Le Prince

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Pour les autres utilisations de ce mot, voir Le Prince (homonymie).LE PRINCENicolas Machiavelre1532 (1 publication)Traduction française de Jean-Vincent Périès (1825)Dédicace Nicolas Machiavel au Magnifique Laurent de MédicisChapitre I Combien il y a de sortes de principautés, et par quels moyens onpeut les acquérirChapitre II Des principautés héréditairesChapitre III Des principautés mixtesChapitre IV Pourquoi les États de Darius, conquis par Alexandre, ne serévoltèrent point contre les successeurs du conquérant après sa mortChapitre V Comment on doit gouverner les États ou principautés qui, avant laconquête, vivaient sous leurs propres loisChapitre VI Des principautés nouvelles acquises par les armes et parl’habileté de l’acquéreurChapitre VII Des principautés nouvelles qu’on acquiert par les armes d’autruiet par la fortuneChapitre VIII De ceux qui sont devenus princes par des scélératessesChapitre IX De la principauté civileChapitre X Comment, dans toute espèce de principauté, on doit mesurer sesforcesChapitre XI Des principautés ecclésiastiquesChapitre XII Combien il y a de sortes de milices et de troupes mercenairesChapitre XIII Des troupes auxiliaires, mixtes et propresChapitre XIV Des fonctions qui appartiennent au prince, par rapport à lamiliceChapitre XV Des choses pour lesquelles tous les hommes, et surtout lesprinces, sont loués ou blâmésChapitre XVI De la libéralité et de l’avariceChapitre XVII De la cruauté et de la clémence, et ...
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Pour les autres utilisations de ce mot, voir Le Prince (homonymie).LE PRINCENicolas Machiavel1532 (1 re publication)Traduction française de Jean-Vincent Périès (1825)Dédicace Nicolas Machiavel au Magnifique Laurent de MédicisChapitre I Combien il y a de sortes de principautés, et par quels moyens onpeut les acquérirChapitre II Des principautés héréditairesChapitre III Des principautés mixtesChapitre IV Pourquoi les États de Darius, conquis par Alexandre, ne serévoltèrent point contre les successeurs du conquérant après sa mortChapitre V Comment on doit gouverner les États ou principautés qui, avant laconquête, vivaient sous leurs propres loisChapitre VI Des principautés nouvelles acquises par les armes et parl’habileté de l’acquéreurChapitre VII Des principautés nouvelles qu’on acquiert par les armes d’autruiet par la fortuneChapitre VIII De ceux qui sont devenus princes par des scélératessesChapitre IX De la principauté civileChapitre X Comment, dans toute espèce de principauté, on doit mesurer sesforcesChapitre XI Des principautés ecclésiastiquesChapitre XII Combien il y a de sortes de milices et de troupes mercenairesChapitre XIII Des troupes auxiliaires, mixtes et propresChapitre XIV Des fonctions qui appartiennent au prince, par rapport à lamiliceChapitre XV Des choses pour lesquelles tous les hommes, et surtout lesprinces, sont loués ou blâmésChapitre XVI De la libéralité et de l’avariceChapitre XVII De la cruauté et de la clémence, et s’il vaut mieux être aimé quecraint.Chapitre XVIII Comment les princes doivent tenir leur paroleChapitre XIX Qu’il faut éviter d’être méprisé et haïChapitre XX Si les forteresses, et plusieurs autres choses que font souventles princes, leur sont utiles ou nuisiblesChapitre XXI Comment doit se conduire un prince pour acquérir de laréputationChapitre XXII Des secrétaires des princesChapitre XXIII Comment on doit fuir les flatteursChapitre XXIV Pourquoi les princes d’Italie ont perdu leurs ÉtatsChapitre XXV Combien, dans les choses humaines, la fortune a de pouvoir,et comment on peut y résister Version audio Chapitre XXVI Exhortation à délivrer l’Italie des barbaresLe Prince (homonymie)Cette page d'homonymie répertorie les différents œuvres ou auteurs partageant un même nom. Vous pouvez nous aider envérifiant et corrigeant les liens aboutissant ici. Le Prince de Nicolas MachiavelLe Prince, récit anonymeLe Prince (Guez de Balzac) de Jean-Louis Guez de Balzac
Le Prince : DédicaceLe Prince/DédicaceNicolas Machiavel au Magnifique Laurent de MédicisCeux qui veulent gagner les bonnes grâces d’un prince ont coutume de lui offrir cequ’ils possèdent de plus rare, ou ce qu’ils croient être le plus de son goût, commedes chevaux, des draps de soie, des armes et des pierres précieuses d’un prixproportionné à la grandeur de celui à qui ils en font hommage. Le désir que j’ai deme présenter à vous avec un gage de mon dévouement, ne m’a fait trouver parmitout ce que je possède rien que j’estime davantage, ou qui soit plus précieux pourmoi, que la connaissance des actions des hommes célèbres; connaissanceacquise par une longue expérience des temps modernes, et par la lecture assiduedes anciens. Les observations que j’ai pu faire avec autant d’exactitude que deréflexion et de soins, je les ai rassemblées en un petit volume que je vous adresse;et quoique je juge cette œuvre peu digne de vous être offerte, je compte cependantassez sur votre humaine bonté, pour espérer que vous voudrez bien l’accepter.Considérez que je ne puis vous offrir rien de mieux, que de vous procurer lesmoyens d’acquérir en très peu de temps, une expérience qui m’a coûté tant detemps et de dificultés.Vous ne trouverez dans cet ouvrage, ni un style brillant et pompeux, ni aucun de cesornements dont les auteurs cherchent à embellir leurs écrits. Si cette œuvre vousest agréable, ce sera uniquement par la gravité et la matière du sujet. Il ne faut pasque l’on m’impute à présomption, moi un homme de basse condition, d’oser donnerdes règles de conduite à ceux qui gouvernent. Mais comme ceux qui ont àconsidérer des montagnes se placent dans la plaine, et sur des lieux élevéslorsqu’ils veulent considérer une plaine, de même, je pense qu’il faut être princepour bien connaître la nature et le caractère du peuple, et être du peuple pour bienconnaître les princes.J’ose donc espérer que vous accueillerez ce faible hommage, en appréciantl’intention qui me fait vous l’offrir, et que vous rendrez justice au désir ardent que j’aide vous voir remplir avec éclat, les hautes destinées auxquelles votre fortune et vosgrandes qualités vous appellent. Si, du rang où vous êtes élevé, vous daignezbaisser les yeux en ma direction, vous saurez combien je supporte injustement lesaléas et la magnilité de la fortune.Le Prince : Chapitre 1Le Prince/Chapitre 1Combien il y a de sortes de principautés, et par quels moyens on peut lesacquérirTous les États, toutes les dominations qui ont tenu et tiennent encore les hommessous leur empire, ont été et sont ou des républiques ou des principautés.Les principautés sont ou héréditaires ou nouvelles.Les héréditaires sont celles qui ont été longtemps possédées par la famille de leurprince.Les nouvelles, ou le sont tout à fait, comme Milan le fut pour Francesco Sforza, ouelles sont comme des membres ajoutés aux États héréditaires du prince qui les aacquises ; et tel a été le royaume de Naples à l'égard du roi d’Espagne.D’ailleurs, les États acquis de cette manière étaient accoutumés ou à vivre sous unprince ou à être libres : l'acquisition en a été faite avec les armes d'autrui, ou par
celles de l'acquéreur lui-même, ou par la faveur de la fortune, ou par l'ascendant dela vertu.Le Prince : Chapitre 2Le Prince/Chapitre 2Des principautés héréditairesJe ne traiterai point ici des républiques, car j’en ai parlé amplement ailleurs : je nem’occuperai que des principautés ; et, reprenant le fil des distinctions que je viensd’établir, j’examinerai comment, dans ces diverses hypothèses, les princes peuventse conduire et se maintenir.Je dis donc que, pour les États héréditaires et façonnés à l’obéissance envers lafamille du prince, il y a bien moins de difficultés à les maintenir que les Étatsnouveaux : il suffit au prince de ne point outrepasser les bornes posées par sesancêtres, et de temporiser avec les événements. Aussi, ne fût-il doué que d’unecapacité ordinaire, il saura se maintenir sur le trône, à moins qu’une forceirrésistible et hors de toute prévoyance ne l’en renverse ; mais alors même qu’ill’aura perdu, le moindre revers éprouvé par l’usurpateur le lui fera aisémentrecouvrer. L’Italie nous en offre un exemple dans le duc de Ferrare ; s’il a résisté, en1484, aux attaques des Vénitiens, et, en 1510, à celles du pape Jules II, c’estuniquement parce que sa famille était établie depuis longtemps dans son duché.En effet, un prince héréditaire a bien moins de motifs et se trouve bien moins dansla nécessité de déplaire à ses sujets : il en est par cela même bien plus aimé ; et, àmoins que des vices extraordinaires ne le fassent haïr, ils doivent naturellement luiêtre affectionnés. D’ailleurs dans l’ancienneté et dans la longue continuation d’unepuissance, la mémoire des précédentes innovations s’efface ; les causes qui lesavaient produites s’évanouissent : il n’y a donc plus de ces sortes de pierresd’attente qu’une révolution laisse toujours pour en appuyer une seconde.Le Prince : Chapitre 3Le Prince/Chapitre 3Des principautés mixtesC’est dans une principauté nouvelle que toutes les difficultés se rencontrent.D’abord, si elle n’est pas entièrement nouvelle, mais ajoutée comme un membre àune autre, en sorte qu’elles forment ensemble un corps qu’on peut appeler mixte, il ya une première source de changement dans une difficulté naturelle inhérente àtoutes les principautés nouvelles : c’est que les hommes aiment à changer demaître dans l’espoir d’améliorer leur sort ; que cette espérance leur met les armes àla main contre le gouvernement actuel ; mais qu’ensuite l’expérience leur fait voirqu’ils se sont trompés et qu’ils n’ont fait qu’empirer leur situation : conséquenceinévitable d’une autre nécessité naturelle où se trouve ordinairement le nouveauprince d’accabler ses sujets, et par l’entretien de ses armées, et par une infinitéd’autres charges qu’entraînent à leur suite les nouvelles conquêtes.La position de ce prince est telle que, d’une part, il a pour ennemis tous ceux dont ila blessé les intérêts en s’emparant de cette principauté ; et que, de l’autre, il nepeut conserver l’amitié et la fidélité de ceux qui lui en ont facilité l’entrée, soit parl’impuissance où il se trouve de les satisfaire autant qu’ils se l’étaient promis, soitparce qu’il ne lui convient pas d’employer contre eux ces remèdes héroïques dont la
reconnaissance le force de s’abstenir ; car, quelque puissance qu’un prince ait parses armées, il a toujours besoin, pour entrer dans un pays, d’être aidé par la faveurdes habitants.Voilà pourquoi Louis XII, roi de France, se rendit maître en un instant du Milanais,qu’il perdit de même, et que d’abord les seules forces de Lodovico Sforza suffirentpour le lui arracher. En effet, les habitants qui lui avaient ouvert les portes, se voyanttrompés dans leur espoir, et frustrés des avantages qu’ils avaient attendus, nepurent supporter les dégoûts d’une nouvelle domination.Il est bien vrai que lorsqu’on reconquiert des pays qui se sont ainsi rebellés, on lesperd plus difficilement : le conquérant, se prévalant de cette rébellion, procède avecmoins de mesure dans les moyens d’assurer sa conquête, soit en punissant lescoupables, soit en recherchant les suspects, soit en fortifiant toutes les partiesfaibles de ses États.Voilà pourquoi aussi il suffit, pour enlever une première fois Milan à la France, d’unduc Lodovico excitant quelques rumeurs sur les confins de cette province. Il fallut,pour la lui faire perdre une seconde, que tout le monde se réunit contre elle, que sesarmées fussent entièrement dispersées, et qu’on les chassât de l’Italie ; ce qui neput avoir lieu que par les causes que j’ai développées précédemment : néanmoins,il perdit cette province et la première et la seconde fois.Du reste, c’est assez pour la première expulsion d’en avoir indiqué les causesgénérales ; mais, quant à la seconde, il est bon de s’y arrêter un peu plus, etd’examiner les moyens que Louis XII pouvait employer, et dont tout autre princepourrait se servir en pareille circonstance, pour se maintenir un peu mieux dans sesnouvelles conquêtes que ne fit le roi de France.Je dis donc que les États conquis pour être réunis à ceux qui appartiennent depuislongtemps au conquérant, sont ou ne sont pas dans la même contrée que cesderniers, et qu’ils ont ou n’ont pas la même langue.Dans le premier cas, il est facile de les conserver, surtout lorsqu’ils ne sont pointaccoutumés à vivre libres : pour les posséder en sûreté, il suffit d’avoir éteint la racedu prince qui était le maître ; et si, dans tout le reste, on leur laisse leur anciennemanière d’être, comme les mœurs y sont les mêmes, les sujets vivent bientôttranquillement. C’est ainsi que la Bretagne, la Bourgogne, la Gascogne et laNormandie, sont restées unies à la France depuis tant d’années ; et quand même ily aurait quelques différences dans le langage, comme les habitudes et les mœursse ressemblent, ces États réunis pourront aisément s’accorder. Il faut seulementque celui qui s’en rend possesseur soit attentif à deux choses, s’il veut lesconserver : l’une est, comme je viens de le dire, d’éteindre la race de l’ancienprince ; l’autre, de n’altérer ni les lois ni le mode des impositions : de cette manière,l’ancienne principauté et la nouvelle ne seront, en bien peu de temps, qu’un seulcorps.Mais, dans le second cas, c’est-à-dire quand les États acquis sont dans une autrecontrée que celui auquel on les réunit, quand ils n’ont ni la même langue, ni lesmêmes mœurs, ni les mêmes institutions, alors les difficultés sont excessives, et ilfaut un grand bonheur et une grande habileté pour les conserver. Un des moyensles meilleurs et les plus efficaces serait que le vainqueur vint y fixer sa demeurepersonnelle : rien n’en rendrait la possession plus sûre et plus durable. C’est aussile parti qu’a pris le Turc à l’égard de la Grèce, que certainement, malgré toutes sesautres mesures, il n’aurait jamais pu conserver s’il ne s’était déterminé à venirl’habiter.Quand il habite le pays, le nouveau prince voit les désordres à leur naissance, etpeut les réprimer sur-le-champ. S’il en est éloigné, il ne les connaît que lorsqu’ilssont déjà grands, et qu’il ne lui est plus possible d’y remédier.D’ailleurs, sa présence empêche ses officiers de dévorer la province ; et, en toutcas, c’est une satisfaction pour les habitants d’avoir pour ainsi dire sous la mainleur recours au prince lui-même. Ils ont aussi plus de raisons, soit de l’aimer, s’ilsveulent être de bons et fidèles sujets, soit de le craindre, s’ils veulent être mauvais.Enfin, l’étranger qui voudrait assaillir cet État s’y hasarde bien moins aisément ;d’autant que le prince y résidant, il est très difficile de le lui enlever.Le meilleur moyen qui se présente ensuite est d’établir des colonies dans un oudeux endroits qui soient comme les clefs du pays : sans cela, on est obligé d’yentretenir un grand nombre de gens d’armes et d’infanterie. L’établissement descolonies est peu dispendieux pour le prince ; il peut, sans frais ou du moins presquesans dépense, les envoyer et les entretenir ; il ne blesse que ceux auxquels il enlève
leurs champs et leurs maisons pour les donner aux nouveaux habitants. Or leshommes ainsi offensés n’étant qu’une très faible partie de la population, etdemeurant dispersés et pauvres, ne peuvent jamais devenir nuisibles ; tandis quetous ceux que sa rigueur n’a pas atteints demeurent tranquilles par cette seuleraison ; ils n’osent d’ailleurs se mal conduire, dans la crainte qu’il ne leur arriveaussi d’être dépouillés. En un mot, ces colonies, si peu coûteuses, sont plus fidèleset moins à charge aux sujets ; et, comme je l’ai dit précédemment, ceux qui ensouffrent étant pauvres et dispersés, sont incapables de nuire. Sur quoi il fautremarquer que les hommes doivent être ou caressés ou écrasés : ils se vengentdes injures légères ; ils ne le peuvent quand elles sont très grandes ; d’où il suit que,quand il s’agit d’offenser un homme, il faut le faire de telle manière qu’on ne puisseredouter sa vengeance.Mais si, au lieu d’envoyer des colonies, on se détermine à entretenir des troupes, ladépense qui en résulte s’accroît sans bornes, et tous les revenus de l’État sontconsommés pour le garder. Aussi l’acquisition devient une véritable perte, quiblesse d’autant plus que les habitants se trouvent plus lésés ; car ils ont tous àsouffrir, ainsi que l’État, et des logements et des déplacements des troupes. Or,chacun se trouvant exposé à cette charge, tous deviennent ennemis du prince, etennemis capables de nuire, puisqu’ils demeurent injuriés dans leurs foyers. Unetelle garde est donc de toute manière aussi inutile que celle des colonies seraitprofitable.Mais ce n’est pas tout. Quand l’État conquis se trouve dans une autre contrée quel’État héréditaire du conquérant, il est beaucoup d’autres soins que celui-ci nesaurait négliger : il doit se faire chef et protecteur des princes voisins les moinspuissants de la contrée, travailler à affaiblir ceux d’entre eux qui sont les plus forts,et empêcher que, sous un prétexte quelconque, un étranger aussi puissant que luine s’y introduise ; introduction qui sera certainement favorisée ; car cet étranger nepeut manquer d’être appelé par tous ceux que l’ambition ou la crainte rendmécontents. C’est ainsi, en effet, que les Romains furent introduits dans la Grècepar les Étoliens, et que l’entrée de tous les autres pays où ils pénétrèrent leur futouverte par les habitants.À cet égard, voici quelle est la marche des choses : aussitôt qu’un étrangerpuissant est entré dans une contrée, tous les princes moins puissants qui s’ytrouvent s’attachent à lui et favorisent son entreprise, excités par l’envie qu’ilsnourrissent contre ceux dont la puissance était supérieure à la leur. Il n’a donc pointde peine à gagner ces princes moins puissants, qui tous se hâtent de ne fairequ’une seule masse avec l’État qu’il vient de conquérir. Il doit seulement veiller à cequ’ils ne prennent trop de force ou trop d’autorité : avec leur aide et ses propresmoyens, il viendra sans peine à bout d’abaisser les plus puissants, et de se rendreseul arbitre de la contrée. S’il néglige, en ces circonstances, de se bien conduire, ilperdra bientôt le fruit de sa conquête ; et tant qu’il le gardera, il y éprouvera touteespèce de difficultés et de dégoûts.Les Romains, dans les pays dont ils se rendirent les maîtres, ne négligèrent jamaisrien de ce qu’il y avait à faire. Ils y envoyaient des colonies, ils y protégeaient lesplus faibles, sans toutefois accroître leur puissance ; ils y abaissaient les grands ; ilsne souffraient pas que des étrangers puissants y acquissent le moindre crédit. Jen’en veux pour preuve qu’un seul exemple. Qu’on voie ce qu’ils firent dans la Grèce :ils y soutinrent les Achéens et les Étoliens ; ils y abaissèrent le royaume deMacédoine, ils en chassèrent Antiochus ; mais quelques services qu’ils eussentreçus des Achéens et des Étoliens, ils ne permirent pas que ces deux peuplesaccrussent leurs États ; toutes les sollicitations de Philippe ne purent obtenir d’euxqu’ils fussent ses amis, sans qu’il y perdît quelque chose, et toute la puissanced’Antiochus ne put jamais les faire consentir à ce qu’il possédât le moindre Étatdans ces contrées.Les Romains, en ces circonstances, agirent comme doivent le faire des princessages, dont le devoir est de penser non seulement aux désordres présents, maisencore à ceux qui peuvent survenir, afin d’y remédier par tous les moyens que peutleur indiquer la prudence. C’est, en effet, en les prévoyant de loin, qu’il est bien plusfacile d’y porter remède ; au lieu que si on les a laissés s’élever, il n’en est plustemps, et le mal devient incurable. Il en est alors comme de l’étisie, dont lesmédecins disent que, dans le principe, c’est une maladie facile à guérir, maisdifficile à connaître, et qui, lorsqu’elle a fait des progrès, devient facile à connaître,mais difficile à guérir. C’est ce qui arrive dans toutes les affaires d’État : lorsqu’onprévoit le mal de loin, ce qui n’est donné qu’aux hommes doués d’une grandesagacité, on le guérit bientôt ; mais lorsque, par défaut de lumière, on n’a su le voirque lorsqu’il frappe tous les yeux, la cure se trouve impossible. Aussi les Romains,qui savaient prévoir de loin tous les inconvénients, y remédièrent toujours à temps,
et ne les laissèrent jamais suivre leur cours pour éviter une guerre : ils savaient bienqu’on ne l’évite jamais, et que, si on la diffère, c’est à l’avantage de l’ennemi. C’estainsi que, quoiqu’ils pussent alors s’en abstenir, ils voulurent la faire à Philippe et àAntiochus, au sein de la Grèce même, pour ne pas avoir à la soutenir contre eux enItalie. Ils ne goûtèrent jamais ces paroles que l’on entend sans cesse sortir de labouche des sages de nos jours : Jouis du bénéfice du temps ; ils préférèrent celuide la valeur et de la prudence ; car le temps chasse également toute chose devantlui, et il apporte à sa suite le bien comme le mal, le mal comme le bien.Mais revenons à la France, et examinons si elle a fait aucune des choses que jeviens d’exposer. Je parlerai seulement du roi Louis XII, et non de Charles VIII, parceque le premier ayant plus longtemps gardé ses conquêtes en Italie, on a pu mieuxconnaître ses manières de procéder. Or on a dû voir qu’il fit tout le contraire de cequ’il faut pour conserver un État tout différent de celui auquel on a dessein del’ajouter.Le roi Louis XII fut introduit en Italie par l’ambition des Vénitiens, qui voulaient, parsa venue, acquérir la moitié du duché de Lombardie. Je ne prétends point blâmer leparti qu’embrassa le roi : puisqu’il voulait commencer à mettre un pied en Italie, où ilne possédait aucun ami, et dont la conduite de Charles VIII lui avait même fermétoutes les portes, il était forcé d’embrasser les premières amitiés qu’il put trouver ;et le parti qu’il prit pouvait même être heureux, si d’ailleurs, dans le surplus de sesexpéditions, il n’eût commis aucune autre erreur. Ainsi, après avoir conquis laLombardie, il regagna bientôt la réputation que Charles lui avait fait perdre : Gênesse soumit ; les Florentins devinrent ses alliés ; le marquis de Mantoue, le duc deFerrare, les Bentivogli, la dame de Forli, les seigneurs de Faenza, de Pesaro, deRimini, de Camerino, de Piombino, les Lucquois, les Pisans, les Siennois, touscoururent au-devant de son amitié. Aussi les Vénitiens durent-ils reconnaître quelleavait été leur imprudence lorsque, pour acquérir deux villes dans la Lombardie, ilsavaient rendu le roi de France souverain des deux tiers de l’Italie.Dans de telles circonstances, il eût été sans doute facile à Louis XII de conserverdans cette contrée tout son ascendant, s’il eût su mettre en pratique les règles deconduite exposées ci-dessus ; s’il avait protégé et défendu ces nombreux amis,qui, faibles et tremblant les uns devant l’Église, les autres devant les Vénitiens,étaient obligés de lui rester fidèles, et au moyen desquels il pouvait aiséments’assurer de tous ceux auxquels il restait encore quelque puissance.Mais il était à peine arrivé dans Milan, qu’il fit tout le contraire, en aidant le papeAlexandre VI à s’emparer de la Romagne. Il ne comprit pas qu’il s’affaiblissait lui-même, en se privant des amis qui s’étaient jetés dans ses bras, et qu’ilagrandissait l’Église, en ajoutant au pouvoir spirituel, qui lui donne déjà tantd’autorité, un pouvoir temporel aussi considérable.Cette première erreur en entraîna tant d’autres qu’il fallut que le roi vînt lui-même enItalie pour mettre une borne à l’ambition d’Alexandre, et l’empêcher de se rendremaître de la Toscane.Ce ne fut pas tout. Non content d’avoir ainsi agrandi l’Église, et de s’être privé deses amis, Louis, brûlant de posséder le royaume de Naples, se détermine à lepartager avec le roi d’Espagne : de sorte que, tandis qu’il était seul arbitre del’Italie, il y introduisit lui-même un rival auquel purent recourir tous les ambitieux ettous les mécontents ; et lorsqu’il pouvait laisser sur le trône un roi qui s’estimaitheureux d’être son tributaire, il l’en renversa pour y placer un prince qui était en étatde l’en chasser lui-même.Le désir d’acquérir est sans doute une chose ordinaire et naturelle ; et quiconques’y livre, quand il en a les moyens, en est plutôt loué que blâmé : mais en former ledessein sans pouvoir l’exécuter, c’est encourir le blâme et commettre une erreur. Sidonc la France avait des forces suffisantes pour attaquer le royaume de Naples,elle devait le faire ; si elle ne les avait pas, elle ne devait point le partager.Si le partage de la Lombardie avec les Vénitiens pouvait être excusé, c’est parcequ’il donna à la France le moyen de mettre le pied en Italie ; mais celui du royaumede Naples, n’ayant pas été pareillement déterminé par la nécessité, demeure sansexcuse. Ainsi Louis XII avait fait cinq fautes en Italie : il y avait ruiné les faibles, il yavait augmenté la puissance d’un puissant, il y avait introduit un prince étranger trèspuissant, il n’était point venu y demeurer, et n’y avait pas envoyé des colonies.Cependant, tant qu’il vécut, ces cinq fautes auraient pu ne pas lui devenir funestes,s’il n’en eût commis une sixième, celle de vouloir dépouiller les Vénitiens de leursÉtats. En effet, il eût été bon et nécessaire de les affaiblir, si d’ailleurs il n’avait pasagrandi l’Église et appelé l’Espagne en Italie ; mais ayant fait l’un et l’autre, il ne
devait jamais consentir à leur ruine, parce que, tant qu’ils seraient restés puissants,ils auraient empêché les ennemis du roi d’attaquer la Lombardie. En effet, d’unepart, ils n’y auraient consenti qu’à condition de devenir les maîtres de ce pays ; del’autre, personne n’aurait voulu l’enlever à la France pour le leur donner ; et enfin ileût paru trop dangereux d’attaquer les Français et les Vénitiens réunis.Si l’on me disait que Louis n’avait abandonné la Romagne au pape Alexandre, etpartagé le royaume de Naples avec l’Espagne, que pour éviter la guerre, jerépondrais ce que j’ai déjà dit, qu’il ne faut jamais, pour un pareil motif, laissersubsister un désordre ; car on n’évite point la guerre, on ne fait que la retarder à sonpropre désavantage.Si l’on alléguait encore la promesse que le roi avait faite au pape de conquérir cetteprovince pour lui, afin d’en obtenir la dissolution de son mariage et le chapeau decardinal pour l’archevêque de Rouen (appelé ensuite le cardinal d’Amboise), jerépondrais par ce qui sera dit dans la suite, touchant les promesses des princes, etla manière dont ils doivent les garder.Louis XII a donc perdu la Lombardie pour ne s’être conformé à aucune des règlesque suivent tous ceux qui, ayant acquis un État, veulent le conserver. Il n’y a là aucunmiracle ; c’est une chose toute simple et toute naturelle.Je me trouvais à Nantes à l’époque où le Valentinois (c’est ainsi qu’on appelaitalors César Borgia, fils du pape Alexandre VI) se rendait maître de la Romagne ; lecardinal d’Amboise, avec lequel je m’entretenais de cet événement, m’ayant dit queles Italiens ne comprenaient rien aux affaires de guerre, je lui répondis que lesFrançais n’entendaient rien aux affaires d’État, parce que, s’ils y avaient comprisquelque chose, ils n’auraient pas laissé l’Église s’agrandir à ce point. L’expérience,en effet, a fait voir que la grandeur de l’Église et celle de l’Espagne en Italie ont étél’ouvrage de la France, et ensuite la cause de sa ruine dans cette contrée. De làaussi on peut tirer cette règle générale qui trompe rarement, si même elle trompejamais : c’est que le prince qui en rend un autre puissant travaille à sa propre ruine ;car cette puissance est produite ou par l’adresse ou par la force : or l’une et l’autrede ces deux causes rendent quiconque les emploie suspect à celui pour qui ellessont employées.Le Prince : Chapitre 4Le Prince/Chapitre 4Pourquoi les États de Darius, conquis par Alexandre, ne se révoltèrent pointcontre les successeurs du conquérant après sa mortLorsque l’on considère combien il est difficile de conserver un État nouvellementconquis, on peut s’étonner de ce qui se passa après la mort d’Alexandre le Grand.Ce prince s’était rendu maître en peu d’années de toute l’Asie, et mourut presqueaussitôt. Il était probable que l’empire profiterait de son trépas pour se révolter ;néanmoins ses successeurs s’y maintinrent, et ils n’éprouvèrent d’autre difficultéque celle qui naquit entre eux de leur propre ambition.Je répondrais à cela que toutes les principautés que l’on connaît, et dont il est restéquelque souvenir, sont gouvernées de deux manières différentes : ou par un princeet des esclaves, qui ne l’aident à gouverner, comme ministres, que par une grâce etune concession qu’il veut bien leur faire ; ou par un prince et des barons, quitiennent leur rang non de la faveur du souverain, mais de l’ancienneté de leur race ;qui ont des États et des sujets qui leur appartiennent et les reconnaissent pourseigneurs, et qui ont pour eux une affection naturelle.Dans les principautés gouvernées par un prince et par des esclaves, le princepossède une bien plus grande autorité, puisque, dans toute l’étendue de ses États,lui seul est reconnu pour supérieur, et que si les sujets obéissent à quelque autre, ilsne le regardent que comme son ministre ou son officier, pour lequel ils neressentent aucun attachement personnel.On peut de nos jours citer, comme exemple de l’une et de l’autre sorte de
gouvernement, la Turquie et le royaume de France.Toute la Turquie est gouvernée par un seul maître, dont tous les autres Turcs sontesclaves, et qui, ayant divisé son empire en plusieurs sangiacs, y envoie desgouverneurs qu’il révoque et qu’il change au gré de son caprice.En France, au contraire, le roi se trouve au milieu d’une foule de seigneurs de raceantique, reconnus pour tels par leurs sujets, qui en sont aimés, et qui jouissent deprérogatives que le roi ne pourrait leur enlever sans danger pour lui.Si l’on réfléchit sur la nature de ces deux formes de gouvernement, on verra qu’il estdifficile de conquérir l’empire des Turcs ; mais qu’une fois conquis, il est très aiséde le conserver.La difficulté de conquérir l’empire turc vient de ce que le conquérant ne peut jamaisêtre appelé par les grands de cette monarchie, ni espérer d’être aidé dans sonentreprise par la rébellion de quelques-uns de ceux qui entourent le monarque. J’enai déjà indiqué les raisons. Tous, en effet, étant également ses esclaves, tous luidevant également leur fortune, il est bien difficile de les corrompre ; et quand mêmeon y parviendrait, il faudrait en attendre peu d’avantages, parce qu’ils ne peuventpas entraîner les peuples dans leur révolte. Celui donc qui voudrait attaquer lesTurcs doit s’attendre à les trouver réunis contre lui, espérer peu d’être favorisé pardes désordres intérieurs, et ne compter guère que sur ses propres forces.Mais la conquête une fois faite et le monarque vaincu en bataille rangée, demanière à ne pouvoir plus refaire ses armées, on n’a plus à craindre que sa race,qui, une fois éteinte, ne laisse plus personne à redouter, parce qu’il n’y a pluspersonne qui conserve quelque ascendant sur le peuple ; de sorte que si, avant lavictoire, il n’y avait rien à espérer des sujets, de même, après l’avoir remportée, iln’y a plus rien à appréhender de leur part.II en est tout autrement des États gouvernés comme la France. Il peut être facile d’yentrer en gagnant quelques-uns des grands du royaume ; et il s’en trouve toujoursde mécontents, qui sont avides de nouveautés et de changements, et qui d’ailleurspeuvent effectivement, par les raisons que j’ai déjà dites, ouvrir les chemins duroyaume et faciliter la victoire ; mais, s’agit-il ensuite de se maintenir, c’est alorsque le conquérant éprouve toutes sortes de difficultés, et de la part de ceux qui l’ontaidé, et de la part de ceux qu’il a dû opprimer.Là, il ne lui suffit pas d’éteindre la race du prince, car il reste toujours une foule deseigneurs qui se mettront à la tête de nouveaux mouvements ; et comme il ne lui estpossible ni de les contenter tous ni de les détruire, il perdra sa conquête dès quel’occasion s’en présentera.Maintenant si nous considérons la nature du gouvernement de Darius, noustrouverons qu’il ressemblait à celui de la Turquie : aussi Alexandre eut-il àcombattre contre toutes les forces de l’empire, et dut-il d’abord défaire le monarqueen pleine campagne ; mais, après sa victoire et la mort de Darius, le vainqueur, parles motifs que j’ai exposés, demeura tranquille possesseur de sa conquête. Et sises successeurs étaient restés unis, ils en auraient joui également au sein du reposet des voluptés ; car on ne vit s’élever dans tout l’empire que les troubles qu’eux-mêmes y excitèrent.Mais, quant aux États gouvernés comme la France, il s’en faut bien qu’il soitpossible de s’y maintenir avec autant de tranquillité. Nous en avons la preuve dansles fréquents soulèvements qui se formèrent contre les Romains, soit dansl’Espagne, soit dans les Gaules, soit dans la Grèce. Ces rébellions eurent pourcause les nombreuses principautés qui se trouvaient dans ces contrées, et dont leseul souvenir, tant qu’il subsista, fut pour les vainqueurs une source de troubles etd’inquiétudes. Il fallut que la puissance et la durée de la domination romaine eneussent éteint la mémoire, pour que les possesseurs fussent enfin tranquilles.Il y a même plus. Lorsque, dans la suite, les Romains furent en guerre les uns contreles autres, chacun des partis put gagner et avoir pour soi celles de ces anciennesprincipautés où il avait le plus d’influence, et qui, après l’extinction de la race deleurs princes, ne connaissaient plus d’autre domination que celle de Rome.Quiconque aura réfléchi sur toutes ces considérations ne s’étonnera plus sansdoute de la facilité avec laquelle Alexandre se maintint en Asie, et de la peine, aucontraire, que d’autres, tels que Pyrrhus, eurent à conserver leurs conquêtes. Celane tint point à l’habileté plus ou moins grande du conquérant, mais à la différentenature des États conquis.‌‍
Le Prince : Chapitre 5Le Prince/Chapitre 5Comment on doit gouverner les États ou principautés qui, avant laconquête, vivaient sous leurs propres loisQuand les États conquis sont, comme je l’ai dit, accoutumés à vivre libres sousleurs propres lois, le conquérant peut s’y prendre de trois manières pour s’ymaintenir : la première est de les détruire ; la seconde, d’aller y résider enpersonne ; la troisième, de leur laisser leurs lois, se bornant à exiger un tribut, et à yétablir un gouvernement peu nombreux qui les contiendra dans l’obéissance et lafidélité : ce qu’un tel gouvernement fera sans doute ; car, tenant toute son existencedu conquérant, il sait qu’il ne peut la conserver sans son appui et sans saprotection ; d’ailleurs, un État accoutumé à la liberté est plus aisément gouverné parses propres citoyens que par d’autres.Les Spartiates et les Romains peuvent ici nous servir d’exemple.Les Spartiates se maintinrent dans Athènes et dans Thèbes, en n’y confiant lepouvoir qu’à un petit nombre de personnes ; néanmoins ils les perdirent par la suite.Les Romains, pour rester maîtres de Capoue, de Carthage et de Numance, lesdétruisirent et ne les perdirent point. Ils voulurent en user dans la Grèce, comme lesSpartiates ils lui rendirent la liberté, et lui laissèrent ses propres lois mais cela neleur réussit point. Il fallut, pour conserver cette contrée, qu’ils y détruisissent ungrand nombre de cités ; ce qui était le seul moyen sûr de posséder. Et, au fait,quiconque ayant conquis un État accoutumé à vivre libre, ne le détruit point, doits’attendre à en être détruit. Dans un tel État, la rébellion est sans cesse excitée parle nom de la liberté et par le souvenir des anciennes institutions, que ne peuventjamais effacer de sa mémoire ni la longueur du temps ni les bienfaits d’un nouveaumaître. Quelque précaution que l’on prenne, quelque chose que l’on fasse, si l’on nedissout point l’État, si l’on n’en disperse les habitants, on les verra, à la premièreoccasion, rappeler, invoquer leur liberté, leurs institutions perdues, et s’efforcer deles ressaisir. C’est ainsi qu’après plus de cent années d’esclavage Pise brisa lejoug des Florentins.Mais il en est bien autrement pour les pays accoutumés à vivre sous un prince. Si larace de ce prince est une fois éteinte, les habitants, déjà façonnés à l’obéissance,ne pouvant s’accorder dans le choix d’un nouveau maître, et ne sachant point vivrelibres, sont peu empressés de prendre les armes ; en sorte que le conquérant peutsans difficulté ou les gagner ou s’assurer d’eux. Dans les républiques, au contraire,il existe un principe de vie bien plus actif, une haine bien plus profonde, un désir devengeance bien plus ardent, qui ne laisse ni ne peut laisser un moment en repos lesouvenir de l’antique liberté : il ne reste alors au conquérant d’autre parti que dedétruire ces États ou de venir les habiter.Le Prince : Chapitre 6Le Prince/Chapitre 6Des principautés nouvelles acquises par les armes et par l'habileté del'acquéreurQu’on ne s’étonne point si, en parlant de principautés tout à fait nouvelles, deprinces et d’État, j’allègue de très grands exemples. Les hommes marchentpresque toujours dans des sentiers déjà battus ; presque toujours ils agissent parimitation ; mais il ne leur est guère possible de suivre bien exactement les traces de
celui qui les a précédés, ou d’égaler la vertu de celui qu’ils ont entrepris d’imiter. Ilsdoivent donc prendre pour guides et pour modèles les plus grands personnages,afin que, même en ne s’élevant pas au même degré de grandeur et de gloire, ilspuissent en reproduire au moins le parfum. Ils doivent faire comme ces archersprudents, qui, jugeant que le but proposé est au-delà de la portée de leur arc et deleurs forces, visent encore plus loin, pour que leur flèche arrive au point qu’ilsdésirent atteindre.Je dis d’abord que, pour les principautés tout à fait nouvelles, le plus ou le moins dedifficulté de s’y maintenir dépend du plus ou du moins d’habileté qui se trouve danscelui qui les a acquises : aussi peut-on croire que communément la difficulté ne doitpas être très grande. Il y a lieu de penser que celui qui, de simple particulier, s’estélevé au rang de prince, est un homme habile ou bien secondé par la fortune : surquoi j’ajouterai, que moins il devra à la fortune, mieux il saura se maintenir.D’ailleurs, un tel prince n’ayant point d’autres États, est obligé de venir vivre dansson acquisition : ce qui diminue encore la difficulté.Mais, quoi qu’il en soit, pour parler d’abord de ceux qui sont devenus princes parleur propre vertu et non par la fortune, les plus remarquables sont : Moïse, Cyrus,Romulus, Thésée, et quelques autres semblables.Que si l’on doit peu raisonner sur Moïse, parce qu’il ne fut qu’un simple exécuteurdes ordres de Dieu, il y a toujours lieu de l’admirer, ne fût-ce qu’à cause de la grâcequi le rendait digne de s’entretenir avec la Divinité. Mais en considérant les actionset la conduite, soit de Cyrus, soit des autres conquérants et fondateurs deroyaumes, on les admirera également tous, et on trouvera une grande conformitéentre eux et Moïse, bien que ce dernier eût été conduit par un si grand maître.On verra d’abord que tout ce qu’ils durent à la fortune, ce fut l’occasion qui leurfournit une matière à laquelle ils purent donner la forme qu’ils jugèrent convenable.Sans cette occasion, les grandes qualités de leur âme seraient demeuréesinutiles ; mais aussi, sans ces grandes qualités, l’occasion se serait vainementprésentée. Il fallut que Moïse trouvât les Israélites esclaves et opprimés en Égypte,pour que le désir de sortir de l’esclavage les déterminât à le suivre. Pour queRomulus devînt le fondateur et le roi de Rome, il fallut qu’il fût mis hors d’Albe etexposé aussitôt après sa naissance. Cyrus eut besoin de trouver les Persesmécontents de la domination des Mèdes, et les Mèdes amollis et efféminés par lesdélices d’une longue paix. Enfin Thésée n’aurait point fait éclater sa valeur, si lesAthéniens n’avaient pas été dispersés. Le bonheur de ces grands hommes naquitdonc des occasions ; mais ce fut par leur habileté qu’ils surent les connaître et lesmettre à profit pour la grande prospérité et la gloire de leur patrie. Ceux qui, commeeux, et par les mêmes moyens, deviendront princes, n’acquerront leur principautéqu’avec beaucoup de difficultés, mais ils la maintiendront aisément.En cela, leurs difficultés viendront surtout des nouvelles institutions, des nouvellesformes qu’ils seront obligés d’introduire pour fonder leur gouvernement et pour leursûreté ; et l’on doit remarquer qu’en effet il n’y a point d’entreprise plus difficile àconduire, plus incertaine quant au succès, et plus dangereuse que celle d’introduirede nouvelles institutions. Celui qui s’y engage a pour ennemis tous ceux quiprofitaient des institutions anciennes, et il ne trouve que de tièdes défenseurs dansceux pour qui les nouvelles seraient utiles. Cette tiédeur, au reste, leur vient de deuxcauses : la première est la peur qu’ils ont de leurs adversaires, lesquels ont en leurfaveur les lois existantes ; la seconde est l’incrédulité commune à tous les hommes,qui ne veulent croire à la bonté des choses nouvelles que lorsqu’ils en ont été bienconvaincus par l’expérience. De là vient aussi que si ceux qui sont ennemis trouventl’occasion d’attaquer, ils le font avec toute la chaleur de l’esprit de parti, et que lesautres se défendent avec froideur, en sorte qu’il y a du danger à combattre avec.xueAfin de bien raisonner sur ce sujet, il faut considérer si les innovateurs sontpuissants par eux-mêmes, ou s’ils dépendent d’autrui, c’est-à-dire si, pour conduireleur entreprise, ils en sont réduits à prier, ou s’ils ont les moyens de contraindre.Dans le premier cas, il leur arrive toujours malheur, et ils ne viennent à bout de rien ;mais dans le second, au contraire, c’est-à-dire quand ils ne dépendent que d’eux-mêmes, et qu’ils sont en état de forcer, ils courent bien rarement le risque desuccomber. C’est pour cela qu’on a vu réussir tous les prophètes armés, et finirmalheureusement ceux qui étaient désarmés. Sur quoi l’on doit ajouter que lespeuples sont naturellement inconstants, et que, s’il est aisé de leur persuaderquelque chose, il est difficile de les affermir dans cette persuasion : il faut donc queles choses soient disposées de manière que, lorsqu’ils ne croient plus, on puisseles faire croire par force.
Certainement Moïse, Cyrus, Thésée et Romulus n’auraient pu faire longtempsgarder leurs institutions, s’ils avaient été désarmés ; et ils auraient eu le sort qu’aéprouvé de nos jours le frère Jérôme Savonarola, dont toutes les institutionspérirent aussitôt que le grand nombre eut commencé de ne plus croire en lui,attendu qu’il n’avait pas le moyen d’affermir dans leur croyance ceux qui croyaientencore, ni de forcer les mécréants à croire.Toutefois, répétons que les grands hommes tels que ceux dont il s’agit rencontrentd’extrêmes difficultés ; que tous les dangers sont sur leur route ; que c’est là qu’ilsont à les surmonter ; et que lorsqu’une fois ils ont traversé ces obstacles, qu’ils ontcommencé à être en vénération, et qu’ils se sont délivrés de ceux de même rangqui leur portaient envie, ils demeurent puissants, tranquilles, honorés et heureux.À ces grands exemples que j’ai cités, j’en veux joindre quelque autre d’un ordreinférieur, mais qui ne soit point trop disproportionné ; et j’en choisis un seul quisuffira : c’est celui de Hiéron de Syracuse. Simple particulier, il devint prince de sapatrie, sans rien devoir de plus à la fortune que la seule occasion. En effet, lesSyracusains opprimés l’élurent pour leur général, et ce fut par ses services en cettequalité qu’il mérita d’être encore élevé au pouvoir suprême. D’ailleurs, dans sonpremier état de citoyen, il avait montré tant de vertus, qu’il a été dit de lui que pourbien régner il ne lui manquait que d’avoir un royaume. Au surplus, Hiéron détruisitl’ancienne milice et en établit une nouvelle ; il abandonna les anciennes alliancespour en contracter d’autres. Ayant alors et des soldats et des alliés entièrement àlui, il put, sur de pareils fondements, élever l’édifice qu’il voulut ; de sorte que, s’iln’acquit qu’avec beaucoup de peine, il n’en trouva point à conserver.Le Prince : Chapitre 7Le Prince/Chapitre 7Des principautés nouvelles qu’on acquiert par les armes d’autrui et par lafortuneCeux qui, de simples particuliers, deviennent princes par la seule faveur de lafortune, le deviennent avec peu de peine ; mais ils en ont beaucoup à se maintenir.Aucune difficulté ne les arrête dans leur chemin : ils y volent ; mais elles se montrentlorsqu’ils sont arrivés.Tels sont ceux à qui un État est concédé, soit moyennant une somme d’argent, soitpar le bon plaisir du concédant. C’est ainsi qu’une foule de concessions eurent lieudans l’Ionie et sur les bords de l’Hellespont, où Darius établit divers princes, afinqu’ils gouvernassent ces États pour sa sûreté et pour sa gloire. C’est encore ainsique furent créés ceux des empereurs qui, du rang de simples citoyens, furentélevés à l’empire par la corruption des soldats. L’existence de tels princes dépendentièrement de deux choses très incertaines, très variables : de la volonté et de lafortune de ceux qui les ont créés ; et ils ne savent ni ne peuvent se maintenir dansleur élévation. Ils ne le savent, parce qu’à moins, qu’un homme ne soit doué d’ungrand esprit et d’une grande valeur, il est peu probable qu’ayant toujours vécusimple particulier, il sache commander ; ils ne le peuvent parce qu’ils n’ont point deforces qui leur soient attachées et fidèles.De plus, des États subitement formés sont comme toutes les choses qui, dansl’ordre de la nature, naissent et croissent trop promptement : ils ne peuvent avoirdes racines assez profondes et des adhérences assez fortes pour que le premierorage ne les renverse point ; à moins, comme je viens de le dire, que ceux qui ensont devenus princes n’aient assez d’habileté pour savoir se préparer sur-le-champà conserver ce que la fortune a mis dans leurs mains, et pour fonder, aprèsl’élévation de leur puissance, les bases qui auraient dû être établies auparavant.Relativement à ces deux manières de devenir prince, c’est-à-dire par habileté oupar fortune, je veux alléguer deux exemples qui vivent encore dans la mémoire deshommes de nos jours : ce sont ceux de Francesco Sforza et de César Borgia.Francesco Sforza, par une grande valeur et par le seul emploi des moyensconvenables, devint, de simple particulier, duc de Milan ; et ce qui lui avait coûté
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