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Harmonies Économiques
Frédéric Bastiat
1848-1850
Sommaire
1 À la jeunesse française
[2]2 I. Organisation naturelle, organisation artificielle
[4]3 II. Besoins, Efforts, Satisfactions
4 III. Des Besoins de l’homme
5 IV. Échange
6 V. De la Valeur
7 VI. Richesse
8 VII. Capital
9 VIII. Propriété, Communauté
10 IX. Propriété foncière
11 X. Concurrence
12 Conclusion de la première édition
13 XI. Producteur, Consommateur
14 XII. Les deux Devises
[30]15 XIII. De la Rente
16 XIV. Des Salaires
17 XV. De l’Épargne
18 XVI. De la Population
19 XVII. Services privés, service public
20 XVIII. Causes perturbatrices
21 XIX. Guerre
22 XX. Responsabilité
23 XXI. Solidarité
24 XXII. Moteur social
25 XXIII. Le Mal
26 XXIV. Perfectibilité
27 XXV. Rapports de l’économie politique avec la morale, avec la politique,
[64]avec la législation, avec la religion
À la jeunesse française
Amour de l’étude, besoin de croyances, esprit dégagé de préventions invétérées,
cœur libre de haine, zèle de propagande, ardentes sympathies, désintéressement,
dévouement, bonne foi, enthousiasme de tout ce qui est bon, beau, simple, grand,
honnête, religieux, tels sont les précieux attributs de la jeunesse. C’est pourquoi je
lui dédie ce livre. C’est une semence qui n’a pas en elle le principe de vie, si elle ne
germe pas sur le sol généreux auquel je la confie.
J’aurais voulu vous offrir un tableau, je ne vous livre qu’une ébauche ; pardonnez-
moi : qui peut achever une œuvre de quelque importance en ce temps-ci ? Voici
l’esquisse. En la voyant, puisse l’un d’entre vous s’écrier comme le grand artiste :
Anch’io son pittore ! et, saisissant le pinceau, jeter sur cette toile informe la couleur
et la chair, l’ombre et la lumière, le sentiment et la vie.
Jeunes gens, vous trouverez le titre de ce livre bien ambitieux. Harmonies
économiques ! Aurais-je eu la prétention de révéler le plan de la Providence dans
l’ordre social, et le mécanisme de toutes les forces dont elle a pourvu l’humanité
pour la réalisation du progrès ?Non, certes ; mais je voudrais vous mettre sur la voie de cette vérité : Tous les
intérêts légitimes sont harmoniques. C’est l’idée dominante de cet écrit, et il est
impossible d’en méconnaitre l’importance.
Il a pu être de mode, pendant un temps, de rire de ce qu’on appelle le problème
social ; et, il faut le dire, quelques-unes des solutions proposées ne justifiaient que
trop cette hilarité railleuse. Mais, quant au problème lui-même, il n’a certes rien de
risible ; c’est l’ombre de Banquo au banquet de Macbeth, seulement ce n’est pas
une ombre muette, et, d’une voix formidable, elle crie à la société épouvantée : Une
solution ou la mort !
Or cette solution, vous le comprendrez aisément, doit être toute différente selon que
les intérêts sont naturellement harmoniques ou antagoniques.
Dans le premier cas, il faut la demander à la Liberté ; dans le second, à la
Contrainte. Dans l’un, il suffit de ne pas contrarier ; dans l’autre, il faut
nécessairement contrarier.
Mais la Liberté n’a qu’une forme. Quand on est bien convaincu que chacune des
molécules qui composent un liquide porte en elle-même la force d’où résulte le
niveau général, on en conclut qu’il n’y a pas de moyen plus simple et plus sûr pour
obtenir ce niveau que de ne pas s’en mêler. Tous ceux donc qui adopteront ce point
de départ : Les intérêts sont harmoniques, seront aussi d’accord sur la solution
pratique du problème social : s’abstenir de contrarier et de déplacer les intérêts.
La Contrainte peut se manifester, au contraire, par des formes et selon des vues en
nombre infini. Les écoles qui partent de cette donnée : Les intérêts sont
antagoniques, n’ont donc encore rien fait pour la solution du problème, si ce n’est
qu’elles ont exclu la Liberté. Il leur reste encore à c hercher, parmi les formes
infinies de la Contrainte, quelle est la bonne, si tant est qu’une le soit. Et puis, pour
dernière difficulté, il leur restera à faire accepter universellement par des hommes,
par des agents libres, cette forme préférée de la Contrainte.
Mais, dans cette hypothèse, si les intérêts humains sont poussés par leur nature
vers un choc fatal, si ce choc ne peut être évité que par l’invention contingente d’un
ordre social artificiel, le sort de l’Humanité est bien chanceux, et l’on se demande
avec effroi :
1° Se rencontrera-t-il un homme qui trouve une forme satisfaisante de la
Contrainte ?
2° Cet homme ramènera-t-il à son idée les écoles innombrables qui auront conçu
des formes différentes ?
3° L’Humanité se laissera-t-elle plier à cette forme, laquelle, selon l’hypothèse,
contrariera tous les intérêts individuels ?
4° En admettant que l’Humanité se laisse affubler de ce vêtement, qu’arrivera-t-il, si
un nouvel inventeur se présente avec un vêtement plus perfectionné ? Devra-t-elle
persévérer dans une mauvaise organisation, la sachant mauvaise ; ou se résoudre
à changer tous les matins d’organisation, selon les caprices de la mode et la
fécondité des inventeurs ?
5° Tous les inventeurs, dont le plan aura été rejeté, ne s’uniront-ils pas contre le plan
préféré, avec d’autant plus de chances de troubler la société que ce plan, par sa
nature et son but, froisse tous les intérêts ?
6° Et, en définitive, y a-t-il une force humaine capable de vaincre un antagonisme
qu’on suppose être l’essence même des forces humaines ?
Je pourrais multiplier indéfiniment ces questions et proposer, par exemple, cette
difficulté :
Si l’intérêt individuel est opposé à l’intérêt général, où placerez-vous le principe
d’action de la Contrainte ? Où sera le point d’appui ? Sera-ce en dehors de
l’humanité ? Il le faudrait pour échapper aux conséquences de votre loi. Car, si vous
confiez l’arbitraire à des hommes, prouvez donc que ces hommes sont pétris d’un
autre limon que nous ; qu’ils ne seront pas mus aussi par le fatal principe de
l’intérêt, et que, placés dans une situation qui exclut l’idée de tout frein, de toute
résistance efficace, leur esprit sera exempt d’erreurs, leurs mains de rapacité et
leur cœur de convoitise.
Ce qui sépare radicalement les diverses écoles socialistes (j’entends ici celles quicherchent dans une organisation artificielle la solution du problème social) de
l’École économiste, ce n’est pas telle ou telle vue de détail, telle ou telle
combinaison gouvernementale ; c’est le point de départ, c’est cette question
préliminaire et dominante : Les intérêts humains, laissés à eux-mêmes, sont-ils
harmoniques ou antagoniques ?
Il est clair que les socialistes n’ont pu se mettre en quête d’une organisation
artificielle que parce qu’ils ont jugé l’organisation naturelle mauvaise ou
insuffisante ; et ils n’ont jugé celle-ci insuffisante et mauvaise que parce qu’ils ont
cru voir dans les intérêts un antagonisme radical, car sans cela ils n’auraient pas eu
recours à la Contrainte. Il n’est pas nécessaire de contraindre à l’harmonie ce qui
est harmonique de soi.
Aussi ils ont vu l’antagonisme partout :
Entre le propriétaire et le prolétaire,
Entre le capital et le travail,
Entre le peuple et la bourgeoisie,
Entre l’agriculture et la fabrique,
Entre le campagnard et le citadin,
Entre le regnicole et l’étranger,
Entre le producteur et le consommateur,
Entre la civilisation et l’organisation,
Et, pour tout dire en un mot :
Entre la Liberté et l’Harmonie.
Et ceci explique comment il se fait qu’encore qu’une sorte de philanthropie
sentimentaliste habite leur cœur, la haine découle de leurs lèvres. Chacun d’eux
réserve tout son amour pour la société qu’il a rêvée ; mais, quant à celle où il nous a
été donné de vivre, elle ne saurait s’écrouler trop tôt à leur gré, afin que sur ses
débris s’élève la Jérusalem nouvelle.