaîne, dont les anneaux sont tour à touridées et desirs ; et qu’il suffit de suivre, pour découvrir le progrès de toutes les connoissances de l’homme. On peut appliquer auxautres sens ce qui vient d’être dit sur l’odorat. Presque tout ce que j’ai dit sur les facultés de l’ame, en traitant de l’odorat, [p89]j’aurois pu le dire, en commençant par tout autre sens : il est aisé de leur en faire l’application. Il ne me reste qu’à examiner ce qui estplus particulier à chacun d’eux.Chapitre 8D’un homme borné au sens de l’ouie. La statue bornée au sens de l’ouie, est tout ce qu’elle entend.Bornons notre statue au sens de l’ouie, et raisonnons, comme nous avons fait, quand elle n’avoit que celui de l’odorat.Lorsque son oreille sera frappée, elle deviendra la sensation qu’elle éprouvera. Ainsi nous la transformerons, à notre gré, en un bruit,un son, une symphonie : car elle ne soupçonne pas qu’il existe autre [p90] chose qu’elle. L’ouie ne lui donne l’idée d’aucun objet, situéà une certaine distance. La proximité, ou l’éloignement des corps sonores ne produit à son égard qu’un son plus fort ou plus foible :elle en sent seulement plus ou moins son existence.Deux sortes de sensations de l’ouie. Les corps font sur l’oreille deux sortes de sensations : l’une est le son [p91] proprement dit,l’autre est le bruit. L’oreille est organisée, pour saisir un rapport déterminé entre un son et un son ; mais elle ne peut saisir entre unbruit et un bruit, qu’un rapport vague. Le bruit est à peu près au sens de l’ouie, ce qu’est une multitude d’odeurs à celui de l’odorat. Lastatue ne distingue plusieurs bruits, qu’autant qu’ils se succedent. Si au premier instant, plusieurs bruits se font entendre ensemble ànotre [p92] statue, le plus fort enveloppera le plus foible ; ils se mêleront si bien, qu’il n’en résultera pour elle qu’une simple maniered’être, où ils se confondront.S’ils se succedent, elle conserve le souvenir de ce qu’elle a été. Elle distingue ses différentes manieres d’être, elle les compare, elleen juge, et elle en forme une suite, que sa mémoire retient dans l’ordre où elles ont été comparées, supposé que cette suite l’aitfrappée à plusieurs reprises. Elle reconnoîtra donc ces bruits, lorsqu’ils se succéderont encore ; mais elle ne les reconnoîtra plus,lorsqu’ils se feront entendre en même tems. Il faut raisonner à ce sujet, comme nous avons fait sur les odeurs.Il en est de même des sons. Quant aux sons proprement dits, l’oreille étant organisée, pour en sentir exactement les rapports, elle yapporte un discernement plus fin et plus étendu. Ses fibres semblent se [p93] partager les vibrations des corps sonores, et elle peutentendre distinctement plusieurs sons à la fois. Cependant il suffit de considérer qu’elle n’a pas tout ce discernement dans leshommes, qui ne sont point exercés à la musique ; pour être au moins convaincu que notre statue ne distinguera pas au premierinstant deux sons qu’elle entendra ensemble. Mais les démêlera-t-elle, si elle les a étudiés séparément ? C’est ce qui ne me paroîtpas vraisemblable : quoique son oreille soit par son méchanisme capable d’en faire la différence, les sons ont tant d’analogie entreeux, qu’il y a lieu de présumer, que n’étant pas aidée par les jugemens, qui accoutument à les rapporter à des corps différens, elle
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